le 10 juillet 2017

Nguyen Ngoc Nhu Quynh, blogueuse vietnamienne originaire de Nha Trang et écrivant sous le pseudonyme de Me Nam (la mère des champignons), vient d’être condamnée le 28 juin par le tribunal populaire de la province de Khanh Hoa à une peine de 10 ans de prison ferme, en vertu de l’article 88 du code pénal, qui définit les « crimes de propagande contre l’Etat ». Elle avait été arrêtée à son domicile le 10 octobre 2016, dans ce qui avait tout l’air d’être une réaction mécanique des autorités de son pays à l’agitation qui avait cours.

Une société civile qui tente de se mouvoir

En effet, depuis avril 2016 et un très grave scandale environnemental dans le centre-nord du pays, un mouvement social était né. La société civile vietnamienne, qui était cette fois beaucoup plus large que les associations ou organisations non-gouvernementales politisées, s’était émue de la pollution aux métaux lourds de la mer provoquée par les rejets d’une aciérie de la société taïwanaise Formosa Plastics. L’écosystème marin en avait été lourdement affecté, à raison du spectacle désolant de milliers de tonnes de poissons échoués sur plus de 300 kilomètres de côtes. Le dilemme avait été cruel pour les autorités. Un des responsables taïwanais de la communication de l’usine l’avait alors résumé dans une formule relevant de la provocation froide : « entre les poissons et l’acier, il faut choisir ». Entre les 10 milliards de dollars investis dans une province enclavée du centre du pays et la survie de l’économie littorale traditionnelle, le choix d’un pays cherchant à se développer à tout prix avait été fait, sans compter que les services provinciaux compétents avaient su profiter de l’affaire. Mais cela n’avait guère plu à une jeunesse éduquée qui percevait, dans la question environnementale, un type de revendications qui lui permettait d’être entendue tout en évitant la confrontation avec le Parti communiste vietnamien (PCV) sur les sujets qui fâchent (la nature du régime, la relation avec le grand frère chinois, etc.). Les premières protestations, celles du mois de mai 2016 dans les grandes villes, avaient été jugulées avec une application toute militaire. Le mouvement était alors revenu vers le lieu où le premier acte de ce drame s’était noué : la province de Ha Tinh, à 400 kilomètres au sud de Hanoï, où est située l’usine pollueuse. L’Eglise catholique vietnamienne, qui croyait avoir appris à louvoyer à la mesure des années, avait vu certains membres de son clergé s’investir dans la défense des victimes. Le 2 octobre 2016, un rassemblement d’environ 5000 personnes avait ainsi eu lieu devant l’usine pollueuse et des prêtres catholiques, souvent des « curés de campagne », avaient pris la parole à la tribune. Me Nam pour sa part, même si elle n’y assistait pas personnellement, avait voulu, comme toute une génération de blogueurs et d’activistes vietnamiens ayant fait leurs gammes sur le web 2.0, s’en faire l’écho, si ce n’est le porte-voix.

Ho Chi Minh-Ville, en juin 2017, était encore étonnée d’avoir subi des pluies torrentielles pendant toute la saison sèche, et se passionnait pour un procès de droit commun, opposant une « reine de beauté » à un homme d’affaires sur fond de chantage financier, dont la publicité médiatique avait quelque chose d’outrancier. A trois cent kilomètres plus au nord avait pourtant lieu simultanément un procès qui devait confirmer le virage autoritaire du régime, amorcé depuis le XIIè congrès du PCV en janvier 2016. Me Nam est condamnée à dix ans de prison ferme, dans la relative indifférence des masses. Voilà une peine dont la sévérité surprend jusqu’à l’observateur habitué à recevoir, à un rythme hebdomadaire, la nouvelle d’une bastonnade d’activiste ou l’arrestation d’un vieil écrivain. Pour « Propagande contre l’Etat » ou « Abus des libertés démocratiques » (les « crimes » définis respectivement par les articles 88 et 258 du code pénal), les peines ont en moyenne été comprises, dans les dix dernières années, entre trois et six ans de prison. Dix ans, c’est long. C’est long pour une femme de 38 ans, mère de deux enfants en bas âge. C’est encore plus long pour une personne qui n’a fait, somme toute, qu’exprimer ses vues par écrit. Le Vietnam est assurément un pays plus complexe que le laissent penser les rapports de Human Rights Watch ou de Reporters sans frontières. Il en reste que, même en tentant de se refuser au simplisme de traitement auquel s’abandonnent souvent les Occidentaux sur ce pays, il y a un devoir moral à souligner l’injustice fondamentale de cette condamnation.

