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Jeune fille modèle, par Grace Ly, Fayard, 2018

« Geishas, Roi des Singes, empereurs cruels… »

par Henri Copin, mars 2019

La scène est au Centre culturel taïwanais de la rue Dunois, Paris 13ème, un « local souterrain qui sent la chaussette ». Pourquoi taïwanais ? Parce qu’à l’époque du premier roman de Grace Ly, Jeune fille modèle, Taïwan est « le premier dragon dressé contre la dictature du continent ». La Chine (ainsi désignée) n’est encore ni l’usine du monde, ni l’une de ses premières économies.

Et puis il y a l’accent taïwanais, réputé « chic et authentique ». C’est pour lui que les élèves – implantés à Paris d’origine asiatique, plus quelques Français – se pressent au cours de Wu Lao Shi. Elle leur apprend à dire en mandarin « allez-vous à la course de bateaux-dragons ? ». Jeunes asiatiques issues de familles chinoises, « deuxième génération » comme on dit, c’est à dire nés en France après l’arrivée de leurs parents, ces élèves doivent apprendre leur chinois « maternel », peu ou mal connu, tout en aidant à préparer les fêtes traditionnelles, comme la Fête du Printemps, avec fleurs de lotus en tissu, lanternes en papier coloré, et danses où elles doivent « incarner la queue du dragon qui s’éveille »…

Chi Chi, l’héroïne du roman, et ses copines, y vont à reculons. Mais Corentin, seul élève sans origine asiatique connue, y pratique allègrement son mandarin et sa connaissance experte des variétés de pâtes chinoises. Comme tous les convertis, souligne Grace Ly, il est radical.  Entendez, plus chinois que les Chinois… « D ‘où viens-tu ? demande-t-il à Chi Chi. –  Du Treizième – Mais d’où vraiment ? – Je suis née Boulevard de l’Hôpital » ? Dommage ! car lui, il aimerait mieux l’entendre évoquer des contrées inconnues, en racontant des histoires « de geishas, de Roi des Singes et d’empereurs cruels ».

C’est qu’au cœur de Jeune fille modèle se tapit un énorme malentendu. Chi Chi a tout d’une asiatique, en apparence mais elle est, et surtout elle se sent pure ado parisienne. Or les Parisiens, eux, voudraient qu’elle fût conforme à l’image qu’ils rêvent. Ainsi la mère de Corentin : elle arrive à la fête de Printemps vêtue en Chinoise, mains jointes pour les saluer comme des bonzes, expliquant combien elle aime leur culture, « surtout les « vapeurs » dans les paniers en bambou… ». Et ainsi de suite. Le prof de Chi Chi s’étonne de ses mauvais résultats en maths, s’attendant à ce qu’elle « ait des facilités en cette matière », et pourquoi pas, pense-t-elle, pour « faire tourner des assiettes sur des baguettes, ou ping pong les yeux bandés »…

L’apport particulier de Grace Ly comme romancière est d’incarner dans son personnage de Chi Chi cette posture particulière de l’interculturalité qui est d’avoir le derrière entre deux cultures, celle dont on vient (trop) visiblement, et celle à laquelle la vie quotidienne vous rattache tout naturellement. Elle donne à Chi Chi le langage, les occupations, les étonnements, et surtout la causticité d’une ado, plus intéressée par les flippers, les garçons, les Perfecto et les sitcoms ou les sacs Eastpak, tous ces marqueurs d’identité si précieux pour signifier à quel groupe on appartient. Ce n’est pas un problème d’intégration, comme peuvent en éprouver de nouveaux arrivants, pressés de prendre place dans une nouvelle communauté. C’est plutôt le problème de sa propre identité face au regard des autres.

Car Chi Chi doit aussi devenir elle-même dans sa propre famille, comme le jour où elle décide qu’elle ne sera ni sa mère (avec son « non sourire » poli), ni son Oncle Deux (qui s’excuse au volant de son taxi), ni sa Tata Meng (qui surjoue la Chinoise pour vendre plus de canards), ni aucune des personnes de cette famille, dont elle va découvrir qu’ils ont une histoire inconnue et complexe, liée au Cambodge. Chaque membre de cette famille exhibe d’ailleurs sa propre vision de sa culture d’origine, et des Français chez qui elle vit désormais. C’est comme un kaléidoscope.

Roman d’apprentissage, compliqué du croisement des générations appartenant à d’autres cultures, dans le cadre du restaurant familial et du lycée parisien ? C’est bien le prix attachant de ce premier roman, composé de courts chapitres aux titres toujours surprenants, écrit dans une langue qui traduit la vivacité du point de vue d’une ado caustique, pleine d’humour en quête d’elle-même. Le lecteur est porté de découverte en boutade, de révolte en attendrissement, d’émotion en traits d’observation. Jusqu’aux révélations finales sur un passé dont l’ado ne pouvait se douter, pas plus que le lecteur. Parme les livres d’autres auteures d’origine asiatique (dont Kim Thuy, ou Anna Moï), Jeune fille modèle fait entendre sa musique singulière, et attachante.

Henri Copin

Précisons encore que Grace Ly est avocate, engagée dans un combat pour le respect des identités, féministe, contre les clichés sexistes, et qu’elle anime un blog, au nom de Petite banane (jaune dehors, blanche dedans), ainsi qu’une websérie « ça reste entre nous » qui épingle avec talent les clichés liés à l’apparence physique.

 

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Henri Copin est membre de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, auteur de livres et d’articles sur la représentation de l’Indochine et de l’Afrique dans la littérature française.

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