François Pierre Vidcoq, sous officier de marine et commis aux vivres à Saigon, de 1910 à 1914

Peut-on imaginer quelque chose de plus typiquement vietnamien que le Phở, cette soupe délicieuse que nos amis cuisinent si savamment pour le plaisir de nos palais ? Avec les tambours de bronze, le monocorde et le Kim Vân Kiều c’est, sans aucun doute, un des apports essentiels du Việt Nam à la civilisation. À tel titre que les discussions sur les mérites des diverses variétés de Phở est un exercice que les grands écrivains vietnamiens pratiquent avec autant de délectation que les discussions sur les plus beaux vers de Nguyễn Trãi, Nguyễn Bỉnh Khiêm, Hồ Xuân Hương, Nguyễn Du ou Xuan Diệu.

Ainsi, dans Cát bụi chân ai (Des traces de pas dans la poussière) Tô Hoài nous narre par le menu, si l’on peut dire, la querelle qui opposa Nguyễn Tuân et Thạch Lam : « Le plaisir de la table pour Nguyễn Tuân ne consistait pas dans des plats somptueux, mais dans ceux de son goût, d’après ses propres critères. Son récit, Le Phở le fit considérer comme l’un des meilleurs connaisseurs de cette gourmandise. Peu de gens savent que Nguyễn Tuân ne mangeait qu’une seule variété de Phở, préparé avec du bœuf bien cuit. Il ne touchait de ses baguettes aucun autre Phở. Du bœuf bien cuit, avec ou sans graisse, les nouilles bien préparées qui ne devaient pas être molles, ni coupées à l’avance et à la machine comme on le faisait à Saigon… Prendre des nouilles, puis couper en tranche la viande, disposer de l’oignon vert et du poivre – pas de piment frais, même s’il l’aimait bien fort… Manger très vite, le bouillon brûlant pour sentir tout le goût du Phở, c’est un plaisir. Pas d’oignon, ni de panicaut, ni de basilic, pas de nước mắm, ni de vinaigre pimenté, ni de sauce de piment, pas de graisse, pas de glutamate, l’essentiel c’est de jouir de la finesse du bouillon préparé avec l’os. Dans son recueil de récits Hanoï des trente six rues, Thạch Lam louait le Phở d’un marchand qui s’installait à côté de l’arbre dans la cour de l’Hôpital Phủ Doãn. Dans le bol de Phở étaient ajoutées quelques gouttes d’essence de bélostome. Dans toute la ville, il n’y avait qu’un seul marchand qui faisait ce Phở de bélostome. Nguyễn Tuân se moquait souvent de Thạch Lam : « Le thé vert qui brûle les lèvres, la pâte de soja tellement sucrée qui brûle la gorge, maintenant c’est encore le Phở au bélostome, les plaisirs du fumeur invétéré qui vient de poser le tuyau de sa pipe sont vraiment un sujet à écrire »[1]

Quoi de plus vietnamien, donc que le Phở ! Et bien non ! Il faut se replonger dans le contexte de la colonisation française pour rétablir la vérité. Quoiqu’il en coûte à la fierté nationale, le Phở est l’un des fruits de la colonisation, le résultat d’une collaboration, certes sous contrainte, entre les colonisateurs et les colonisées, ou, plus exactement, entre un colonisateur et une colonisée. Je ne puis vous le celer plus longtemps, c’est mon grand-père maternel François-Pierre Vidcoq, sous-officier de marine et commis aux vivres à Saigon, de 1910 à 1914, et sa compagne, la belle Bích Vân, qui ont inventé le Phở. C’est lui-même qui m’a narré cette histoire, loin des oreilles de sa « Bà Đam », ma grand-mère, et je vais essayer de transmettre fidèlement ses paroles.  Le nom même de ce régal, comme vous le comprendrez aisément, dans les lignes qui suivent, n’est d’ailleurs que la transcription phonétique, en vietnamien, du très français « pot au feu ».

Or donc, François-Pierre, une fois installé à Saigon, ne tarda pas à être piqué par l’aiguillon du désir. Même sous la chaleur des tropiques, il faut bien que le corps exulte, que le ménage soit assuré et que la cuisine se fasse ! François-Pierre s’installa donc dans sa « cagna » avec sa « congaï ». [2] Quelques mois passèrent, dans un bonheur relatif : François-Pierre n’était pas méchant homme, il n’insultait pas sa compagne pour prouver sa supériorité d’homme blanc, ne la frappait pas pour se calmer les nerfs, Bích Vân était aux petits soins pour son Tây qui la laissait sortir avec ses amies et dont les exigences sexuelles n’allaient pas au-delà de l’étreinte hebdomadaire nécessaire à l’apaisement bourgeois des sens.

