« Maintenant, ils ont mis fin à la guerre.

Les Américains sont rentrés chez eux.

Ton village hmong est un cimetière. »

(« Cher combattant de la Guerre secrète »)

Dans L’après-pays, recueil de poèmes écrit en anglais, couronné aux États-Unis par le prix Walt Whitman en 2016 [1], Mai Der Vang déploie une matière narrative, teintée de mystère et de violence, de manière presque chronologique. L’enjeu est de retourner, coûte que coûte, avec les moyens de la langue, sur la terre des ancêtres hmong, dans le nord du Laos, là où ont sévi les secousses de la « Guerre secrète » américaine, lorsque la CIA instrumentalisa des groupes de combattants hmong, dans le cadre de la lutte contre les forces communistes locales, de 1964 à 1973. L’enjeu américain était aussi de pilonner la piste Hô Chi Minh, à la lisière du Vietnam et du Laos ; durant cette période, plus de 2 millions de tonnes de bombes se sont ainsi déversées sur le Laos, pays censément neutre.

Quel lien viscéral la poétesse entretient-elle avec cette histoire ? Mai Der Vang, née en 1981, à Fresno, en Californie, de parents hmong, explique sa condition existentielle dans un essai paru en 2011 dans le Washington Post :

« L’écrivain André Aciman a déclaré : “Les exilés voient double, se sentent doubles, sont doubles. Quand les exilés considèrent un lieu, ils en perçoivent – ou en guettent – un autre derrière.”

J’ai hérité de mes aînés un sens de l’exil qui me met dans les limbes. Cela me force constamment à chercher quelque chose que je n’ai pas encore découvert et ressens en permanence, comme si je n’avais ma place nulle part.

Pourtant cette histoire me rappelle aussi à moi-même et m’enracine dans le savoir imperturbable que je suis hmong, où que j’erre, et combien américaine je deviens (…) [2] . »

Dans L’après-pays, page après page, poème après poème, Mai Der Vang, forte d’une voix qui ressemble à celle d’une chamane, retourne rôder dans les montagnes du Nord Laos, où une forme d’apocalypse a eu lieu, avant sa naissance, catastrophe qui a provoqué le déracinement de ses parents. Destruction, mort. « Des pages lentes enveuvent mon chemin », écrit-elle, laconique, dans le poème « Le fantôme qui parle ». La compréhension se fait à la lumière des flammes, des éclats de bombes à fragmentation. Au cœur du déferlement de violence de la « Guerre secrète », le grand exode des Hmong a commencé :

« Les morts, encombrés,

se muent en drap

que déplie la terre.

Nous dérivons près des berges,

créatures du Mékong,

têtes bondissant comme

des fantômes sans corps,

vers la rive la plus lointaine. »

(« Sépulture d’eau »)

Que se joue-t-il dans ce déplacement ? Quitter la terre ancestrale, c’est couper le lien avec les forces stabilisatrices, déranger les esprits tutélaires, sans savoir si la paix et l’harmonie pourront régner à nouveau, en quelque lieu que ce soit.

« Esprit, nous partageons ici le même sort,

comme la nuit les oies

qui migrent ont besoin des étoiles. »

(« Transmigration »)

Le projet poétique de Mai Der Vang ne produit pas un art paisible, confortable : inspirées par les convulsions de l’histoire et des êtres humains, les images se succèdent, au rythme des césures, des ruptures, créant une mélopée hallucinée :

« … La terre

en sait plus qu’un enfant jamais n’en saura.

Impossible d’étancher le vide quand un climat

de contrebande se déverse sur mon corps

et m’envahit

de toiles d’araignée tissées outremer. »

 (« Moi, corps du Laos, et tous mes obus non explosés »)

Pourtant, les mots et les gestes de la poétesse, celle d’une sorte de chamane en action, ont le pouvoir de fixer le flux des sensations, de dessiner le parcours incertain des esprits et des âmes :

« … Je saurai

que les ancêtres ont fait halte pour se reposer

quand les hirondelles se lèveront pour chanter.

