La pandémie qui affecte aujourd’hui une grande partie de la planète, et transforme les sociétés qui l’occupent, est-elle assimilable à une catastrophe naturelle ? Un fléau contemporain, à l’image des temps bibliques, que les Hommes seraient condamnés à subir au titre de la volonté divine ? Mais dans quelle mesure est engagée la responsabilité humaine ?

On peut penser que ce grand défi, déjà un grand traumatisme, sera la forge des sociétés humaines en ce proche quart de siècle. C’est une réflexion que porte Les Enfants du Temps (Tenki no ko 天気の子), le dernier film d’animation de Makoto Shinkai, d’où émerge l’anticipation d’une société humaine débordée par sa planète et dont la survie repose sur la gestion de la catastrophe climatique qu’elle a générée. Pour creuser cette réflexion, bien présente dans le récit d’une romance entre deux adolescents, il faut s’intéresser ici au rapport que les Japonais entretiennent avec la catastrophe, rencontre entre la Nature et le divin.

Depuis le retour de Miyazaki en 2017, il y a eu l’émergence d’une nouvelle génération de cinéaste d’animation qui a cherché, par de nouveaux moyens, à atteindre nos émotions. En 2013, il y a eu la réussite du court-métrage d’animation The Garden of Words (Kotonoha no Niwa言の葉の庭), et l’on célébrait alors le « nouveau Miyazaki », Makoto Shinkai, de 32 ans son cadet. Puis vint le long-métrage d’animation Your Name (Kimi no na wa 君の名は) en 2016 qui bouleversa les salles du monde entier, et est depuis le film d’animation le plus lucratif de l’histoire, justement devant Le Voyage de Chihiro (Miyazaki, 2001). Makoto Shinkai n’a pas cherché à poursuivre le fil de son histoire à succès et a souvent affirmé vouloir se détacher de Your Name en invoquant les nombreuses critiques qu’il a reçu, en dépit de son succès commercial, comme une source d’inspiration pour son prochain film : Les Enfants du Temps (Tenki no ko 天気の子), sorti le 8 janvier 2020 en France.

Pourtant, en parcourant la réception critique de son nouveau long-métrage d’animation, on ne peut s’empêcher de remarquer la comparaison systématique avec l’œuvre précédente et l’insistance sur une sorte de continuité de la « recette Ghibli », bien que l’animation soit l’œuvre du studio CoMix Wave Films dans lequel Shinkai a réalisé son ascension. C’est une vue certes bienveillante mais aussi un raccourci empêchant de voir l’intention de son auteur qui explore le rapport complexe entre les Japonais et la Nature. Un autre reproche récurrent fait au film est son côté infantile, sa « poésie facile » ou son « injonction à l’émotion », toujours lié à l’histoire d’amour entre deux adolescents qui est l’intrigue principale du film.

Entre ceux qui commentent une fable écologiste et les autres qui condamnent une « teenage love story », je propose d’y voir le tableau stimulant d’une société au lointain proche, celle héritée de la Haute Croissance japonaise (1968-1988), période décisive pour comprendre les défis qui se présentent à l’horizon japonais : délitement du tissu social, ravages des paysages et foisonnement spirituel.

Au-delà de la plaisante manière dont Makoto Shinkai nous implique émotionnellement dans son film, l’histoire qui s’y déploie agglomère des réalités multiples (précarité, ère de la post-vérité, catastrophe écologique, spiritualité dévaluée) et néanmoins pertinentes pour n’importe quelle société de l’opulence. En somme, Les Enfants du Temps est film d’animation audacieux qui parle du rapport de l’Homme à la Nature dans une société saturée de médias et de consommations, et non une fable symbolique sans prégnance où la métaphore artistique autoriserait l’indifférence au message politique.

