Elle s’appelait Branche de Jade. Elle était toute petite et avait des cheveux d’un noir de jais, qu’elle portait très longs. Une fois par semaine, après que la soubrette de la maison les lui avait lavés, sa mère les huilait soigneusement et les divisait en deux tresses brillantes comme deux serpents d’eau. Branche de Jade aimait ces moments de tendresse. Elle se laissait aller contre les jambes de sa mère, entre lesquelles elle était assise, tout en chantant des petites chansons. Sa mère la laissait faire, goûtant elle aussi sans doute ce moment, même si elle n’était pas particulièrement affectueuse.

La famille de Branche de Jade était issue de la petite bourgeoisie de la province du Guangdong, grande région du Sud de la Chine. La capitale, Canton, se trouve à moins de deux heures de train de Kowloon, la partie « continentale » du territoire de Hong Kong. Ses parents, des marchands de meubles, vivaient dans l’aisance, mais n’étaient pas particulièrement cultivés ni même instruits. Ils avaient cependant veillé à ce que leurs enfants reçoivent une instruction minimum, suffisante pour savoir lire, même les filles. C’était plutôt étonnant pour l’époque, mais cela pouvait pourtant paraître logique à la suite du Mouvement du 4 mai[1].

L’enfance de Branche de Jade et sa jeunesse étaient sans histoire mais profondément ennuyeuses, qui n’auront été ponctuées d’aucun événement exceptionnel. Lorsqu’elle eut à peine 16 ans, les marieuses se bousculèrent pour lui proposer un parti car elle avait la réputation d’être jolie : elle avait une peau extrêmement fine et blanche, presque translucide, des grands yeux doux et des lèvres fines et sensuelles. Le plus beau parti de la ville, le fils du plus riche propriétaire de la province, lui fut proposé et elle l’accepta. Mais ce bonheur fut de courte durée, car bientôt la future belle-famille découvrit qu’elle avait une tache de naissance à la tempe gauche. Celle-ci n’avait pas été remarquée tout de suite car à moitié cachée par sa frange, mais elle fut considérée comme pouvant porter malheur à la famille où elle vivrait et les parents du fiancé ne voulurent pas prendre de risque.

Jade dût se contenter d’un second choix : un jeune homme dont la famille était moins riche et qui n’avait pas fait autant d’études que le premier. Elle fit quand même ce qu’on considérait à l’époque comme un beau mariage.

Bride On Her Way To Wedding, Fuzhou Fujian China [c1911-1913] Ralph G. Gold [RESTORED]

Lorsqu’elle était en verve de souvenirs, elle décrivait à qui voulait l’entendre avec une certaine nostalgie, tout en restant curieusement détachée comme si elle parlait de quelqu’un d’autre, le fastueux cortège venu la chercher le jour du mariage. Dans les coutumes chinoises, ce voyage destiné à « aller à la rencontre de la mariée » pour l’emmener dans sa nouvelle demeure est la dernière des six cérémonies qui consacrent un mariage traditionnel. Auparavant on compte cinq étapes qui sont la demande en mariage, l’échange des états civils et des cartes astrologiques, les fiançailles, le versement du tribut par la famille du marié en échange de la mariée, et enfin la cérémonie du choix de la date du mariage.

Le cortège venu à la rencontre de Jade le jour de son mariage était en effet somptueux. Il comptait une bonne centaine de personnes, toutes de rouge et d’or habillées. Le marié menait, monté sur un cheval, suivi d’amis proches et de serviteurs, des palanquins, des musiciens… Le palanquin de la mariée venait ensuite, porté par huit jeunes gens particulièrement robustes, afin que le voyage de la jeune fille soit le moins cahoteux possible. La file des porteurs de la dot complétait la procession.

Jade aimait aussi parler du cadre luxueux de la grande demeure familiale de son époux, se souvenant surtout des meubles en bois précieux. Elle répétait en litanie d’un ton où se mêlaient une fierté un peu vaine : « des chaises en teck, des guéridons pour le thé en teck aussi… » C’était la splendeur de sa vie passée, quelque chose qui ne lui avait cependant jamais vraiment appartenu, et qui ne lui appartiendrait jamais. Mais apparemment, le souvenir seul lui en suffisait.

Son mariage fut pourtant malheureux. Son mari, « fils de famille élevé dans de la soie » selon l’expression consacrée en chinois, comme il y en avait beaucoup à l’époque, était un bon à rien. Il était de surcroît joueur et fumait de l’opium. Après la mort de ses parents, il dilapida rapidement leur fortune avant de mourir d’une overdose, laissant Jade seule, ruinée et avec un enfant, un garçon. Son veuvage ne lui causa aucun chagrin, puisque sa vie d’épouse avait été aussi vide, d’événements comme de remous sentimentaux, que celle qu’elle mena jeune fille. Les quelques nuits d’intimité dont était né son fils étaient plus le fruit du hasard que le résultat d’une attirance réciproque quelconque.

