Annoncée depuis plusieurs mois, l’exposition V.I.E… a ouvert ses portes le 2 mars 2023 à la galerie A2Z. Après une série de rétrospectives individuelles telles que celles consacrées à Bao Vuong (fin 2021 et fin 2022) ou encore à Trần Trọng Vũ (automne 2022), la galerie présente le travail de huit artistes contemporains vietnamiens. Sélectionnées par la curatrice vietnamienne Lê Thiên Bảo, les 35 œuvres révèlent un pan de la scène contemporaine vietnamienne bien peu connu en France. La curatrice déroule avec nous le fil conducteur de cette exposition qui est, à bien des égards, unique en son genre.

            Au troisième étage, alors que j’attendais l’arrivée de Lê Thiên Bảo, l’un des fondateurs et directeurs de la galerie, Anthony Phuong, me rejoint pour me présenter l’exposition, « la première de ce genre » à Paris, voire en France. Devant nous, les six œuvres de Oanh Phi Phi (1979, États-Unis) ne cessent d’attirer  mon regard. Devinant ma fascination, le directeur m’invite à toucher les œuvres. Grande habituée des musées et du respect imposé par la scénographie de leurs expositions (en général de petits objets de ce genre sont placés sous vitrine et, même cette vitrine, on ose à peine l’effleurer, de peur d’y laisser de trop vulgaires traces de doigts), cette suggestion me fait écarquiller les yeux. Anthony Phuong me rassure : « C’est vraiment fait pour être pris en main ». D’un geste peu assuré, je tends donc mes mains vers les petits formats peints par Oanh Phi Phi. Ces surfaces noires brillantes me rappellent vaguement quelque chose. « Son but, c’est de faire comme si nous étions dans un Apple Store… Sous la plaque de fer, il y a un aimant permettant de remettre l’œuvre sur son socle . » Sur ces écrans immobiles, l’hyperréalisme des sujets (cartographies du Vietnam et de la Chine, scène de déjeuner rappelant les natures mortes contemporaines que sont les photographies de nos repas, postés sur Instagram…) tranche avec la longue tradition des scènes de genres stylisées des laques vietnamiennes, qui font bien souvent le succès des maisons de vente aux enchères françaises (on pense, par exemple, à la récente adjudication à 1 004 400€ d’un paravent de Nguyễn Gia Trí à l’Hôtel Drouot).

            Sur ces entrefaites arrive Bảo. Face aux laques de Oanh Phi Phi, elle s’esclaffe et nous confie que, le jour du vernissage, le photographe officiel a omis de les photographier. « Il a cru que c’était des dispositifs électroniques de la galerie ! »

Oanh Phi Phi, PRO SE – Wayfaring 1 (map of Hanoi), 2020, laque sur plaque de fer, 25,4 x 18,2 x 1 cm
Oanh Phi Phi, PRO SE – Wayfaring 5, 2020, laque sur
plaque de fer, 28,2 x 21,7 x 1 cm.

            Le commissariat de V.I.E… a été effectué autour de cette idée-même : faire redescendre des cimaises les œuvres d’art et les réintégrer pleinement à notre vie quotidienne. La polysémie du titre « V.I.E » l’indique : l’exposition est un assemblage de trompe-l’œil, des objets feints de notre quotidien (matelas, tablette électronique, assiette en céramique) dont le style et la technique rappellent le mélange des cultures contenues dans le langage vietnamienmême ( cham, chinois, français, américain), que traduit l’appellation du clavier numérique vietnamien « V.I.E ».

            Au cours de notre entretien, la curatrice rappelle que la sacralisation de l’art au Vietnam est due à l’influence et la propagation de la pensée occidentale. « Beaucoup d’historiens de l’art, lorsqu’ils écrivent à propos de la période indochinoise, avancent que Nguyễn Gia Trí (1906-1993) fut parmi les premiers artistes à élever la technique de la laque, la faisant passer de l’artisanat à l’art. C’est une vision erronée des choses. » Cette hiérarchisation faite entre art et artisanat arrache à la culture vietnamienne ses pratiques traditionnelles. Élevées au rang d’objets d’art, les laques et les peintures sur soie sont conservées à l’abri des regards, comme des artefacts luxueux réservés au seul regard d’une élite occidentale – le « western gaze », selon les termes de Lê Thiên Bảo. Dépossédées de leur pouvoir d’expression pour ne répondre qu’à un désir de beau, les techniques dites traditionnelles sont délaissées par les artistes et critiques, qui les jugent désormais inadaptées à la formulation de réflexions sur le Vietnam contemporain.

            Les œuvres de Bùi Công Khánh, Hoàng Thanh Vĩnh Phong, Lê Thuý, Nguyễn Thị Châu Giang, Nguyễn Thúy Hằng, Phi Phi Oanh, Richard Streitmatter-Tran et Võ Trân Châu, assemblées par Lê Thiên Bảo, témoignent, au contraire, de la force d’expression encore  vive de ces techniques et matériaux. Mieux encore, elles seraient le parfait médium, le parfait langage permettant d’exprimer des idées, des pensées et des inquiétudes contemporaines relatives au Vietnam.