Puis, brusquement, François-Pierre fut saisi par le mal du pays. Il devint sombre, irritable et gueulard. Quand il n’injuriait pas Bích Vân, avant de la rosser copieusement pour des prétextes futiles, le nez dans l’absinthe, il cherchait vainement à fixer la ligne bleue des Vosges, ce qui, en Cochinchine, est un exercice irrémédiablement voué à l’échec. Dans sa soûlographie et dans ses rêves d’ivrogne une phrase revenait constamment : « Du pot au feu, je veux du pot au feu, si seulement j’avais du pot au feu ! ».  « Phở ! Phở ! Phở : » comprenait la pauvre Bích Vân et elle ne savait que faire.  Une de ses amies, employée dans la famille d’un haut fonctionnaire de l’administration civile, qui avait amené avec lui en Indochine, luxe inconcevable, une cuisinière française lui révéla le pot aux roses de ce « pot au feu » dont l’absence faisait tant souffrir son pauvre marsouin, n’était qu’une soupe et, les soupes, ça, elle savait faire. Mais encore fallait-il connaître la recette ? Bích Vân écorchait le français, François Pierre ne connaissait pas plus de vingt mots vietnamiens. Enfin avec l’aide d’un jeune chrétien annamite qui maîtrisait la langue de Voltaire, que les missionnaires lui avaient d’ailleurs formellement interdit de lire, Bích Vân put mesurer l’ampleur de la tâche. Ni les ingrédients, ni les manières de cuire, ni l’ordonnance et le mélange des saveurs ne correspondaient au génie de la cuisine vietnamienne, d’autant plus que François-Pierre désirait qu’elle réalise la copie conforme de l’incomparable pot au feu de sa mère. Enfin, après bien des essais, des échecs, des disputes, des marmites de soupe jetées au ruisseau, Bích Vân parvint à un résultat acceptable pour François-Pierre.  Bien sûr, le Phở de Bích Vân différait sensiblement du pot au feu du pays natal, mais comme le dit le proverbe français « Faute de grives on mange des merles ! ». Ce qu’on pourrait traduire en vietnamien par « Không có cơm phải ăn cháo ! » (Faute de riz, on mange de la bouillie).

Aux saveurs fades mais tranchées de la cuisine normande Bích Vân avait substitué les odeurs mêlées et subtiles des herbes du Vietnam.  Ce plat nouveau les régala d’abord tous deux, puis vinrent les amis et les amis des amis. Tous les marins qui ont fréquenté le dépôt aux vivres du port de Saigon, à la veille de la première guerre mondiale vous parleront, avec des élans lyriques de la soupe de la belle Bích Vân, la compagne de François-Pierre Vidcoq.  Mon grand-père repartit en Normandie en laissant un petit pécule à Bích Vân. Elle pût donc revenir à Hanoi où elle était née et ouvrit un restaurant qui devint bientôt le lieu d’élection des gourmands de Hanoi, qui sont nombreux et bavards. Sa réputation et celle du Phở fût bientôt faite. Quand mon grand-père mourut ma grand-mère découvrit, autour de son cou, un petit sachet de soie qui contenait la photo d’une jeune annamite en costume traditionnel et des herbes odoriférantes. Elle pleura toute la nuit et enterra mon grand-père avec le talisman. C’est ainsi que s’achève l’histoire de la belle Bích Vân, de François-Pierre et du Phở. Peut-être est-elle vraie, peut-être est-elle inventée ? Qu’importe, si elle vous a plu et si elle revient à votre mémoire quand pénètre dans vos narines la chaleur odorante d’un grand bol de Phở.


[1] La traduction de ce passage de Cát bụi chân ai est due à Nguyễn Thị Phương  Ngọc .

[2] Congai et cagna sont la francisation coloniale des mots vietnamiens con gái (fille, jeune fille) et cái nhà (maison) . Il existe par dérivation, un terme très péjoratif et très représentatif des préjugés coloniaux  « encongayé », qui désigne  un français vivant avec une vietnamienne,

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Alain Guillemin, sociologue et historien, a publié plusieurs articles sur la littérature vietnamienne francophone dans différentes anthologies et ouvrages collectifs.

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