Le régime khmer rouge, entre terreur et oubli

Le 17 avril 1975, Phnom Penh tombait aux mains des troupes d’opposition communistes, les Khmers rouges, à l’issue de quatre années de guerre civile. L’extension du conflit vietnamien sur le territoire cambodgien avait en effet plongé le pays dans le chaos en opposant les troupes gouvernementales de la République khmère soutenues et armées par les États-Unis aux troupes Viêt-Cong installées au Cambodge depuis 1966 ainsi qu’aux troupes communistes cambodgiennes formées et soutenues par les Nord-Vietnamiens.

Ce 17 avril marquait le début d’un régime marxiste-léniniste dont l’objectif était d’instaurer une société nouvelle au Cambodge, débarrassée des scories de l’impérialisme américain, des valeurs bourgeoises et occidentales entretenues par le Prince Norodom Sihanouk. En fait de société nouvelle, ce totalitarisme communiste porté par un groupe d’hommes formés pour certains à l’idéologie marxiste durant leurs séjours universitaires parisiens, dont Saloth Sar (Pol Pot), Ieng Sary ou Khieu Samphan, transforma le pays en un vaste camp de travail durant trois ans, huit mois et vingt et un jours. La population fut plongée dans une terreur permanente : les déportations, les mises au travail forcé, les exécutions, les famines conduisirent à la mort deux millions de Cambodgiens.

Concombres amers, p. 105 : Séra, concombres amers

La culture du secret qui entourait les leaders du régime se retrouvait à tous les niveaux de l’Angkar, l’organisation révolutionnaire khmère rouge, de l’invisibilité des exécutions, à l’absence de funérailles transformant les hommes et les femmes disparus en âmes errantes. Ce crime de masse ne laissa pas de traces dans l’espace public, pas de constructions durables ni de signes tangibles, à l’exception du centre de torture S21, Tuol Sleng à Phnom Penh, symbole de l’obsession des dirigeants khmers rouges pour l’aveu. Une autre caractéristique de ce régime fut le peu d’images à l’exception des photos prises par les tortionnaires eux-mêmes des prisonniers du centre de torture, équivalent à une absence de traces également. La disparition des victimes conjuguée avec l’effacement des mécanismes du crime de masse contribuèrent à invibiliser le génocide.

L’attitude de la communauté internationale elle-même favorisa l’absence de reconnaissance du calvaire du peuple cambodgien : ainsi, pendant le régime lui-même, alors que des voix avaient commencé à alerter sur ce qui était en train de se produire au Cambodge, dont celle du prêtre François Ponchaud[1], des journalistes et intellectuels français[2], pétris d’idéologie maoïste, continuaient jusqu’en 1977 à soutenir qu’une nouvelle société était en marche.

A cela vint s’ajouter l’invention occidentale de la notion d’auto-génocide (terme employé pour la première fois par Jean Lacouture dans un ouvrage intitulé Survive le peuple cambodgien !) pour qualifier le régime. Cette vision de crimes perpétrés entre semblables alors même que les leaders khmers rouges agissaient au nom d’une altérité radicale soit sous  la forme d’une appartenance à une ethnie (Chams, Vietnamiens) soit sous la forme de « néo-catégories répartissant les Khmers en peuple ancien et peuple nouveau[3] » pour reprendre les propos du psychiatre et anthropologue Richard Rechtman, fit peser une responsabilité très lourde sur le peuple cambodgien.

Cette attitude ambiguë de la communauté internationale, maintenant un flou sur la réalité du régime khmer rouge, se poursuivit après l’entrée des troupes vietnamiennes au Cambodge en janvier 1979 et la chute du régime polpotiste. L’ONU refusa de reconnaître les membres du gouvernement de la République populaire du Cambodge (RPK), sous tutelle vietnamienne, comme représentants officiels du pays. Elle lui préféra les anciens leaders communistes du Kampuchea démocratique au nom du principe selon lequel une armée étrangère ne peut installer de gouvernement dans un pays voisin. Enfin, l’absence de procès jusqu’en 2009[4] ne permit pas non plus de juger ces mêmes leaders, laissant les victimes et les bourreaux vivre côté à côte dans un silence total.

Toutes les conditions semblent avoir été réunies pour faire sombrer dans l’oubli ce régime de terreur et de mort. Face à cela, deux artistes posent à travers leur geste la question de la représentation de cette tragédie. Motivés par l’absolue nécessité de transmettre cette histoire et de construire une mémoire collective, Rithy Panh et Séra créent, à partir de leur traumatisme personnel, pour combler ce trou dans la mémoire. Et c’est l’usage de la source historique qui est le point commun aux deux approches artistiques, le témoignage chez le documentariste Rithy Panh tandis que ce sont les archives imprimées qui constituent le matériau pour Séra dans son travail d’auteur de bandes dessinées.