Un animé qui peint la noirceur de notre ciel

© 2019 « WEATHERING WITH YOU » FILM PARTNERS / Copyright Universum Film GmbH

L’histoire se situe dans un Japon contemporain qui se trouve balayé par une pluie sans fin. Hodaka Morishima, un jeune adolescent, fugue et fuit son île le temps d’un été pour faire le point sur sa vie. Il rencontre Suga Keisuke, un adulte à la générosité excentrique qui enquête sur les phénomènes paranormaux et offre un toit au jeune Hodaka. L’arrivée du jeune homme est difficile et il sombre vite dans la précarité avant de croiser la route de la jeune Hina Amano, fille-soleil (hare-onna 晴れ女), dont les prières ont le pouvoir d’invoquer ou de faire cesser temporairement la pluie. En décidant d’utiliser les pouvoirs d’Hina pour apaiser les habitants au milieu d’une métropole tôkyôïte risquant une inondation sans précédent, Hodaka réalise qu’il ne peut accepter le prix que doit payer Hina en échange de son pouvoir…

Une belle histoire qui va naître d’un océan de béton, parfois à l’abandon, où regorge la docilité, le conformisme, voire le vice et la malveillance. Une atmosphère qui, dans la première partie du film, semble étouffante. Cette sensation du réel se retrouve dans le soin apporté à la qualité des dessins et de l’animation. Les plans débordent de détails significatifs, Tôkyô se dévoile telle la tentaculaire et lumineuse cité verticale qu’elle est mais aussi dans ses recoins abandonnés, ses quartiers populaires déshérités. L’imagerie est superbe, des jeux de flous, de lumière, de reflet dans l’eau abondent sans jamais lasser et l’animation est époustouflante. On pourrait reprocher à la musique, la J-Pop sauce « romantiku », une certaine redondance mais on peut aussi ressentir qu’il s’agit d’une esthétique et d’une ambiance exprimant l’innocence et la spontanéité heureuse de la vie d’adolescents de nos deux protagonistes. Pourtant, il y a d’entrée de jeu des ruelles glauques, des pauvres qui dorment au cyber-café, des gangsters proxénètes armés… Hodaka débarque dans la jungle urbaine en (presque) parfait héros du yoseba (寄せ場), le marché du travail clandestin dont la population se caractérise par sa jeunesse, son déracinement et son assujettissement aux criminels organisés. Il y a une noirceur réaliste intentionnelle sur cette photographie contemporaine. On appréciera donc le monde de détails et la beauté d’un décor mêlant parfaitement l’humanité désenchantée des sky-scrapers et la fragilité de la végétation urbaine.

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Le lien surnaturel des Hommes

Il y a au Japon une articulation particulière entre le divin et la Nature. Si Hodaka nous évoque le portrait de la jeunesse précarisée, Hina n’est pas une simple jeune fille attachante mais une incarnation de l’ikigami (生き神), ou « dieu vivant ». Un terme qui désigne aussi la multitude de prophètes et autres personnages charismatiques qui ont peuplé la vague des « nouvelles nouvelles religions » (shinshinshūkyō 新新宗教) depuis les années 1970 succédant aux « nouvelles religions » (shinshūkyō 新宗教) d’avant-guerre. Au début des années 2000, les adeptes de ces nouveaux mysticismes représentent environ un quart de la population japonaise. Ces spécialistes religieux implantés dans les grandes agglomérations s’appuient sur des « pouvoirs » comme la voyance ou la guérison, dans des systèmes très à l’écoute du changement social où se mêlent religion traditionnelle, développement personnel, occultisme, « nouvelle science » etc. Une grande hybridation saturée donc à l’image de la mégalopole japonaise et un accès direct à la magie du surnaturel assurent sa popularité sans structure forte et sans adhésion exigée.

La prêtresse-soleil Hina représente ce phénomène de la quête de sens dans une société où la croissance économique a achevé la transition d’une organisation sociale sur le modèle de la communauté villageoise avec ses unités sociales locales, ses rythmes et ses rites à la société de l’exode rural et du crédo salarial. C’est d’ailleurs cette fonction anciennement génératrice de solidarités locales que l’on aperçoit dans le film lorsque Hodaka et Hina font commerce de sa magie en répondant à des prières envoyées depuis les téléphones portables de la ville sur le site internet qu’ils ont créé pour les recueillir et y répondre.