Le retour des vieux fantômes

Si les affaires ayant trait à la question des droits de l’homme et de la liberté d’expression sont courantes, celle-ci doit bien être comparée aux plus emblématiques : la condamnation de M. Tran Huynh Duy Thuc, dissident ayant proposé une opposition intellectuellement construite au monopole du pouvoir par le PCV, à 16 ans de prison. Il avait été jugé à Ho Chi Minh-Ville  en janvier 2010 en même temps qu’un avocat, M. Le Cong Dinh, qui a lui passé plus de quatre ans en prison avant d’être placé sous résidence surveillée en 2015. L’arrestation en 2014, puis la condamnation en mars 2016, du blogueur Anh Ba Sam (Nguyen Huu Vinh, de son vrai nom) et de son assistante Nguyen Thi Minh Thuy, à respectivement cinq et trois ans de prison. Le blogueur Nguyen Van Hai (Dieu Cay) avait lui écopé de douze ans de prison, en septembre 2012, avant d’être relâché et exfiltré vers les Etats-Unis en 2014. L’avocat Cu Huy Ha Vu avait passé quatre ans en détention entre 2010 et 2014, avant d’être lui aussi relâché puis exfiltré aux Etats-Unis pour raisons de santé. Enfin, un professeur de mathématiques franco-vietnamien né en 1955, Pham Minh Hoang, avait passé 17 mois en prison entre 2010 et 2012, pour « activités visant à saper l’autorité de l’Etat ». Le 17 mai dernier, une décision signée par le Président de la République vietnamienne, M. Tran Dai Quang, l’a déchu de sa nationalité. Il a été expulsé du territoire le 25 juin dernier et se trouve actuellement à Paris. Il y a, au total, plus de cent personnes actuellement emprisonnées au Vietnam pour des raisons politiques.

Il existe un lien, supposé ou réel, entre ces diverses affaires : les relations de la dissidence vietnamienne avec les partis vietnamiens de l’étranger, et tout particulièrement celui dit de la « réforme » : le Viêt-Tân. Fondé au début des années 1980 par un ancien amiral de la République du Vietnam (la République de Saïgon avant 1975), ce parti n’a officiellement abandonné la lutte armée qu’au milieu des années 2000 et est toujours considéré par Hanoï comme une organisation terroriste. Il dispose d’appuis puissants aux Etats-Unis, y compris au Congrès à travers la représentation du 39ème district de Californie, et de réseaux en Europe et en Asie du Sud-Est au sein des diasporas. Ainsi, le professeur Hoang n’en était pas simplement un membre revendiqué après avoir adhéré en France à cette organisation ; il en était le représentant officiel. Quant à Tran Huynh Duy Thuc et Le Cong Dinh, il leur est reproché certaines rencontres qu’ils auraient faites en Thaïlande, à Phuket et Pattaya, au mois de mars 2009, avec des Vietnamiens de la diaspora militant activement dans des partis politiques qui ne tiennent pas exactement Hô Chi Minh pour l’oncle de la nation.

