Ilustrateur : Christophe Challange

La veille du Têt, dans la nuit noire, notre famille vient de dire adieu à notre chère patrie à Rach gia. Notre petit bateau prend le large pendant que le vent devient menaçant. Tout ceci est prévu par ma mère, la tempête, la panne, même notre capture par la patrouille Viêt-công, tout à part ce qui suit.

Le 2er février 1976, lorsque les îles malaises furent enfin en vue, nous ne savions pas encore que nous allions vivre l’un des épisodes des plus heureux de notre vie d’exilés, que nous allions rencontrer des êtres des plus extraordinaires, d’une générosité et d’une gentillesse d’un autre âge. Nous n’oublierons jamais ce que ces gens nous ont donné : leur chemise, leur cœur, tout. Aujourd’hui en devenant famille d’accueil à notre tour, nous espérons leur rendre hommage, leur dire toute notre amitié et notre reconnaissance.

Je voudrais vous relater mon expérience de réfugiée en Malaisie, en commençant par un fait qui n’avait aucune importance pour moi à cette époque : les premiers musulmans que nous avons croisés étaient malais. Nous ne savions rien de cette religion. Au Vietnam, ils étaient très minoritaires et discrets. D’ailleurs nos accueillants n’en faisaient pas étalage, à part qu’ils se moquaient de nous en nous voyant manger avec des baguettes « comme les Chinois » (les Malais à cette époque étaient partagés par moitié entre deux confessions : musulmane et « plus ou moins bouddhiste, plus ou moins athée » d’origine chinoise). Nous finissions par manger avec les doigts dans les feuilles de banane comme eux. Pas de vaisselle. Nous buvions la soupe dans le même grand bol que nos hôtes (pas de coronavirus à ce moment, mais nous étions en principe en quarantaine sur notre bateau, car nous étions infestés de gale de jungle[1] et de poux.

Illustrateur : Christophe Challange

Malgré nos explications, nos amis décidaient de nous accueillir sous leur toit en paille et en planches sur pilotis quand ils ont compris que ma mère avait peur que les communistes nous poursuivent jusqu’à l’île. Le « shérif » nous ordonna de ne pas quitter notre esquif (nous étions 10 au total, toute la famille). La nuit ils venaient nous chercher avec leurs barques et nous emmenaient discrètement sur l’île, chez eux. L’un deux dormait devant l’entrée (leurs maisons ne possédaient pas de porte) avec une longue machette pour « couper en deux le premier communiste venu ». Le shérif avait fini par céder (son colt ne marchait pas, nous renseignait-on). Il avait sûrement tort : une semaine plus tard, les gens de l’île se grattaient les bras, les jambes, mais ils n’y faisaient aucune attention : ils ne s’en sont débarrassés qu’une année après notre passage, grâce aux bains de mer.

A l’époque, les femmes étaient « seins nus » ou en t-shirt, avec un sarong autour des hanches qu’elles pouvaient tirer jusqu’au-dessus des seins, plus par souci esthétique que par pudeur. Les jours de fête (pleine lune par exemple) elles arboraient un soutien-gorge de couleur en guise de tenue de « gala » au-dessus de leur sarong noué à la taille. J’ai demandé d’où venait cette étrange idée d’accoutrement. Elles m’ont montré des vieux magazines où l’on voit de jolies femmes occidentales ainsi légèrement vêtues dans des attitudes élégantes au milieu de décors luxueux. Des publicités pour sous-tifs ! On était loin des burqas !

Je me suis faite deux copines. La plus âgée avait 17 ans, une femme de caractère (elles se marient tôt sur l’île), massive et volontaire, la plus jeune, 13 ans, avait pour modèle Marilyn Monroe : tous les matins elle se dessinait un grain de beauté sur la joue en se regardant dans la glace avec la photo de l’actrice collée à côté. Je lui ai fait remarquer que son grain était du mauvais côté, que le miroir donnait l’image inversée d’elle. Cela l’a beaucoup chagrinée : elle était le contraire de son modèle depuis des lustres sans le savoir. Je lui ai dit : « Mais si Marilyn se regardait dans un miroir, ce qu’elle devait faire souvent, c’était Youna (le nom de ma copine) qu’elle aurait vue ». Ça l’a bien fait rire. La plus âgée était fiancée à un jeune beau pêcheur du nom de Youssof. Mais elle est tombée amoureuse de mon frère adoptif.

Tous les jours elle venait sur notre bateau le chercher (il y restait pour le garder). Comme elle était assez costaud, le pont chavirait sur le côté quand elle grimpait à bord. À ce signal, mon frère se jetait à l’eau malgré les requins à pointe blanche (très pacifiques) et nageait à toute vitesse jusqu’à la plage. La jeune femme riait à gorge déployée. Elle n’était nullement vexée et continuait à le poursuivre pendant tout notre séjour.

Illustrateur : Christophe Challange

À la fête de la pleine lune, Youssof le défia au combat au bâton. C’était un rituel entre deux rivaux pour une fille. Une sorte de danse sans violence. Assez beau à voir quand c’était bien exécuté. Mon frère refusait de combattre, il lui faisait comprendre qu’il n’y était pour rien. Mais Youssof n’en démordait pas, une question d’honneur. Finalement mon frère fut obligé d’accepter et avait tout fait pour perdre le bâton[2]. Youssof était content, il l’a pris dans ses bras.