Témoignages et archives imprimées au cœur du processus mémoriel : Rithy Panh et Séra

S21 : copyright Ad Vitam

Rithy Panh : la recherche de la vérité à travers le témoignage

Le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh s’est lancé à travers ses films documentaires dans un travail d’établissement de la vérité sur le génocide. S21, la machine de mort khmère rouge (2004), enmettant face-à-face les bourreaux et les victimes, doit rendre à chacun sa juste place dans cette société meurtrie. Rithy Panh collecte ainsi les témoignages et la parole de deux rescapés, Chhum Mey et le peintre Vann Nath et de dix anciens tortionnaires. Dans son second documentaire, Duch, le maitre des forges de l’enfer (2011), Rithy Panh livre un long entretien avec le directeur du centre de torture S21 durant lequel il tente d’établir la vérité sur le régime et le rôle de Duch dans le génocide, à l’approche de son procès[5]. Dans son troisième documentaire consacré à la mémoire du régime des Khmers rouges, L’image manquante (2013), Le cinéaste encre son cinéma dans une dimension plus intime puisqu’il y raconte l’histoire de sa famille, dans la continuité de l’ouvrage qu’il avait publié en 2012 avec l’écrivain Christophe Bataille, L’élimination (Grasset, 2012), le récit de ce qu’il vécut pendant le régime. Il est question de l’histoire personnelle d’un cinéaste survivant qui dit de ce film : « il m’a fallu du temps et une certaine maturité pour trouver une forme permettant de dire je sans risquer l’impudeur, sans être pleurnichard[6]».

Au cœur du travail du réalisateur, le témoignage doit pallier l’absence de traces du régime en utilisant la confrontation avec des protagonistes du régime autour d’un dispositif que l’image animée permet : le face-à-face. Par ailleurs, Rithy Panh s’est lancé avec Leu Pannakar, ancien directeur du centre du cinéma cambodgien dans un véritable travail de mémorialiste[7] avec la création du centre Bophana à Phnom Penh en 2006 dont il a défini le rôle : « Sa mission est de rendre la mémoire patrimoniale aux Cambodgiens. Car la perte de mémoire est une atteinte à l’Histoire et contribue à un déficit de démocratie[8]». Bophana, du nom d’une des victimes du centre de torture S21, est un centre de ressources audiovisuelles dont la mission est la reconstitution de la mémoire nationale à travers la collecte des archives audiovisuelles du Cambodge, depuis les premiers films de la fin du XIXème siècle jusqu’aux films d’actualité des années 1960, en passant par les films de fiction de Norodom Sihanouk.

Phouséra Ing dit Séra : l’art et l’archive

Chez Séra, artiste protéiforme, peintre, sculpteur, graveur et dessinateur de bandes dessinées, tout le travail de création vise à comprendre ce qui a pu se passer. Qu’il s’agisse de sculpture, de peinture ou de dessin, le geste a pour objectif de faire reconnaître le génocide, lutter contre l’oubli et éveiller la jeune génération cambodgienne à cette mémoire collective. Parmi l’œuvre multiple de Séra, les albums graphiques abordent la représentation de la tragédie autour de cette question : comment donner à voir avec la bande dessinée le réel sans le travestir, tout en faisant travail de fiction ? [9]».

Concombres amers, p. 53: Séra, concombres amers

Pour y répondre, l’approche de l’artiste prend une dimension supplémentaire autour de la collecte systématique d’archives devant fournir des preuves de ce qui se passa, en l’absence de traces. Dans les remerciements qu’il adresse à la fin de l’album Concombres amers (Marabout, 2018), Séra l’exprime de la manière suivante : « Depuis mon arrivée en France en mai 1975, il n’y pas eu un seul jour où je n’ai cherché à comprendre ce qui nous était arrivé, et par-delà ce qui est arrivé au peuple khmer. Très tôt je me suis lancé à la recherche de tout ce qui avait rapport à ces évènements ».  

Cette collecte rigoureuse et systématique de l’archive, transformant l’atelier de Séra en un centre de documentation unique sur l’histoire du Cambodge est certainement la condition pour dépasser le paradigme lanzmannien de l’irreprésentable des génocides (Claude Lanzmann postulait qu’il y avait un interdit de la représentation de la Shoah par la fiction qui était, selon lui, une transgression). Ainsi, en appuyant son dessin sur une documentation très précise, ce travail à partir de l’archive agit comme un garde-fou pour aborder l’irreprésentable. L’archive devient ici un élément de preuve pour établir la vérité et comprendre. Ainsi, la trilogie de romans graphiques Impasse et rouge (Albin-Michel, 2003), l’eau et la terre (Delcourt, 2005)et Lendemains de cendres (Delcourt, 2007), à partir d’une narration centrée sur un personnage fictionnel, raconte les derniers moments de la République khmère, la vie pendant le régime et enfin la fin du régime et l’errance vers les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise. Avec Concombres amers, le récit se focalise sur l’histoire du Cambodge et aspire à rétablir la vérité sur les racines du régime khmer rouge et la période qui le précéda, la République khmère de Lon Nol. Séra propose de sortir de l’analyse communément admise d’une responsabilité exclusivement américaine liée aux bombardements dans l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir en replaçant le rôle des Nord-Vietnamiens et du Viêt-Cong dans la déstabilisation du pays. La reproduction de documents d’archives écrits et de cartes dans le récit permet de fixer les évènements, grâce à des arrêts sur images car, pour reprendre les mots de Tardi[10], « Séra sait parfaitement […] que les mots laissent la place à une zone floue où le « sacro-saint » imaginaire du lecteur risque de s’engouffrer et de l’emmener bien loin de la réalité ». Véritable œuvre d’historien-artiste, Concombres amers propose une autre manière d’écrire l’histoire à partir des méthodes de l’historien, celles de l’analyse critique et de la confrontation des sources entre elles pour approcher au plus près de la vérité historique.