Et voilà que nous sommes témoins de l’agitation d’un vieux spectre. Celui d’une guerre entre Vietnamiens qui avait duré longtemps et dans laquelle les divers acteurs jouissaient de liens avec les puissances étrangères. L’historiographie fait mine, depuis une quinzaine d’années, de découvrir que le Nord était bien plus soutenu par la Chine et l’URSS qu’on ne le croyait. Quant au Sud et à l’intervention américaine, c’est un procès qui, contrairement à la dimension expéditive des procès politiques vietnamiens de notre époque, n’aura jamais fini de s’instruire, au moins en apparence.

Me Nam avait-elle des liens avec le Viêt-Tân ? Non, pas à première vue. Mais elle était membre d’un réseau, le « réseau des blogueurs vietnamiens » (Mang Luoi Blogger VN), qui s’affichait comme clairement proche et favorable à la politique américaine d’influence dans leur pays, souvent à coup de selfies pris « spontanément » avec tel ou tel diplomate, et qui pouvaient se retrouver publiés dans Voice of America ou la BBC dans la journée même. Une partie de la dissidence actuelle, qui va au-delà des résidus de la défunte République du Sud, se montre en effet séduite par le discours catéchisant développé par les missionnaires du Département d’Etat. A tel point que l’on trouvait encore en 2014-2015, chez de vieux membres du PCV devenus critiques entre temps, des défenseurs ardents du projet de partenariat trans-pacifique (TPP) de M. Barack Obama, car ils y voyaient le moyen d’échapper à l’influence de la Chine. Les Etats-Unis – c’est tout à leur honneur – prennent systématiquement position sur toute violation apparente des droits de l’homme au Vietnam, mais ne souhaitent officiellement plus renverser le régime de Hanoï. C’est en tout cas ce qu’aurait assuré M. Obama au Secrétaire général du PCV, M. Nguyen Phu Trong, dans le bureau ovale en juillet 2015. Pour autant, ils continuent à appuyer (certes plus politiquement que financièrement), certaines organisations que le PCV considèrent ouvertement comme ennemies. Parmi celles-ci, le Viêt-Tân. Ce parti n’a assurément pas la haute main sur toute la dissidence mais il est un épouvantail pratique à agiter et qui sert à discréditer toute velléité d’organisation autonome de la société civile, comme ce fut le cas en mai 2016 où un communiqué de presse du ministère de la sécurité publique décrivaient les manifestations à propos du scandale Formosa comme « organisées par les terroristes du Viêt-Tân », après que certains des représentants de ce parti ont eu des contacts avérés avec les manifestants. Il reste à observer si M. Donald Trump, qui a rencontré l’actuel Premier ministre Nguyen Xuan Phuc à deux reprises, se placera ou non dans la continuité de son prédécesseur sur ces questions.

Néanmoins, il n’est pas moins évident que l’idée de la main de l’étranger fait bondir de leur fauteuil d’osier les vieux Léninistes de la place Ba Dinh à Hanoï. L’ingérence étrangère, ou plutôt occidentale, hâte la police politique dans le déroulement de son calendrier répressif. En ce sens, les diverses visites rendues par des diplomates occidentaux, américains ou européens, au domicile de Me Nam dans les mois ou les semaines qui avaient précédé son arrestation, ne l’ont peut-être pas aidée. Depuis sa condamnation, il court à Ho Chi Minh-Ville la rumeur qu’elle pourrait être, après quelques mois de prison, exfiltrée vers les Etats-Unis. Cela est tout à fait plausible au regard du fait qu’elle a récemment été désignée, en mars 2017, comme récipiendaire du prix « International Women of Courage » par Mme Melania Trump, et qu’il s’agit d’une pratique à laquelle le Département d’Etat ne rechigne pas. L’un des deux derniers exfiltrés en date, le blogueur précédemment mentionné Nguyen Van Hai (Dieu Cay), s’était lui affiché dès son arrivée sur le sol américain avec un drapeau jaune à bande rouges, qui rappelle qui veut à ses bons souvenirs.