Cette fonction c’est de faire vivre un espace de contact entre la société humaine et le monde mystérieux des divinités et des âmes défuntes. Il y a l’espace habitable des Hommes et l’espace inhabitable foyer du divin, tous deux coexistent sur Terre avec pour interaction majeure les catastrophes naturelles. L’œkoumène est la région où l’Homme peut vivre et l’érème est la région où l’homme ne peut pas vivre : les sommets de montagnes, les fonds océaniques ou le cœur de petites îles qui servent de refuges, sanctuaires, espaces sacrés ou tabous pour les dieux. Makoto Shinkai nous dit avec l’histoire d’amour d’un été de collégiens que cette zone de contact entre le divin et l’animal social c’est notre humanité qui fait face depuis toujours aux aléas de la Nature.

En japonais, comme les personnages le précisent eux-mêmes durant le film, « Tenki » (天 気), traduit en « météo », signifie littéralement « l’esprit du ciel ». Et le cœur des hommes est relié à l’humeur du ciel ; « Aozora », le ciel bleu, c’est le synonyme du bonheur, l’horizon désirable enfoui dans le cœur de chaque japonais. Mais Hodaka refuse de céder à cet appel s’il doit sacrifier l’amour de sa vie, il embrasse la catastrophe, choisit de privilégier sa passion amoureuse contre la préservation de la société, de plus en plus dépendante de la technique et méprisante du sort des infortunés. C’est un message inhabituel et fort, qui nous rappelle que les Japonais envisagent la Nature dans un rapport qui est bien loin du cliché d’un peuple adorant une Nature qu’il aurait sanctifié.

Les Japonais vivent depuis toujours avec les catastrophes naturelles, expressions du mécontentement des kami (神). Ainsi en va-t-il de Namazu, le poisson-chat géant qui dort sous l’archipel et dont les gesticulations causent les séismes… Un culte lui est d’ailleurs voué en tant que divinité « yonaoshi daimyōjin » ou « grand seigneur rectificateur du monde » à partir des années 1850 lors des différents séismes qui vont détruire Edo (Tôkyô). Comme on le voit sur de nombreuses représentations, les namazu-e, l’Homme lutte souvent pour dominer cette Nature incarnée en poisson-chat.

Kawaraban namazu-e ni miru Edo Meiji no saigai joho – Ishimoto collection kara  (Tokyo University Library)

La catastrophe matérialiste

Trois idéographies peuvent nous servir de points d’ancrage pour décortiquer le sens derrière les concepts.

La météo se dit Tenki 天 気 soit littéralement l’esprit du ciel :

天 ten : ciel, voûte céleste

気  ki : esprit, sentiment, énergie                      

La nature se dit Shizen 自 然 soit littéralement l’ordre des choses, ce qui va de soi

自  shi : soi-même                           

然 zen : être ainsi, état naturel

La catastrophe se dit Saigai 災害

災 sai : infortune, calamité

害 gai : malheur, préjudice

La catastrophe naturelle est, à l’image du temps dans le bouddhisme et le shintoïsme, un éternel recommencement, un cycle dans lequel les aléas deviennent l’expression visible et prévisible du mécontentement des dieux. La catastrophe va de soi, et il n’est pas tant le rôle des Hommes de s’opposer à ces forces que d’apprendre à vivre avec elles, à les adoucir, à les recréer. En réalité, les mutations de la Haute Croissance ont changé la donne et ce que l’on retrouve dans ce tableau sombre où la marche arrière semble impossible c’est le rôle de l’activité humaine dans ces catastrophes naturelles.

On le remarque dans le film à travers le fil rouge de la « réalité des adultes ». A ce titre, la réaction indifférente de la masse des habitants en dit autant que le flux constant d’informations via le mass media qui reporte la montée des eaux et l’état de la digue construite pour protéger ces habitants. On ne devient pas maître de la Nature sans céder à un certain sens romanesque de la conquête de l’Homme sur son espace. De nouvelles dominations naissent alors, et avec elles de nouvelles valeurs, de nouvelles pratiques.    

