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Photo : Mark Bowyer

A propos du roman d’Anna Moï, Le Venin du Papillon (Gallimard, 2017)

Ce n’est un secret pour personne, Saïgon disparaît. Elle laisse la place à une autre ville, probablement celle qui a pris le nom de l’oncle de la nation depuis 1975. Certains se désolent de la valse des bulldozers, des grues et des engins de démolition. Ils avaient par exemple tenté de se mobiliser contre la destruction de l’emblématique Tax Center, le bâtiment des grands magasins Charner de l’Indochine, inauguré en 1924. En vain. Mais après tout, les autorités vietnamiennes ne sont-elles pas souveraines dans la conception de leur futur ? Toutes les villes changent un jour de visage et le problème est peut-être ailleurs. Il va au-delà de la question du bâti et de l’espace public : la modernité qui est proposée, vertigineuse, faussement inspirée de Shanghai ou de Singapour, a les contours flous. C’est toute une culture urbaine, un mode de vie, qui est en train de mourir à petit feu, sans qu’aucun effort public de sauvegarde de cette mémoire ne soit fait. La campagne de « nettoyage » des trottoirs voulue par le comité populaire (la mairie), soit la chasse parfois violente aux vendeurs ambulants du centre-ville, en avait été, malgré son échec, un exemple édifiant.

Anna Moï, écrivain française originaire de « l’ancien Sud-Vietnam », comme son éditeur la présente sur la quatrième de couverture, a réussi dans son dernier roman une forme d’archéologie de cette Saïgon engloutie. Bien sûr, il y a certains passages obligés, pour un livre dont l’action se déroule dans cette ville pendant la guerre : les minauderies rue « Tu Do » (l’ancienne rue Catinat, désormais Dong Khoi), les hôtels Continental et Caravelle, le passage Eden, le cercle sportif et sa piscine, le jardin botanique… Mais on croise également au fil des pages une Saïgon plus vivante encore : les prêteurs sur gage indiens qui font leurs affaires devant les temples hindous du premier arrondissement, les gangs, les chefs des sectes politico-militaires qui avaient pris possession de la nuit. On va même jusqu’à entendre les échos de Cho Lon, le quartier chinois, et à sentir la vie qui en émanait. Mae, la mère de Xuân, le personnage principal, une adolescente scolarisée au lycée français, doit trouver de nouveaux moyens de subsistance après l’éviction de l’armée de son lieutenant-colonel de mari. Ce sera l’élevage de volailles : « L’élevage de cailles, une vogue lancée depuis le faubourg chinois, est en train d’envahir les basses-cours urbaines et de coloniser toute la ville. » [p.38]

La littérature peut servir à inventer une ville, comme Balzac avait inventé Paris et Andreï Biély, Saint-Pétersbourg. Elle peut également faire revivre les souvenirs du coin d’une rue, d’une porte cochère, d’une impasse ; faire coïncider topographie et typographie.

Un ami vietnamien, dont la famille était jugée comme « fantoche » pour avoir occupé des postes à responsabilité dans la République d’avant 1975, me confiait un jour avoir l’impression de faire face à un trou noir, à un mur de secrets, lorsqu’il essayait de retrouver par les livres l’atmosphère de la ville dans laquelle avaient vécu ses parents et ses grands-parents. La censure littéraire et le discours officiel ont réussi ou presque à effacer, en langue vietnamienne, 20 années de la mémoire d’une ville, entre 1955 et 1975. L’effort de l’auteur est donc précieux, il ajoute une pierre à l’édifice littéraire commencé notamment par Philippe Franchini, avec son Continental Saïgon, récemment réédité. Le Venin du Papillon est un roman à ambiance, où l’on touche du doigt la liberté décadente et la proximité de la mort lovées dans ces années. L’intrigue, le bourgeonnement de la jeune Xuân, ses premiers amours, son amitié avec les enfants d’un Don Juan corse, peut paraître secondaire, mais elle est portée par un style travaillé et une vraie recherche dans le choix des mots.

On avait fait connaissance avec Xuân à travers une très belle scène : elle assiste, enfant, à l’immolation par le feu d’un bonze en pleine rue (on devine qu’il s’agit du vénérable Thich Quang Duc en juin 1963), et constate que la chaleur fait faire des bulles au goudron. L’Histoire avec un grand H, même si le nom du pays n’est jamais prononcé, est bien présente en toile de fond. Diêm, Nhu et la première belle-sœur, les généraux, les GI, les coups de l’artillerie à l’orée de la ville… Tout cela sert de décor, jusqu’à ce que le dénouement final de la guerre, le 30 avril 1975, se dessine plus nettement. Ba, le père de Xuân, militaire désavoué de l’armée républicaine, parle avec son frère :

« Je sens que je vais devenir communiste.

  • Chut ! Ne dis pas de bêtises. Il y a des enfants.
  • Mais est-ce que c’est légal ? Je veux dire, de prendre la terre aux propriétaires et de la nationaliser pour la donner aux autres ?
  • S’ils gagnent, ce sera légal. Tout est légal quand on a gagné une guerre. » [p.228]

Oui, tout est légal quand on a gagné une guerre. Y compris faire disparaître une ville en quarante et quelques années, pour la remplacer par une autre.

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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