Un pays qui a changé de visage depuis le XIIème congrès du PCV

Le XIIème congrès du PCV, qui s’est tenu en janvier 2016, a été, avec le départ à la retraite du Premier ministre Nguyen Tan Dung, une véritable rupture. La plupart des commentateurs, y compris vietnamiens, s’attendaient pourtant à le voir briguer de nouveau l’un des quatre postes clef du régime. En l’occurrence, il se disait dans les milieux informés qu’il était en mesure de devenir Secrétaire général du Parti et d’organiser une fusion de cette fonction avec celle de Président de la République, afin de créer un régime centré autour d’un homme fort, à l’instar du pouvoir dont dispose M. Xi Jinping en Chine populaire. C’était sous-estimer la spécificité du pouvoir vietnamien, plus collégial qu’ailleurs, et la capacité d’alliance des factions opposées à un Premier ministre puissant, mais qui était loin de faire l’unanimité. Ainsi, M. Tran Dai Quang, jusqu’alors ministre de la sécurité publique, et M. Nguyen Phu Trong, Secrétaire général depuis 2011, ont conclu un pacte qui a permis l’éviction de l’encombrant M. Dung, que plusieurs procès d’hommes d’affaires de son réseau entre 2012 et 2015 n’avaient su déstabiliser. M. Tran Dai Quang est devenu Président de la République et M. Trong est enfin « entré en fonctions » avec le renouvellement de son mandat, tandis que M. Dung était condamné à tenter, du mieux qu’il pouvait, de recaser ses séides dans le nouvel organigramme gouvernemental. Mais cette soudaine convergence de vues entre les gardiens du temple de l’orthodoxie et des policiers dont le pragmatisme aux affaires n’était pas loin de signifier une tendance à l’autoritarisme devait nécessairement avoir des conséquences pour les orientations du pays.

Le Vietnam est à la recherche d’un équilibre entre trois grandes puissances que sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie, tout en jouant de son appartenance régionale à l’association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Cet exercice de funambulisme diplomatique avait néanmoins souvent été résumé en une opposition entre les pro-américains, dont le chef de file putatif était M. Dung, et les pro-chinois, emmenés par M. Trong. Il s’agissait là d’un simplisme dont la séduction avait pu opérer jusque dans les rangs de la dissidence, mais qui ne prenait pas en compte la complexité de la nature du pouvoir.

  1. Dung disposait effectivement de liens avérés avec les Etats-Unis, qu’il entretenait, au-delà des usages diplomatiques, via les affaires de sa famille. Sa fille, Mme Nguyen Thanh Phuong, est en effet à la tête d’une banque très influente à Ho Chi Minh-Ville, bien nommée Viet Capital[1]. Elle avait épousée un citoyen américain d’origine vietnamienne, M. Henry Nguyen, qui dirige pour sa part un fonds d’investissement très actif dans les médias et les nouvelles technologies en Asie du Sud-Est, IDG Venture. Il était de notoriété publique que le couple avait des liens privilégiés avec les milieux d’affaires américains, qui leur avait permis, entre autres, d’obtenir la licence pour ouvrir les premiers restaurants MacDonalds dans le pays en 2013. Mais le père était trop malin pour avoir mis tous ses œufs dans le même panier : il fréquentait toutes sortes d’hommes et de femmes d’affaires ayant commencé leurs activités en Russie, en Europe de l’Est, en Chine, ou simplement à l’intérieur des frontières depuis le milieu des années 1990. Ancien gouverneur de la banque centrale vietnamienne avant d’accéder au devant de la scène politique, il avait su jouer de la baguette magique pour faire disparaître certaines dettes douteuses d’entrepreneurs afin de gagner sur eux de l’influence. Naturellement, l’art de la relation voulait qu’à terme, les faveurs soient rendues.