Je connaîtrai les contours de ma demeure

grâce à chaque muscle qu’elle contient. »

(« Vénérable chaman, »)

Apparaît peu à peu la notion de l’« après-pays », qui serait un espace situé au-delà de la mort, où reposent les esprits. Au-delà des tourments de l’histoire, de l’exil, se dessine aussi la possibilité d’une réconciliation des corps et des esprits, des individus à travers les générations, du Phou Bia, la plus haute montagne du Laos, à la moderne Californie :

« Les morts viennent maintenant dîner

dans ma cuisine. »

(« Repas de l’esprit »)

« Fais le deuil des pavots, mangoustans et fruits

du dragon.

Car tu arrives en réfugié, en exilé, un corps

à la recherche de montagnes

qui disent la même chose en traduction.

( …)

Grand-père, tu n’es pas enterré

dans les montagnes vertes du Laos,

mais ici dans les collines non loin de Yosemite,

terre et ciel à des dieux de chêne. »

(« Ta montagne s’étend à tes côtés »)

Dans un entretien, publié dans la revue Brooklyn Rail en 2017, à l’occasion de la parution du recueil en anglais, Mai Der Vang s’explique sur son art poétique, ainsi que les origines profondes de sa démarche :

« Dans les poèmes, je laisse parfois carte blanche à ma voix pour créer, déformer la réalité, afin de s’en libérer. Mais je pense que ces moments inventifs sont enracinés de façon subconsciente dans une sorte de réalité et d’histoire qui font partie intégrante de mon identité hmong. Par exemple, le surréalisme dans mes poèmes s’inspire parfois du folklore et des croyances chamaniques hmong.

Certaines de mes images sont plutôt bizarres et, pour moi, cela reflète un choix stylistique personnel. Mais là encore, ces choix sont enracinés dans le fait d’avoir grandi au sein d’une famille qui pratiquait (et continue de pratiquer) le chamanisme. Pour moi, c’est sans doute ici que la réalité et le surréel se rencontrent – la poésie devient alors le medium grâce auquel je tente de traduire et interpréter cette symbiose. Par exemple, j’ai grandi en connaissant l’extrême importance de la pratique consistant à appeler son propre esprit à réintégrer le corps afin d’éviter de tomber malade [3]. »

Être née en Californie, avoir étudié et écrit dans le cadre d’universités américaines, c’est aussi acquérir des « armes et bagages » intellectuels et politiques qui vont sans doute introduire une part d’opacité dans le dépliement des poèmes à la recherche du pays ancestral. Dans le grand remuement du chant de type chamanique, l’expérience personnelle est mise à distance, l’incantation empêche parfois la cristallisation des émotions, ce qui est un petit regret pour le lecteur. Mais la quête, politique, culturelle, sensitive de l’auteure se poursuit. Dans L’Après-pays, le poème « Pluie jaune » annonce les futurs écrits et recherches de Mai Der Vang :

« D’abord, le nez

qui brûle.

Puis les yeux, où

une fournaise s’embrase

afin de creuser

ton visage. »

En 2021, Mai Der Vang a publié Yellow Rain, recueil de poèmes portant sur une mystérieuse affaire datant du début des années 1980 : à la suite de la guerre ayant ravagé la région, les Hmong du Laos auraient-ils été victimes du déversement, depuis le ciel, d’une arme chimique à base de mycotoxines, surnommée la « Pluie jaune » ? La poétesse a enquêté à partir de documents déclassifiés, et a composé un second livre substantiel.

L’après-pays. Traduit de l’anglais par Marc Charron, Mémoire d’encrier, janvier 2022, 149 p.


[1] Afterland, Graywolf Press, 2016.

[2] « For the Hmong, an enduring sense of exile », Mai Der Vang, The Washington Post, 19 février 2011. https://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2011/02/18/AR2011021805371.html – consulté le 2/1/2022.

[3] https://brooklynrail.org/2017/06/books/Mai-Der-Vang-with-Alex-Dueben – consulté le 2/1/2022.

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Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

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