Photo non datée de mes grands-parents

Entre 1945 et 1975, nombre de familles franco-vietnamiennes ont quitté un pays, le Viêt Nam, où ils avaient été heureux. Le sort de ces rapatriés, enfants ou adultes, a beaucoup différé selon leur lieu et leur condition d’accueil. Mais ce qu’ils avaient tous en commun, c’est un sentiment de déracinement. Pour sa première contribution aux Cahiers du Nem, Warren Farinole signe un texte sensible et émouvant sur l’histoire de sa famille entre Saïgon et Paris.

Le 31 mai 1864 marque le début du lien qui m’unit au Viêt Nam. Mon arrière-arrière-grand-père maternel, Farinole Antoine Jean-Baptiste, est un Corse qui s’installe à cette date dans ce que l’on appelle à l’époque la Cochinchine. Il y restera jusqu’en 1889. Des sources que l’on possède, on lui ne lui connaît que trois filles, toutes nées durant sa vie dans la colonie, qu’il a eu avec Richardson Marguerite, issue d’une famille installée dans les colonies anglaises.

Notice administrative de la rue Farinole

Mon grand-père, Farinole André, naît à Saïgon en 1909 mais n’est pas reconnu par son père et prend le nom de sa mère. Il hérite de tout ce patrimoine colonial, terres, rue, plantations. C’est d’ailleurs une chose que mon père répète souvent lorsqu’il parle du Viêt Nam :

 « Au Viêt Nam, on était riches. Pépé avait plein de plantations de caoutchouc. »

De nombreuses vies au sein d’une seule est une bonne manière de résumer la sienne. Dans le rail ou en tant que représentant d’une marque de cigarettes, il fut amené à voyager à travers les colonies. Il rencontra ma grand-mère, Pham Thi Mười, dans un train. Puis il fut commissaire à Saïgon. La légende familiale raconte même qu’il aurait connu le gangster Bay Vien.

Il est difficile de documenter le passé de ma grand-mère, mais ce que l’on me raconte d’elle et les photos de l’album familial m’aident un peu à visualiser sa vie. La rencontre de mes grands-parents dans le train n’est pas datée. Ce que l’on sait néanmoins c’est l’âge auquel ma grand-mère a eu son premier enfant, à vingt-et-un ans, alors que mon grand-père était âgé de trente-neuf ans.

Mon père est donc né en 1955 à Saïgon, quelques jours après la partition du Viêt Nam, de l’union de Farinole André et de Pham Thi Mười, neuvième et dernière de sa fratrie.

Même si elle appartenait à une classe plus aisée que la plupart des Vietnamiens, le mode de vie de sa famille est très « vietnamien ». On fête le Têt, la porte de la maison est toujours ouverte à la famille maternelle, on n’y parle que vietnamien sauf lorsque d’autres Français sont invités. S’exprimer français est alors exigé, chose que mon père déteste à cette époque.

D’ailleurs, il n’aime pas non plus l’école française et les cours de catéchisme auxquels tous les enfants sont obligatoirement soumis par mon grand-père.

Mes grands-parents
1953, mon grand-père avec son équipe lorsqu’il était commissaire.

Bagarres, combats de coqs et autres bêtises de jeune garçon sont les anecdotes que mon père raconte toujours en rigolant, à cette époque, il est « tout le temps fourré dehors à faire les quatre cents coups avec Sang», un cousin du même âge que lui.

Une vie relativement tranquille et confortable pour un métis de nationalité française, dans un pays où l’influence française à cette période décline au profit des Américains.

Ce confort amené par mon grand-père est une des raisons pour lesquelles mon père lui voue un profond respect. D’ailleurs, durant toute ma jeunesse, il n’a eu cesse de me raconter les mêmes histoires, de cette vie aisée et heureuse au Viêt Nam. Je n’avais pas réalisé que l’on parlait de patrimoine colonial. Le jour où je lui ai fait la remarque, sa réaction a été plutôt indifférente. Ce que j’interprète non pas comme un soutien à la cause colonialiste, mais plutôt comme le rejet d’un fait qui entache les souvenirs de son père et du pays auquel il a été arraché.

En parallèle, la guerre du Viêt Nam se poursuit et dès 1967, mon père et ses frères et sœurs ne vont plus à l’école.

1967 est aussi l’année du mariage de mes deux grands-parents, pourquoi ne pas s’être mariés plus tôt ? Une autre question en suspend. La seule certitude que l’on peut avoir c’est que ce mariage a pour but de préparer un éventuel départ en France.