Trong, pour sa part, avait été le rédacteur en chef de la revue « Communisme » (Tap Chi Cong San), et à ce titre un théoricien du pouvoir, avant de faire de la politique. Son intérêt intellectuel pour la Chine n’est pas une soumission, comme voudraient le faire croire un peu trop rapidement certains dissidents anti-chinois. Mais il est sujet à une forme de fascination de la puissance qu’a su développer le grand frère : il veut rendre immuable le système du Parti unique et croit fermement, bon lecteur de Lénine, que les institutions doivent être disciplinées et tenir la société dans le creux de leur main. Nul doute qu’il a observé avec attention les campagnes anti-corruption menées par M. Xi Jinping et qu’il s’était délecté du feuilleton qu’avait été l’affaire Bo Xilai. Il en reste que, malgré le prestige, théoriquement suprême, de la fonction qu’il occupe depuis 2011, l’activité débordante de l’ancien Premier ministre l’avait conduit à devoir prendre son mal en patience.

Derrière les débats sur le TPP et les enjeux territoriaux en mer de Chine méridionale, voilà bien ce qui s’était tramé en coulisses du XIIème congrès du PCV. Alors, celui qui en est sorti vainqueur a eu beau jeu et grand intérêt à sécuriser sa victoire en essayant de neutraliser au plus vite les réseaux clientélistes de son adversaire. L’aide de la sécurité publique, qui réside désormais, en la personne de M. Tran Dai Quang, au palais présidentiel, a été bienvenue. Entre 2016 et 2017, une campagne anti-corruption très agressive a été menée. Elle visait, sans que cela fût jamais ouvertement explicité, les réseaux de M. Dung. La principale victime à ce jour est l’ancien ministre des transports devenu entre temps secrétaire municipal du Parti à Ho Chi Minh-Ville, M. Dinh La Thang. Cet ancien président-directeur général du groupe pétrolier national PetroVietnam devait en grande partie sa carrière à l’ancien Premier ministre. Après plusieurs arrestations (dont certaines, ratées, avait conduit à la fuite des suspects à l’étranger) et de très insistants bruits de couloir pendant plus de six mois, M. Dinh La Thang a été démis de ses fonctions de dirigeant de la plus grande ville du pays et exclu du bureau politique en avril 2017. La prochaine cible de cette campagne pourrait être la fille de l’ancien Premier ministre en personne, après qu’elle a été mise en cause dans une obscure transaction de rachat d’une filiale de l’opérateur téléphonique MobiFone, transaction dans laquelle sa banque avait joué le rôle de conseil. Il va sans dire que toutes les mouches n’ont pas encore été attrapées.

La tentation de l’oppression

Nguyen Phu Trong et Tran Dai Quang ont désormais les mains libres pour mettre en œuvre leur projet politique, qui est une réhabilitation de l’autorité de l’Etat et du Parti dans une société gangrenée par la corruption et où la défiance envers les institutions est généralisée. Ils veulent faire le ménage et ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. Rapidement après le congrès de 2016, ils ont durci le contrôle sur les organes de presse et mis violemment au pas les blogueurs, lanceurs d’alerte et autres journalistes indépendants qui avaient eu l’indécence de vouloir se faire entendre. La condamnation de Me Nam n’est pas un cas isolé. Depuis 2016, le rythme des arrestations et des violences s’est accru et les victimes n’en sont pas seulement celles et ceux qui avaient des liens avec les Etats-Unis.