Des moments comme celui-là, nous en avons connu d’autres, comme cette fois où un teneur de boui-boui nous proposa de nous arrêter et nous servit des boissons chaudes avec du riz gluant sucré. Nous avions d’abord refusé mais il insistait, et quand nous eûmes fini, nous n’avions rien pour payer. Sa boutique était très modeste, avec une table et deux bancs, quatre poteaux, quelques planches. Quand nous nous levâmes, il glissa un billet dans la poche de mon petit frère de 6 ans.

Ces gens n’avaient rien, ils pêchaient de quoi se nourrir et, quand ils avaient besoin d’acheter quelque chose en ville à 3h de bateau, ils partaient avec une cargaison de poissons pour se faire un peu d’argent, juste assez pour leurs courses du moment. Les premiers jours après notre arrivée, ils inondaient notre pont de poissons, toute leur pêche du matin ! Ma mère ma sœur et moi passions la journée à les vider, les sécher, ou les cuisiner à la vietnamienne (ca kho). Ils devaient penser que nous n’avions rien à manger avec les communistes. Ce qui n’était pas complètement faux.

C’était le paradis des enfants : la plupart n’allaient pas à l’école, ils s’amusaient toute la journée, apprenaient à aller à la pêche et à très bien nager. Filles et garçons. Les filles n’embarquaient pas pour le large, et pêchaient à la ligne. De peur que le génie de la mer fasse couler le bateau pour les capturer.

J’avais remarqué qu’ils étaient particulièrement robustes. Et contrairement au Vietnam, les familles avaient peu d’enfants. J’eus une explication assez vite. Ma sœur et moi dormions chez les villageois. La jeune femme de la famille venait d’accoucher. Le bébé, une petite fille, avait deux semaines : on l’exposait toute nue le soir sous l’auvent. Il pleuvait beaucoup un soir, elle hurla toute la nuit. La maman se leva pour lui donner la tétée puis la remit dehors. Je voulais la prendre avec moi. Mais elle me retint fermement de son bras musclé posé sur mes épaules. « Laisse la tranquille. Dans un mois, si elle survit, elle ne sera jamais malade ! »

Quelques semaines plus tard, nous fûmes « obligés » de quitter l’île (nous avions demandé l’asile en Malaisie) pour Kuala Lumpur puis de prendre l’avion pour Paris. Mes parents avaient reçu un peu d’argent de la famille de France, nous avons organisé un grand gueuleton dans la maison communale (un édifice au milieu des lagunes) et convié tout le village. On était une centaine, il manquait des places sous le grand toit, les gens se rassemblaient dans des barques tout autour. Nous étions heureux que nos amis acceptent avec naturel ce « merci ».

A la fin du repas, nous fûmes invités à nous joindre à la prière en nous tournant vers le soleil couchant. Au petit matin, il faisait encore nuit quand nous avons pris la direction du port de Trengganu. Il était 4h, des lueurs de torches et de briquets ondulaient doucement dans la pénombre pour nous dire au revoir. C’était notre première rencontre avec des musulmans.

Épilogue

Quand pendant les derniers jours d’avril 1975, quelques personnalités américaines sont venues à la maison pour presser mes parents à partir « dignement » en avion ou en bateau affrétés spécialement, mon père avait refusé leur offre en déclarant que « notre famille » choisissait de s’adapter ou de partager le sort des vaincus. Ma mère, qui avait dû organiser seule notre fuite pendant que mon père était en résidence surveillée, dit un peu plus tard, une fois que nous étions hors de danger dans notre paradis : « Les hommes ont le courage de mourir, les femmes ont celui de vivre ».

Ce récit est dédié à tous nos amis malais, en particulier à Hamid, notre « Zorba », à mes parents, à mon père capitaine au long cours qui nous avait emmenés à bon port ; et enfin à ma mère qui avait organisé notre fuite avec un courage et une détermination que seules les femmes peuvent avoir dans les circonstances tragiques.


La traduction en anglais du beau de témoignage de Jeanne Gerondeau est disponible sur le site de l’ambassade de France en Malaisie. https://my.ambafrance.org/Pulau-Redang-Pulau-Pinang-A-Story-about-Welcoming

[1] Ghẻ giải phóng, littéralement « la gale de la libération », a été un fléau pendant plusieurs années dans le sud du Vietnam. Elle aurait été apportée par les soldats sortis des maquis.

[2]Quand on perd le bâton, on perd le combat. La règle est ainsi afin d’éviter de toucher le corps de l’adversaire. Cela demande beaucoup plus d’agilité : se battre sans blesser.

Les illustrations de ce texte ont été réalisées par Christophe Challange.

Diplômé de l’école des Beaux-Arts, Christophe Challange cultive sa double culture, française et vietnamienne. Son travail est régulièrement exposé. Il a aussi participé à différentes publications sur le Viêt Nam et publié son premier récit graphique ‘Voyage en Viêtnamie’.

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