 Ce cheminement de création artistique s’est accompagné pendant plusieurs années d’un travail universitaire de préparation de thèse, soutenue en décembre 2019 et intitulée « Surlendemains de cendres. Essai sur la nécessité et les limites de la représentation en art : bande dessinée, peinture et sculpture dans l’histoire récente et tragique du Cambodge », dans laquelle l’auteur théorise son processus de création et livre une réflexion passionnante sur les liens entre art et mémoire et le rapport que la société cambodgienne entretient avec la mémoire historique.

Rithy Panh et Séra, passeurs de mémoire

Rithy Panh et Séra, ces deux artistes franco-khmers sont donc, chacun à leur manière, des artistes-passeurs qui, tout en réalisant un travail d’introspection et de résilience, œuvrent à la transmission de la mémoire « car trop de gens trouvent leur compte dans nos silences coupables » pour reprendre cette phrase que Séra prononça lors de sa soutenance de thèse.

Ce travail de passeurs se situe aussi à un autre niveau, auprès des jeunes générations cambodgiennes : le centre Bophana au-delà de sa mission de conservation archivistique, poursuit un objectif pédagogique de formation des jeunes Cambodgiens à différents métiers du cinéma : réalisateurs, techniciens audiovisuels. Quant à Séra, il a entrainé dans son sillage de jeunes artistes cambodgiens grâce aux ateliers de la mémoire qu’il a animé avec le peintre Vann Nath à la fin des années 2000 et aux performances, rencontres et expositions réalisées depuis à Phnom Penh.

Le témoignage et l’archive imprimée, les sources de prédilection de l’historien, sont donc le meilleur des matériaux pour ces deux artistes qui, animés par la nécessité de transmettre cette histoire, parviennent à lutter contre le régime de l’oubli. Face au mépris des bourreaux, le silence des victimes doit cesser pour redonner sa juste place à chacun et avancer vers une société libérée de ses fantômes.

Remerciements : Je remercie chaleureusement Séra de m’avoir ouvert son « atelier-bibliothèque » et permis l’accès à des archives rares et uniques pour certaines.


[1] François Ponchaud est un prêtre catholique de la société des missions étrangères de Paris (MEP), affecté au Cambodge à partir de 1965. 

[2] BAYARD Pierre, « Du déni au dessillement. La presse française de gauche devant le génocide cambodgien », in BAYARD Pierre, PHAY-VAKALIS Soko, Cambodge, génocide effacé. Nantes, Editions nouvelles Cécile Defaut, 2013, p.102.

[3] RECHTMAN Richard, « Altérite suspecte et identité coupable dans la diaspora cambodgienne », inBENBASSA, Esther, ATTIAS Jean-Christophe. La haine de soi : difficiles identités. Bruxelles, Editions complexe, (Interventions), 2000, p .174.

[4] BIGAUD Magali, « Perception par la presse française des procès des responsables Khmers rouges. 1998-2015 », Mémoire de master Histoire des relations internationales et interculturelles (HRII), Université de Rennes 2, 2015-2016, non publié.

[5] Duch a été condamné en appel à la perpétuité en février 2012 par le tribunal chargé de juger les responsables du régime khmer rouge, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC).

[6] EKCHAJKER, François. Les âmes d’argiles, Télérama, 05/10/2013.

[7] Expression utilisée par Laure Adler. « Rithy Panh – Entretien avec Laure Adler » – Documentaire radiophonique diffusé dans l’émission « Hors-Champs », France Inter, 05/03/2015.

[8] PSENNY, Daniel. Le Cambodge remonte le film. Le Monde, 05/10/2013.

[9] Phouséra Ing, Surlendemains de cendres. Résumé de thèse, https://www.mavi-sorbonne.org

[10] Tardi, « Préface », in Séra, Concombres amers : les racines d’une tragédie, Cambodge, 1967-1975, Marabout, 2018.

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Enseignante à l'Inspe de Bretagne et doctorante en histoire contemporaine, à l'université de Rennes 2. Sa thèse porte sur « Les relations de coopération entre la France et le Cambodge de 1953 à 1970 ».

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