Le seul inconvénient que lui causa la mort de son mari fut économique. Se retrouvant désormais seule et dépourvue, au lendemain de la deuxième guerre, et aussi sans doute pour fuir la guerre civile et l’arrivée au pouvoir des communistes, elle décida avec sa sœur aînée, Branche Nouvelle, veuve également mais sans enfant, d’émigrer vers les pays voisins pour y chercher subsistance. A cette époque-là, les trois pays de l’ex-Indochine étaient des destinations privilégiées pour beaucoup de Chinois du Sud, originaires du Guangdong, du Fujian et de l’île de Hainan. Elles choisirent une destination où elles étaient certaines de retrouver des personnes de leur village. C’est ainsi que les deux sœurs et le fils de Jade se retrouvèrent à Cholon[2], partie chinoise de Saïgon, alors capitale du Vietnam, pendant la deuxième moitié des années quarante.

* * * * * * * *

Cholon. Source Flickr

A Cholon, grâce à des parents plus ou moins éloignés installés là avant elles, parce que l’entraide est de mise dans toutes les communautés chinoises d’outre-mer, Jade trouva vite du travail comme employée de maison. On l’appela alors A-Yok ou Sœur Yok selon la coutume (Yok signifie jade en cantonnais). Elle se spécialisa rapidement comme « accompagnatrice du premier mois ». Il est en effet de coutume, dans plusieurs pays d’Asie de l’Est que les familles confinent les parturientes au lit durant tout un mois après leur accouchement, afin de leur refaire une santé. « L’accompagnatrice du premiers mois » joue dans ce contexte un rôle primordial qui demande un professionnalisme réel.

Alors que l’une de ses missions d’accompagnatrice se terminait, la jeune maman la présenta  à sa cousine. Celle-ci, une jeune femme distinguée et moderne, visiblement instruite, était à la veille d’accoucher de son troisième enfant. Elle était rédactrice en chef des pages culturelles du plus grand journal chinois de Cholon, et était visiblement passionnée par son métier. Elle recherchait une personne susceptible de veiller sur ses trois enfants, en particulier le futur nouveau-né, afin de pouvoir reprendre ses fonctions le plus rapidement possible après son accouchement. A-Yok se retrouva naturellement candidate à ce poste et fut engagée aussitôt.

On était à l’été 1951. Le nouveau-né était une petite fille. A-Yok se l’appropria dès sa naissance et ce fut tout de suite une histoire d’amour. C’était la première fois de sa vie qu’un petit être ne dépendait que d’elle. Elle l’aima donc, plus qu’elle n’avait aimé son propre fils. Elle n’en avait jamais été très proche, car tout petit, il avait été accaparé par ses grands-parents. Ils n’éprouvaient l’un pour l’autre qu’une affection dictée par la bienséance, où la tendresse maternelle et la piété filiale étaient de règle.

Les deux aînés de la famille étaient des garçons de deux et quatre ans. A-Yok les emmenait à l’école, allait les chercher, les lavait et veillait à ce qu’ils aient à manger, mais tout le reste de son temps était consacré à la petite fille, qui ne quittait pas ses bras. Pendant longtemps, elles vécurent soudées l’une à l’autre. L’enfant ne « voyait » sa mère que lors des quelques brefs moments d’allaitement. Mais lorsqu’elle eut un an et commençait à être nourrie autrement, même ces moments qui auraient pu les rapprocher s’espacèrent, puis disparurent de leurs emplois du temps respectifs.

La petite fille s’attacha profondément à son A-Yok, plus qu’elle ne le fût jamais à sa propre mère, avec laquelle elle était rarement sur la même longueur d’onde, alors qu’avec A-Yok qu’elle considérait comme sa nounou, elles étaient complices. Elles se comprenaient et elles se réconfortaient de la présence l’une de l’autre. Enfant, lorsque des cauchemars la réveillaient, c’était dans le lit de sa nounou que la petite fille cherchait refuge. Dans ce lit, un lit de camp défoncé placé dans un couloir presqu’ouvert à tous les vents, qu’A-Yok ouvrait tous les soirs et rangeait tous les matins, contre la douceur molletonnée de sa couverture en éponge, elle dormait d’une traite jusqu’au matin.

