Linda Lê, écrivain majeure, est décédée le 9 mai 2022 à l’âge de 58 ans. Née à Da Lat en 1963, elle avait su construire, depuis ses premières publications dans les années 1980, une œuvre riche, complexe et érudite de près de 30 livres et de centaines d’articles. Elle était aussi virtuose dans la lecture que dans l’écriture ; elle vivait pour la littérature. Dans ce court texte, Henri Marcel, qui a travaillé avec elle pour l’édition de certains de ses livres, lui rend hommage.

Linda Lê à Saigon (2010)
BaoChanTL

Pour qui avait la chance de la rencontrer, Linda Lê pouvait être une personne de peu de mots : la conversation était fructueuse, mais l’échange se déroulait toujours à la lisière du silence, comme si la parole demeurerait à jamais inadéquate pour exprimer les choses essentielles. J’ai eu cette chance de rencontrer Linda Lê, et de travailler avec elle. Au fil des années, son éditrice, Dominique Bourgois, m’a demandé de relire, avant publication, cinq de ses romans et recueils de textes. Lors de nos séances, conscient d’aborder un univers littéraire achevé, j’offrais des remarques et des suggestions de corrections à Linda, qui restait peu diserte. De ces séances, je ressortais un peu dubitatif quant à la réussite de nos échanges. Pourtant, constatais-je plus tard, Linda m’avait écouté, et c’est surtout par écrit que, sans faute, elle me remerciait pour ma lecture « bienveillante » de ses textes. Sa gratitude était attentive.

Il y avait aussi, en marge de rencontres littéraires dans des librairies parisiennes, l’occasion d’échanger avec Linda au sujet de nos dernières lectures : fidèles à notre admiration partagée pour Le chagrin de la guerre, nous nous demandions si quelques signes ne tendaient pas à montrer que Bao Ninh avait récemment repris la plume, et peut-être pourrait-on lire bientôt de nouveaux textes de sa part… Lorsqu’un jour, j’exprimai à Linda l’enthousiasme que j’avais éprouvé à la lecture du Sympathisant, le roman de Viet Thanh Nguyen qui venait tout juste de paraître aux États-Unis, Linda fit une moue, en disant que Viet Thanh Nguyen n’était « pas un écrivain » – à savoir qu’en lisant ce premier roman, on ne se sentait pas en présence d’un univers littéraire profondément personnel, libre des conventions[1].

Linda Lê, on le sait, était une grande lectrice, et on gagnera à lire ou relire, en particulier, deux brefs ouvrages si joliment titrés, Chercheurs d’ombres (où elle offre quelques pages intéressantes sur Bao Ninh et son Chagrin de la guerre[2]), et Par ailleurs (exils)[3], où elle se concentre sur des écrivains marqués par l’exil, géographique ou intérieur. Ce dernier livre permet à beaucoup de lecteurs de découvrir la figure de l’auteur Pham Van Ky, « né dans le centre du Vietnam et exilé à Paris où, à la fin des années 1950, il écrivit de délicats récits en français ». Dans les pages des Cahiers du Nem, où est souvent posée la question du devenir des diasporas du Sud-Est asiatique, du métissage, de la double culture, il convient de citer ces lignes qu’a écrites Linda Lê au sujet de Pham Van Ky :

« Mais finalement, Pham Van Ky se révèle ni d’Orient ni d’Occident (où, se demande-t-il, est sa fidélité envers cette absence qu’est l’Extrême-Orient ?). Il est bien plutôt, comme il le dit à un moment, un Janus qui aurait eu le don de lire, non dans le passé et l’avenir, mais dans l’Orient et dans l’Occident. (…) Écrivain à double face, étranger à jamais, Pham Van Ky écrivait depuis ces profondeurs où toute réconciliation avec soi-même semblait impossible, et peut-être n’était-elle pas souhaitable, car pour le romancier qu’il était, suspendu entre deux mondes, l’écriture était tout à la fois la plaie et le couteau, l’espoir d’une guérison et la certitude qu’aucun mieux-être ne serait possible tant qu’il serait entre deux eaux, car il n’était ni tout à fait le fils du Vietnam ni tout à fait un enfant de cet Occident encore à conquérir. »

On ne cherchera pas à lire dans ces lignes un portrait en creux de Linda Lê ; notre auteure était réticente à toute appartenance, même « entre deux eaux ». « Il y a chez moi une grande méfiance à l’égard de l’enracinement », disait-elle, par exemple, au journal Le Monde en 2015[4].

Le seul continent à habiter, c’est celui de la littérature, où le lecteur, la lectrice joue sa propre identité, ouverte à tous les vents. Dans Par ailleurs (exils), Linda Lê écrit :

« Lire, c’est aussi s’exiler dans des ailleurs pour mieux revenir vers soi. L’écrivain qui nous est le plus proche est parfois celui qui nous permet d’écouter le fracas du monde, de partir à la découverte de la part la plus secrète en nous quand le Moi se libère de ce qu’il a de plus sectaire en s’identifiant au Multiple. »

Lors d’une rencontre à la Maison de la Poésie, à Paris, assise dans la lumière au cœur de l’obscurité de la petite scène, Linda, interrogée à nouveau sur sa passion de la lecture, répondit d’une voix douce que l’une des choses essentielles, pour elle, était ce plaisir d’entendre tourner les pages du livre qu’elle était en train de lire, au cœur du silence de la nuit – la nuit, qui était aussi le temps où elle écrivait. L’un des meilleurs hommages que l’on puisse rendre à l’auteure de Lame de fond, des Trois Parques ou d’Œuvres vives, est, sans doute, fidèle à sa mémoire, de continuer à tourner les pages de ses livres, et de tout autre ouvrage qu’elle nous a recommandé, dans le silence de la nuit ou à la pleine lumière du jour.


[1]La revue Les Cahiers du Nem a publié plusieurs articles sur l’œuvre de Viet Thanh Nguyen, parmi lesquels un grand entretien mené par Quang Pham, une recension du recueil de nouvelles Les Réfugiés par Henri Copin et une lettre ouverte signée collectivement par la rédaction, qui peuvent permettre aux lecteurs de se faire un avis sur ce jugement de Linda Lê.

[2]Christian Bourgois, collection « Titres », 2017, p. 17-21.

[3]Christian Bourgois, 2014.

[4]Le Monde, vendredi 6 février 2015.

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Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

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