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Im Kwon-Taek est un des cinéastes asiatiques les plus prolifiques et demeure pourtant l’un des moins reconnus dans l’Hexagone. Son prix de la mise en scène en 2002 à Cannes pour « Ivre de Femmes et de Peinture » laissait présager un meilleur avenir pour son auteur, ce film étant à ce jour son plus grand succès chez nous. Force est de constater qu’il n’en aura rien été. Il faut dire que sa carrière n’a pas été un long fleuve tranquille, lui-même ayant tardé à vouloir dévoiler son œuvre au grand public. Son passé de militant communiste au plus fort de la dictature coréenne, qui n’était qu’alors un seul état, l’obligeait à produire des longs-métrages de commande populistes et manichéens. Ce n’est que lors de la scission du pays que le gouvernement mettra tout son pouvoir pour faire de sa cinématographie une rivale conquérante à la Nouvelle Vague mondiale.

La Chanteuse de Pansori regroupe un panel d’obsessions propre au réalisateur. C’est d’abord un bel hommage à la culture traditionnelle de la péninsule, le Pansori étant un de ses plus anciens marqueurs sociaux. Mais c’est surtout un chant liturgique qui requiert une attention toute particulière, la voix servant de catalyseur aux émotions qu’il dégage. C’est enfin un art de vivre, où il faut puiser au plus profond de son être pour matérialiser la puissance démiurgique de l’incantation. Le propos, au-delà de faire revivre ce pan oublié de L’Histoire, est de nous faire ressentir la douleur qu’éprouvent ceux qui tentent de le conserver. Le récit alterne alors des moments de plénitude totale avec d’autres sentiments beaucoup plus diffus où sourd une grande mélancolie. C’est cette alternance qui lui donne sa puissance émotionnelle et lui redonne les lettres de noblesse qu’il mérite. Il faut prendre la pleine mesure de ce grand film en se laissant porter par la grâce des personnages qui s’échinent péniblement à un jusqu’au boutisme cathartique

Le noyau familial est également une autre de ses grandes préoccupations. Il n’y à a qu’à voir son désir de reconstruire le lien du sang dans l’adversité, tant il s’acharne à lui faire subir les pires épreuves. Il tire de cet éclatement un regard très juste sur la complexité des relations humaines. Son vécu personnel s’en ressent, lui qui fit partie d’une grande cellule dont les membres s’éparpillèrent plus que de raison. Les uns morts au combat pour servir la Patrie, les autres s’évitant et se conspuant pour cause de traîtrise. Il met probablement un peu de lui dans chacun des hommes et des femmes qu’il suit avec une infinie tendresse. Ce faisant, il ne leur épargne pourtant aucune concession. Le père est cet figure rustre et alcoolique qui admoneste sa progéniture dans le but ultime de transmettre son savoir. Il ne tergiverse jamais avec le respect et exige un don de soi total. Le fils, peu courageux, est celui qui n’a pas su se forger le mental d’acier pour tracer la route paternelle. Les regrets lui en seront éternels. Enfin la fille représente la force de caractère que la cécité soudaine pousse dans un retranchement insoupçonnable. Il est permis de penser que cette force de la nature est la personne pour qui le maître a le plus d’empathie. Son admiration pour les femmes est sans borne. Sûrement s’imagine-t-il que la gente féminine représente le mieux l’abnégation dont doivent faire preuve les aspirants garants à la transcendance.

Car il ne s’agit finalement que de cela. Il faut pouvoir se donner corps et âme à son art pour en légitimer l’esprit spirituel. Traverser les peines et les joies, masquer ses peurs et ses faiblesses, garder sans cesse espoir dans une forme d’abandon. Aussi illusoire soit-elle. C’est le sens de ces dernières séquences bouleversantes où frère et sœur se retrouvent par la grâce du chant. Il leur suffit de quelques notes pour s’avouer un amour fraternel. Peu de mots, des gestes hésitants mais une même sensation d’éternité. Dans la continuité, le géniteur ose enfin avouer à sa fille les raisons de ses tourments, signe qu’il lui reconnaît sa pleine dévotion. On comprend par là que la culpabilité est la grande affaire d’Im Kwon-Taek, qui infuse par touches latentes la majeure partie de la structure narrative du scénario. Il semble ainsi y solder le deuil d’idéaux longtemps lourds à porter. Le long pèlerinage parcouru par ces pauvres hères procède d’un langage divinatoire où chaque pas effectué les libère d’un sacerdoce blasphématoire. C’est un chemin de croix dont ils ne peuvent réchapper, guidés qu’ils sont par une puissance imperceptible et intangible.

La mise en scène se joue d’une temporalité étendue et laisse vivre dans son expression la plus simple les éléments naturels qui entourent les troubadours. L’hiver glace les cœurs endeuillés qui se perdent tandis que l’automne ravit l’espoir d’une union fragile. L’horizon s’obstrue d’une pleine lune qui aveugle la pensée alors que le soleil du petit matin réchauffe le sang d’une fratrie embaumée. Elle saisit avec une incroyable dextérité la pesanteur des situations et ranime la flamme avec passion lorsqu’elle devient nécessaire. Et les comédiens en arrivent à une extase telle qu’ils s’oublient devant la caméra, surs que leurs faits et gestes trouveront la pleine mesure de leur expression avec la virtuosité du cinéaste.

 

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