L’appel, lancé en avril 2006, du groupe d’activistes du « Bloc 8406 » pour les libertés démocratiques au Vietnam avait trouvé une certaine résonance, car le web 2.0 et la naissance des réseaux sociaux permettaient une circulation de l’information plus rapide et l’accès à d’autres sources que celles contrôlées par le ministère de l’information et de la communication. Depuis, en une dizaine d’années, un système de contre-information et de réponse à la censure s’était développé sur les réseaux sociaux, et tout particulièrement Facebook, qui compte plus de 40 millions d’utilisateurs dans le pays.  Les blogs et la divulgation d’informations ont permis des avancées réelles, notamment  quant à la prise de conscience de la corruption des élites. Ils ont aussi permis qu’un débat s’amorce autour de la questions des libertés publiques. Pour le Parti, c’était un risque, au moment où avaient lieu les printemps arabes. Alors, il a été décidé de développer, au sein du ministère de la sécurité publique, une unité de « riposte » sur internet : des petits soldats payés à scruter les réseaux sociaux et à répondre systématiquement aux nouvelles déplaisantes avec l’argumentaire produit au préalable par les autorités. Six ans plus tard, M. Trong semble s’être lassé de cette guerre numérique et veut envoyer un signal fort à quiconque voudrait placer trop haut et trop fort ses espoirs en une transition démocratique à la birmane.

Hanoï se sent menacée à l’extérieur, avec la poldérisation et la militarisation menée par la Chine des archipels Spratly et Paracels. Pour cela, elle veut se montrer impitoyable avec toutes les menaces qu’elle perçoit à l’intérieur. Les blogueurs et les activistes d’abord, mais aussi l’armée populaire, qui avait commencé à prendre un peu trop son indépendance en développant des affaires économiques propres. Du côté de la place Ba Dinh, on se montre aussi très attentif à ce qu’il se passe dans le monde. Au renforcement du pouvoir de M. Erdogan après le coup d’Etat raté de juillet 2016, à l’arrestation de M. Navalny en Russie, et bien sûr, aux manœuvres institutionnelles de M. Xi en Chine. M. Trong a froidement analysé le discrédit des démocraties électorales et la perte de prestige de l’Occident après le Brexit et l’élection de M. Donald Trump. Il a préparé sa réplique, si quelqu’un venait jamais à lui faire une remarque sur le durcissement de son régime.

Une diplomatie des droits de l’homme ?

Un diplomate belge autrefois en poste à Hanoï s’étonnait que, à la pause d’un séminaire sur la torture organisé par son Ambassade et avec le soutien de l’Union européenne, dans le but de convaincre le ministère de la sécurité publique de l’inhumanité de cette pratique, les policiers vietnamiens se montrent hilares à la pause café. Assurément, il y a ce qu’on fait semblant de dire et ce qu’on dit vraiment, et les communistes vietnamiens, qui se targuent d’avoir vaincu la France, l’Amérique et la Chine au cours du même siècle, n’aiment pas beaucoup qu’on leur donne des leçons. Une diplomatie des droits de l’homme de la protestation et de l’affichage n’est guère efficace ; c’est pourtant ce à quoi beaucoup s’obstinent. Le Vietnam est un pays en développement, et la seule façon d’obtenir de ses dirigeants une autre réaction qu’une indifférente politesse, est de parler d’affaires et de signatures de contrats. Le projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Vietnam, dont le texte doit encore être ratifié par certains parlements des Etats membres, offrait une opportunité de négociation sur ces questions. C’est risqué, bien sûr ; cela pourrait conduire les Vietnamiens à « spéculer » sur leur réserve de prisonniers politiques, à en faire une monnaie d’échange. En parallèle d’une réflexion sur l’ingérence et sur la cohérence de la diplomatie des Etats membres, les Européens doivent être conscients de ce risque de dévoiement s’ils souhaitent se livrer à ce jeu, après, notamment, que le dissident Dang Xuan Dieu a été accueilli en France à la fin de l’année 2016. Sans réflexion stratégique, ils n’auront plus, à terme, qu’une importance toute relative, et devront faire des concessions de plus en plus vexatoires face à un PCV qui a, pour sa part, une idée très précise de ce vers quoi il veut aller[2].

[1]Elle aurait quitté ses fonctions de direction à la tête de Viet Capital au cours du mois de juin 2017.

[2]Le « kidnapping » d’un ex-magnat vietnamien du pétrole en plein centre de Berlin quelques jours après la rédaction de cet article peut être compris dans ce sens.

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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