Deux maîtres à penser la géographie japonaise nous éclairent sur cette articulation entre le divin et la Nature et sur la rencontre entre l’Homme et l’espace qu’il habite.

Augustin Berque écrivait à la fin des années 1980 : « Les choses ne vont plus de soi quand l’intérêt ou la raison relative des uns menace le bon fonctionnement de l’ensemble, et par là bafoue l’intérêt général ou la raison tout court. Elles ne vont plus de soi quand le capital dispose de l’étendue par contrées entières, quand les machines transfèrent les collines dans les baies, quand [l’architecte] Tange Kenzô envisage de bâtir un nouveau Tôkyô sur la mer ou Matsushita Kônosuke [ancien patron de Matsushita, aujourd’hui Panasonic] d’araser les montagnes pour doubler les plaines etc. » C’est une façon de résumer le basculement qui s’opère sous l’effet de l’accumulation des richesses, de l’arrogance technique au nom de l’occupation de l’espace.

Selon Philippe Pelletier, « Saigai véhicule, dans son étymologie et son idéographie, l’idée de dégât causé par une intervention divine cachée ». Pour autant il y a une réalité indéniablement économique et sociale, donc humaine, dans la fondation de ce qu’il nomme la culture cindynique (la gestion du risque) du Japon. L’affaiblissement de cette culture intervient dans le cadre du prétendu « miracle japonais » de la Haute Croissance qui vit la réapparition de graves phénomènes d’inondation. L’inondation est la menace ultime qui pèse sur ce film arrosé d’une pluie sans fin. La grande digue qui protège la baie de Tôkyô est malmenée par la montée du niveau de la mer tout au long du film jusqu’au dénouement où ce symbole finit par payer l’accumulation d’une activité humaine aggravante décrite par le géographe : artificialisation des terrains, régression des rizières et des capacités de rétention hydrique et extension rapide de zones urbaines mal équipées. 

Depuis que l’humanité a pris collectivement conscience du danger planétaire de sa pollution, on serait tenté de dire que la catastrophe est, et sera désormais, toujours humaine. Il y a dans ce film une mise à mal de la maîtrise de la nature qui va de soi, une incertitude quant à l’avenir que l’Homme aura sur sa planète alors qu’il semble de plus en plus subir les conséquences de sa surexploitation. On retrouve cette incertitude dans les mots du réalisateur Makoto Shinkai : « Les Hommes pensent sur une échelle d’un siècle plus ou moins, mais le monde fonctionne à une échelle bien plus large. C’est ce que le moine dit – les Hommes ne peuvent contrôler la météo. C’est une façon de voir les choses, pourtant ce n’est pas tout à fait juste dans la mesure où les Hommes ont définitivement changé la météo. Je n’ai pas de conclusion évidente sur ce sujet mais c’est une problématique qui repose au cœur du film. »[i].

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Deux collégiens doivent donc peser leur amour face à la perspective d’un retour au ciel bleu. Ce n’est pas un choix qu’ils veulent faire mais qu’ils doivent faire, dans un monde où les adultes les délaissent largement au profit d’une foi aveugle en la technologie irresponsable et protectrice. Ce qui protègera, en plus des investissements en infrastructures, seront la solidarité humaine, le don de soi, et la conscience sociale, qui interrogera la responsabilité humaine. Dans les débris d’une catastrophe, on pleure les victimes autant qu’on interroge le sens de l’univers. Pourquoi l’injustice de la destruction et de la mort ? Pour recommencer, pour croire et douter, pour espérer. A la toute fin du film, on contemple la ville recouverte par les eaux depuis le balcon d’un appartement dans un immeuble très haut, la vieille occupante relogée ne désespère pas et dit : « après tout, la baie était déjà sous les eaux dans les temps anciens ».

(Les Enfants du Temps, Makoto Shinkai, 2019, Japon, 112 min)


[i] https://features.japantimes.co.jp/makoto-shinkai-interview/

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Thomas Riondet est diplômé de Sciences Po Lyon où il a étudié le monde japonais et travaille aujourd'hui dans la production cinématographique.

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