Deux années à vivre semi-cachés, en entendant parfois des tirs ou explosions même s’ils sont relativement à l’abri des conflits. Il me raconte souvent cette anecdote où un hélicoptère américain en vol stationnaire au-dessus de la maison a tiré sur ce qui devait probablement être des soldats du FNL – le Front national de libération du Sud Viêt Nam – cachés dans un cimetière à proximité.

« Les douilles tombaient sur le toit de la maison, je sortais dehors pour regarder et mémé m’ordonnait de rentrer me cacher dans la maison. »

La situation devenue invivable et dangereuse force mon grand-père à prendre la décision, en 1969, de partir vivre en France en tant que rapatriés.

« Pépé en arrivant en France, il était mort » m’a souvent répété mon père.

Les larmes coulent à flots, les biens sont perdus et la famille part dans un pays dont elle ne connaît rien hormis la langue.

Arrivés en France, ils se retrouvent en foyer dans des dortoirs.

« Je me souviendrais toujours de ça, pépé il ne dormait pas, je le retrouvais à 4h du matin assis dans les douches du foyer à attendre, et à l’ouverture des cafés, il m’emmenait boire un chocolat ».

Alors que mon père m’a raconté cette anecdote de nombreuses fois, la dernière fois qu’il l’a fait, il a éclaté en sanglots, me surprenant et me faisant comprendre qu’un vrai traumatisme existe derrière la distance qu’il tente de mettre dans sa façon de raconter les choses.

Mon père a alors quatorze ans et accuse deux années scolaires de retard. On lui fait rapidement comprendre qu’il faut choisir une voie professionnelle et rentrer dans la vie active.

Le choc vécu semble vite enterré au sein de la famille car au-delà du déracinement de la terre natale, il n’y a eu aucun drame. Tout le monde a pu venir sain et sauf en France, les premiers mariages et enfants de mes oncles et tantes arrivent assez vite et ouvrent un nouveau chapitre de la famille.

Les premiers petits-enfants

Mais dans toute cette fratrie, mon père semble être le plus marqué par ce passé. Au moment du rapatriement en France il est alors en pleine adolescence, une période souvent décisive dans la construction personnelle. Mes oncles et tantes sont alors soit plus âgés, déjà dans leur vingtaine, soit beaucoup trop jeunes pour en garder des souvenirs précis.

Alors qu’il ne jurait que par le vietnamien plus jeune, en France, cette langue ne devient plus que secondaire et uniquement parlée en famille. Est-ce là le signe d’une volonté d’oublier ? Je ne crois pas, parce qu’il parle encore du Viêt Nam de son enfance,bien qu’il n’y soit jamais retourné contrairement à d’autres membres de la famille.

J’ai pu constater que sa pratique et connaissance du vietnamien ont diminué au fil des années, alors qu’un de ses frères qui n’avait que sept ans lors du départ en France, a cultivé son identité vietnamienne et la langue auprès d’un entourage vietnamien extérieur à celui de la famille.

Quand j’étais plus jeune, fêter le Têt ou aller toutes les semaines manger au Vieux Saïgon, rue d’Ivry, rare lieu où mon père acceptait de parler en vietnamien en dehors du cercle familial,étaient des habitudes, comme pour entretenir cette identité, ou peut-être des souvenirs.

Les années passent et il ne reste plus que des bribes de cette identité vietnamienne. Mais comment lui faire le reproche ? Je me rends compte qu’il n’a passé que quatorze années de sa vie au Viêt Nam et les cinquante-deux autres en France.

Le Viêt Nam de mon père s’est arrêté en 1969, et ce n’est que depuis très récemment qu’il ne s’intéresse à ce qu’est devenu le pays de nos jours, à travers des vidéos postées par des Vietnamiens sur YouTube, son nouveau hobby. Partagé entre la curiosité de revoir sa terre natale et la peur, il dit qu’il ne supporterait pas un trajet en avion aussi long. Mais est-ce l’avion le problème ou bien le fait que la dernière fois qu’il l’a pris, il a dû abandonner toute son enfance derrière lui ?

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Warren Farinole dont les deux parents ont vécu le déracinement, du Viêt Nam pour son père et de la Kabylie pour sa mère, aime parler de l'Asie, de son passé et de ses évènements qui s'y déroulent sur un petit compte instagram @asiatalkmag

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