* * * * * * * *

Lorsque la petite fille eut cinq ans, la famille décida d’émigrer. Son papa n’avait plus de travail à Cholon et voulait tenter sa chance à Phnom-Penh, au Cambodge. Le couple proposa à Yok de les y accompagner. Elle n’hésita pas une seconde, laissant à sa sœur « Branche Nouvelle » le soin de s’occuper de son propre fils qui resta donc à Cholon.

Les années passèrent, paisibles et heureuses, la petite fille grandit, elle allait désormais à l’école. L’attachement qu’A-Yok et elle avaient l’une pour l’autre n’avait pas changé. Peu de temps après l’arrivée de la famille à Phnom-Penh, elle eut une petite sœur. Mais A-Yok ne s’en occupa pas car elle devait désormais s’occuper de toute la maisonnée. Et puis elle avait déjà sa petite fille, qui passait tout son temps libre avec elle. Pendant des heures, elle lui tenait compagnie devant la petite cuisine du logement familial, installée dans une sorte de cabane recouverte d’une tôle ondulée. Elle regardait A-Yok laver le riz, couper les légumes et dégraisser la viande, et puis faire cuire le tout dans un gros wok noir, sur des fourneaux en terre installés à l’intérieur de la cabane. Elle ne s’ennuyait jamais. A-Yok lui racontait son enfance, sa vie en Chine et la petite fille ne se lassait pas de l’écouter. Elle venait aussi voir A-Yok le soir, après dîner, avant d’aller se coucher. Elle la regardait faire la vaisselle, et se préparer à manger lorsqu’elle avait enfin terminé sa journée.

A-Yok mangeait toujours seule après la famille, et la plupart du temps, il ne lui restait plus grand-chose des plats qu’elle avait préparés. Cela indignait et attristait la petite fille, même si A-Yok semblait trouver cela normal. Quand il n’y avait rien pour accompagner son riz, elle se préparait un bol avec la croûte de riz brûlée resté collée au fond de la casserole. Elle la faisait décoller avec de l’eau bouillante, y ajoutait ensuite un filet d’huile et un peu de sel, et cela devenait quelque chose de délicieux. La petite, à qui elle donnait toujours une part, oubliait qu’elle était malheureuse et se délectait. Assises côte à côte sur les marches du petit escalier de pierre à côté de la cuisine, sous un ciel clair où la lune brillait comme un diamant, elles goûtaient en silence à un moment de félicité.

A-Yok gardait toutes ses possessions dans une grande malle en rotin clair, rangée soigneusement sous le lit de la petite fille, qu’elle prenait plaisir à inspecter de temps en temps. Elle y gardait toutes ses économies, rangées en liasses de billets bien propres. Méticuleusement rangés à côté des billets, il y avait quelques vêtements, quelques-unes de ces pochettes rouges qui servaient à donner des étrennes aux enfants au Nouvel An lunaire, les lettres de son fils, et quelques médicaments chinois qui étaient pour l’essentiel des petites bouteilles ou boîtes d’huiles essentielles à la menthe ou au camphre auxquelles les Chinois accordent de nombreuses vertus curatives. Mais l’objet le plus important du contenu de la malle était une brochure appelée « Tong Sheng », qui peut se traduire par « Sagesse totale » ou « Victoire totale ». Objet indispensable, il guidait la vie et les choix d’A-Yok. Pour chaque décision, importante ou secondaire, elle ouvrait sa malle pour le consulter.

Brochure étroite, de la taille d’une feuille de papier A4 coupée dans le sens de la longueur, le « Tong Sheng » est une sorte de calendrier-almanach-agenda, édité chaque année, dont la première utilité est d’indiquer, jour par jour, les moments propices pour tels ou tels travaux des champs. Mais il contient également des observations astronomiques, des prévisions météorologiques et des conseils pratiques de tous genres. Beaucoup de Chinois consultent régulièrement et assidûment cette brochure, encore de nos jours, pour la moindre de leurs démarches. Les jours sont qualifiés de fastes ou de néfastes pendant lesquels on peut tout ou ne rien entreprendre. Pour compliquer les choses, les jours fastes pour quelqu’un né l’année du Chien ne le sont pas forcément pour quelqu’un né l’année du Coq, ou un jour faste pour un mariage entre Lapin et Serpent peut ne pas l’être pour un couple formé d’un Dragon et d’un Singe. De même un jour peut-être faste pour aller faire la cueillette des cerises, tout en étant néfaste pour planter des choux.

La brochure contient aussi de nombreuses observations liées au « Feng Shui » (littéralement Vent et Pluie), notion philosophique d’inspiration taoïste consistant à lier la chance et la fortune d’une famille à la situation de leurs demeures et des tombes de leurs ancêtres. Les Chinois attachent, même ceux des générations modernes censées ne pas être superstitieux, la plus grande importance. Cela peut concerner simplement la présence ou l’absence d’un objet, placé à un certain endroit, pour que la chance sourie à la famille ou au contraire que la malchance l’accable. Être Maître de « Feng Shui » est un véritable métier, et un métier respecté dans les communautés chinoises. Nombreux sont les milliardaires qui ont un maître de « FengShui » attitré.

