Dans un bref texte paru dans la revue Granta [1], Souvankham Thammavongsa raconte :

« Après la fin de la guerre du Vietnam, nous faisions partie de ces trois millions de réfugiés dont personne ne voulait. Mon père a construit un radeau en bambou pour traverser le Mékong. Je suis née dans le camp de réfugiés laotiens à Nong Khai, en Thaïlande, en 1978. Je pesais un kilo. Mon père me dit que c’était la taille d’une cannette de soda. Je n’avais pas d’acte de naissance. Rien ne certifiait que je sois née. “Apatride”, voici comment on appelle les gens comme moi. »

Souvankham Thammavongsa, auteure de quatre recueils de poésie qui lui ont valu plusieurs prix littéraires, n’a pas connu directement le pays de ses ancêtres. Lorsque ses parents, avec elle et son frère, ont pris le chemin du Canada, ils emportaient pour tout bagage une culture, un mode de vie, une mémoire ; leur destin allait devoir s’inscrire sur un autre territoire. Une aventure hasardeuse où ils devraient payer le prix de l’exil, en s’adaptant, tant bien que mal, au pays d’accueil.

Souvankham Thammavongsa a récemment publié au Canada, en anglais, un recueil de quatorze nouvelles, Le K ne se prononce pas [2], qui racontent avec sensibilité cette expérience du réfugié dans un coin de l’immense continent américain. Dans ces brèves histoires, parfois de simples coups de projecteur sur une situation, un moment de crise, les lieux ne sont jamais nommés, ce qui augmente le sentiment de précarité et de dépossession des individus. Dans l’une de ces nouvelles, intitulée de manière mystérieuse « Paris », une jeune fille surnommée Dang (« rouge », en laotien) comprend qu’elle ne pourra pas s’élever dans la société en poursuivant son travail pénible dans une usine de transformation de poulets, ni en se dénudant dans le cabaret de strip-tease adjacent, mais grâce à une opération de chirurgie esthétique, qui transformera son petit nez rond en un appendice pointu, plus américain d’apparence… On rencontre aussi Raymond, ce boxeur loser qui s’humilie en travaillant dans le salon de manucure de sa sœur, laquelle jure comme une charretière, rendue brutale par son nouvel environnement. Par quelques touches délicates, l’auteure fait comprendre que nos deux personnages sont originaires du Laos et que, comme tant d’autres figures rencontrées dans ces pages, leur identité de réfugiés constitue une fragile fondation intime au cœur de ce pays où toutes les surfaces semblent si dures et froides. Les divorces, les désertions ne sont pas rares. En Amérique, si l’on vient du Laos, peu éduqué, on travaille à l’usine ou à la ferme, et si on a reçu une bonne formation, on risque aussi, du moins un temps, de peiner à l’usine ou à la ferme : « Les hommes qui travaillaient dans ce champ avaient été au Laos médecins, professeurs, paysans possédant leurs propres terres, comme ma mère. »

Comment résister, comment se maintenir à flot ? Le lien entre les générations demeure fort. Au cours d’une fête traditionnelle, des amis proches « rigolaient toute la soirée – de petites bouffées d’air triste – et secouaient la tête, incrédules, en pensant à ce qu’ils étaient devenus dans ce nouveau pays ». Conserver son caractère enjoué, son sens de l’humour, envers et contre tous les aléas, voici certainement une qualité laotienne.

Dans un autre récit, la narratrice évoque en peu de mots la mort de son père, noyé lors de la traversée du Mékong. Mais elle n’insiste pas sur cette expérience tragique ; il y a d’autres choses à raconter, avec, à nouveau, ce sens du rire particulier : « Personne ne pleurait ni ne parlait avec tristesse. Tout le monde riait. Plus l’histoire était sombre, plus ils riaient. »

Comment rendre justice à ces existences fragmentées, à la rareté des moments de lumière ? L’auteure use d’une palette de couleurs poétiques, subtiles, se focalise sur des détails précis de la vie quotidienne, lesquels offrent une sorte d’ancrage existentiel. Elle évite toute sentimentalité ; la dignité des personnes résiste aux épreuves. Le Laos, le pays ancestral, et les territoires neufs de l’exil se trouvent reliés par l’imagination, par le rêve et le souvenir.

Souvankham Thammavongsa s’affirme pleinement comme une auteure « américaine », une voix mixte, s’inscrivant dans la lignée de grands nouvellistes tels que Raymond Carver et, avant lui, Carson McCullers. On espère qu’elle produira par la suite un roman, afin que son talent puisse s’exprimer sous une forme plus longue, dans la liberté d’écrire à partir de son identité d’origine – ou de s’en affranchir complètement, sans se soucier de poser en porte-parole d’une communauté, comme elle le fait dans quelques histoires figurant dans ce beau recueil.

Souvankham Thammavongsa, Le K ne se prononce pas. Traduit de l’anglais par Véronique Lessard. Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, 136 p.

Ce livre sort le 24 mars 2021 au Québec, et en France au mois de septembre 2021. Pour cet article, nous avons traduit les brèves citations ci-dessus à partir de l’édition anglaise : How To Pronounce Knife, Londres, Bloomsbury, 2020.


[1] « Notes on Craft », Granta, janvier 2018, disponible en ligne : https://granta.com/souvankham-thammavongsa-notes-craft/ (consulté le 22/02/2021).

[2] Le Giller Prize, l’un des prix littéraires les plus prestigieux du Canada, a été décerné au livre en novembre 2020.

Previous articleAnikachun, ou le portrait d’une diaspora pariant sur l’avenir du Cambodge
Next articleCoule, cher fleuve, coule…
Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

Laisser un commentaire