            L’œuvre entière de Oanh Phi Phi exprime cette volonté de réapprivoiser la laque, une technique qui, à force d’être utilisée pour satisfaire une certaine élite, se fragilise et se perd. Car nombreuses sont les galeries vietnamiennes proposant des laques faites à la chaîne, presque industrielles. Ces objets mercantiles, vides d’intention, prouvent combien l’artisanat, à force d’être mis au service d’un présupposé beau, perd de son sens. Les formats et les sujets vernaculaires traités par Oanh Phi Phi sont autant de manières de reconsidérer la laque comme moyen d’expression, permettant de retranscrire le mode de vie des vietnamiens et les questions qui les traversent.

Võ Trân Châu, La femme s’appuyant sur la peau de tigre (Cô Gái Và Bộ Da Hổ), 2023, vêtements
usagés, fil, 120 x 230 cm.

            Võ Trân Châu (1986, Vietnam) œuvre également dans ce sens. Son travail lui permet une double réappropriation : celle de l’artisanat vietnamien et celle de son corps. Issue d’une famille de tisseurs, l’artiste recompose à l’aide de vêtements usés des photographies coloniales. L’œuvre La femme s’appuyant sur la peau de tigre (CÔ GÁI VÀ BỘ DA HỔ) interroge le regard extérieur posé, encore aujourd’hui, sur le corps des femmes vietnamiennes. Le choix même de la couverture, dont les tissus assemblés en patchwork brouillent l’image, signifie cette réappropriation de soi et de son corps que l’on interdit à tout regard objectifiant, colonial.

            Pour beaucoup de ces artistes, le matériau sert à exprimer ce que ressent le corps. Dans cette même optique, Lê Thuy (1988, Vietnam), utilise la peinture sur soie pour exprimer ses interrogations sur le statut de la femme au Vietnam. « Il y a beaucoup d’attentes envers les femmes au Vietnam. Il faut être, d’une certaine manière, comme de la soie : flexible mais forte, douce mais également endurante », commente Lê Thiên Bảo. Des interrogations reprises par Nguyễn Thị Châu Giang dans The Youth, où la jeune femme en quête d’émancipation s’éloigne du groupe de femmes âgées, incarnation d’une tradition peut-être sclérosée, tout du moins contraignante, à laquelle la jeunesse ne souhaiterait plus se soumettre entièrement.

Nguyễn Thị Châu Giang, The Youth, 2022 aquarelle et pigments sur soie, 80 x 140 cm.

            Au milieu d’une scène artistique saturée de personnes « […] ayant des idées sans savoir les exécuter », la curatrice nous incite ainsi à rediriger notre regard vers la matérialité des choses du quotidien et à les scruter pour y déceler le message dont celles-ci peuvent être porteuses.

Ces artistes vietnamiens se font à la fois artisans et traducteurs, trouvant dans les techniques anciennes une manière d’interroger l’histoire et de retranscrire les problématiques traversées par leur pays. Lê Thiên Bảo insiste d’ailleurs sur la différence à faire entre ces artistes, profondément liés au Vietnam et à ses différentes communautés (Bùi Công Khánh a tissé de très forts liens avec les habitants de Bát Tràng où il s’est formé à la pratique de la céramique) et les artistes de la diaspora, tournés vers des problématiques plus larges, internationales. 

            Chacun des artistes sélectionnés par la curatrice a atteint une certaine maîtrise du médium qu’il pratique, leur intérêt pour celui-ci survit aux diverses tendances et inquiétudes mondiales. « Ils connaissent tous extrêmement bien leurs sujets et matériaux, ils les ont pratiqués pendant des années. Ce n’est pas un intérêt passager, ils ne se disent pas “cette année je vais parler d’immigration et l’année prochaine d’environnement. ” Ils sont dans leur bulle, et cette bulle c’est le Vietnam. Ils regardent au dehors mais ils ne suivent pas les tendances internationales. Aucun des artistes de cette exposition ne parle d’environnement, par exemple. »

Bùi Công Khánh, Gia Đình Văn Hóa #1, #3 et #2, 2013, Bát Tràng céramique,
peinte à la main, 35 x 5 cm.

            Cette scène, « sous bulle », est une scène de l’entre-deux. Elle ne se soucie ni des problématiques internationales – bien qu’elle les perçoive, la bulle étant transparente – ni des règles du marché de l’art. Aussi cette scène si particulière est-elle souvent jugée « trop banale pour les musées » (les laques et les céramiques vietnamiennes seraient trop décoratives, trop peu radicales pour les musées d’art contemporain) et trop expérimentales dans ses sujets pour les collectionneurs, habitués à un certain concept du beau depuis longtemps associé à l’art vietnamien. C’est peut-être là la réussite de cette exposition : parvenir à assembler et cristalliser une juste image du Vietnam contemporain par des Vietnamiens. Une image si peu connue qu’elle en est déstabilisante.


Exposition V.I.E… du 2 mars au 1er avril 2023, A2Z Art Gallery, 24 rue de l’Echaudé, 75006 Paris.

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Eléonore Tran est diplômée d’Histoire de l’Art (Université Paris I – Panthéon Sorbonne) et de Lettres Modernes (Université de Paris). Spécialisée en histoire de la photographie, ses recherches se concentrent autour de la photographie vernaculaire et de la mémoire de la diaspora vietnamienne.

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