A propos du roman Le Temps des Génies Invincibles de Hoàng Minh Tuong

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Le patriarche Ky Phuc du village de Dông dans le delta du fleuve Rouge, a eu quatre fils : Khôi, Vy, Vong et Quac. Leurs destins respectifs dans le XXème siècle vietnamien représentent symboliquement le devenir d’un peuple et des groupes sociaux qui le composent : le cadre communiste faisant carrière dans l’appareil, l’écrivain prometteur qui subit l’excommunication du régime, l’ingénieur exilé au Sud puis aux Etats-Unis rongé par la nostalgie de sa terre natale et le paysan resté au village tentant courageusement, de son seul bras valide, de nourrir famille et ancêtres. En publiant une traduction en français de cet imposant roman, les Editions de la Frémillerie permettent au lecteur un regard sur l’Histoire contemporaine du Viêt Nam qui vaut tous les manuels de lycée. L’auteur, Hoàng Minh Tuong, fait preuve d’un remarquable sens de la construction narrative, qu’il allie à des scènes tantôt tragiques, tantôt triviales. Seuls quelques choix de traduction discutables rendent certaines subtilités difficilement accessibles au lecteur non vietnamophone ; des notes de bas de page supplémentaires auraient été bienvenues.

Ce ne sont pas les grandes dates que l’on trouve dans ce livre, il n’est question qu’en filigrane de la révolution d’août 1945, de Diên Biên Phu, du Têt 1968, de la prise de Saigon le 30 avril 1975 ou du Dôi Moi. Point d’héroïsme grandiloquent non plus, mais une fresque qui traite de l’héroïsme quotidien et des souffrances d’un peuple qui vit la guerre, bien malgré lui. « A Hanoi, on ne survit pas, on vit » écrivait Madeleine Riffaud dans un de ses reportages. Le Temps des Génies Invincibles décrit cela, le corps, la perte, le courage, l’espoir, l’amour… Comment ne pas s’émouvoir lorsque le jeune soldat vainqueur défile dans Hanoï et croise le regard de celle qui deviendra sa femme ? Comment ne pas tempêter de rage lorsque la mère d’enfants en bas âge est tuée par une bombe américaine tombée sur un marché ? La littérature, outre sa capacité à toucher l’âme, renseigne ici sur l’Histoire sociale : le lecteur prend la mesure du rationnement, des logements exigus, de l’emprise du régime sur les vies individuelles. Revenu de ses années de rééducation, le poète brillant qu’était Vy est un petit vieillard atteint d’une forme de démence, de débilité légère ; le cours de sa vie a été brisé par la marche de l’Histoire. Son épouse, quant à elle, doit se battre pour assembler les bouts de ficelle qui doivent acheter le riz pour les enfants et faire se tenir droit une maison boiteuse au fond d’une ruelle.

La langue vietnamienne regorge de mots pour décrire les sentiments, mots d’une telle justesse et d’une telle précision qu’ils peinent à trouver des équivalents dans les langues occidentales. Parmi ceux-là, le qualificatif « não nề » – l’idée d’une tristesse profonde et mélancolique – décrit le mieux une génération littéraire dont le représentant le plus célèbre est Bao Ninh avec son Chagrin de la guerre. Las peut-être de la censure et de la littérature révolutionnaire, les écrivains du Nord ont saisi l’opportunité du léger vacillement du Parti Communiste après le lancement du Dôi Moi, pour s’emparer d’un thème grave : parler d’une société meurtrie par la guerre qui peine à se reconstruire. Le travail de Hoàng Minh Tuong, né en 1948, est de cette facture là, réaliste et sans complaisance à l’égard du parcours de son pays – ce qui n’interdit pas la fierté et le patriotisme. La littérature, ici, est à une société ce que la psychanalyse est à un patient dépressif : elle décrit des mécanismes psychiques, tisse des liens logiques dans son inconscient.

Mais le roman ne s’arrête pas à voir les fils d’un cadre communiste devenir des millionnaires capitalistes, au contraire ! Un de ses atouts est de proposer une temporalité longue qui permet de saisir les changements d’époque, le passage de l’ancien au moderne. Quel monde se tient entre le grand-père et le petit-fils ! Dans sa nouvelle La dernière goutte de sang, Nguyên Huy Thiêp, autre écrivain important de cette génération, avait déjà eu l’intuition de faire comprendre l’évolution des mœurs et des mentalités dans une même famille, au fil du temps. Cette idée est développée par Hoàng Minh Tuong et étayée par la présence de personnages secondaires mi-réels mi-fictifs qui donnent de la couleur au contexte historique. On reconnaîtra Trân Duc Thao, le maître de Vy en philosophie ; le sous-colonel Vo Khang, dont on lit le nom à plusieurs reprises, n’est autre que Dang Van Viêt. Les exemples sont nombreux. Ainsi, en tant que fresque, Le Temps des Génies Invincibles peut être comparé à l’œuvre Les Thibault de Roger Martin du Gard, qui raconte la marche implacable de la France vers la Grande Guerre, saga tout aussi familiale où l’on croise Jaurès et l’odeur des tranchées.

Le succès qu’a connu le livre au Viêt Nam (plus de 200 000 exemplaires écoulés sous le manteau, si l’on en croit l’éditeur) n’est pas tout à fait une surprise. En cherchant sa modernité, le Viêt Nam cherche aussi son passé, son Histoire. Il a besoin d’auteurs tels que Hoàng Minh Tuong pour l’aider à faire ce travail.

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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