A-Yok consultait son almanach savant pour une simple sortie destinée à quelques courses, ou pour savoir quel jour se laver les cheveux… Si le jour où elle aurait voulu le faire était donné comme néfaste, elle changeait de date aussitôt.

La petite fille participait toujours à cette opération de consultation. Avec A-Yok, elles commençaient par un examen complet de tout ce que contenait la malle, passant en revue chaque objet, même si elles les connaissaient par cœur, et en refaisant mentalement l’inventaire. A-Yok recomptait chaque fois les billets de banque tout neufs qui constituaient son pactole sous le regard intéressé de la petite fille. Elle lui en donnait souvent un, à la grande joie de celle-ci. A-YOK était payée, selon les habitudes et les tarifs de l’époque, l’équivalent du tiers ou de la moitié d’une once d’or par mois, et comme elle ne dépensait quasiment rien à part l’écôt mensuel qu’elle envoyait à sa sœur pour l’éducation et l’entretien de son fils, elle économisait la quasi-totalité de son salaire. Une fois le tout revu, chaque objet touché et commenté l’un après l’autre, Jade cherchait dans l’almanach la période qui l’intéressait et choisissait son jour de sortie.

********

Phnom Penh. Source FlickR

Quand A-Yok sortait, elle emmenait toujours la petite fille avec elle, sauf bien sûr lorsqu’elle avait école. C’était la plupart du temps pour aller faire ses dévotions au temple taoïste du quartier, à environ un quart d’heure de marche de chez elles, non loin du Vieux Marché de Phnom-Penh. Elles y allaient à pied, et quand il faisait très chaud, en cyclo-pousse.

Le temple était tout petit, avec des murs noircis par la fumée des bâtons d’encens. Il était tout le temps grouillant de fidèles, parce qu’il avait la réputation d’être « ling », c’est-à-dire que de nombreux fidèles y avaient vu leurs prières exaucées. Pour cette raison, A-Yok y venait au moins une fois par mois, pour demander la bénédiction des dieux pour elle, pour son fils, et pour sa protégée. Le principal acte de dévotion consistait à rendre hommage aux divinités en leur présentant des baguettes d’encens, et de laisser une obole, que l’on appelle « l’huile de lampes ».

La petite aimait, elle, surtout l’exercice de la mancie par des bâtonnets de bambou qui s’y pratiquait. On s’agenouillait devant l’autel principal, et on secouait d’avant en arrière un tube contenant plusieurs bâtonnets jusqu’à ce que l’un d’eux tombe par terre. Chaque bâtonnet portait un numéro qui correspondait à une fiche. On allait la chercher auprès d’un employé, équivalent du bedeau qui, installé derrière une petite table, était chargé d’interpréter les textes souvent énigmatiques de ces fiches. Il s’agissait de prédictions qui pouvaient être de bon ou de mauvais augure, classées en catégorie haute (bonne nouvelle), basse et moyenne (mauvaise nouvelle ou obstacle à prévoir). Cet exercice de divination amusait et excitait même la petite fille, à cause de la part d’inconnu et d’imprévu qu’il comportait. Elle espérait tomber sur une bonne prédiction car cela l’aurait probablement fait rêver quelques temps. Mais lorsqu’elle se rendit compte que l’exercice pouvait aussi conduire à une prédiction négative, cela ne l’a plus intéressée.

Rentrant du temple, A-Yok s’arrêtait toujours dans une petite épicerie pour s’acheter quelques babioles dont elle avait besoin ou envie : une bobine de fil, une petite paire de ciseaux, un éventail en papier, une paire de sabots, une brosse à dents, etc. C’était à chaque fois l’occasion pour la petite fille de se faire offrir une friandise. Elle raffolait des kakis séchés. Ronds, un peu collants, de couleur brune, avec le calice qui avait séché avec le fruit et qui y est resté accroché, ils étaient caoutchouteux et délicieusement sucrés. A-Yok lui en achetait toujours deux, qu’elle mangeait avec parcimonie, par toutes petites bouchées, pour les faire durer le plus longtemps possible. Quelquefois, elle prenait aussi des prunes séchées et salées, qu’elle gardait longtemps en bouche…

* * * * * * * * *

Un jour, le fils de A-Yok arriva au Cambodge sans crier gare. Il n’avait ni visa, ni argent. Il était venu en clandestin, avec un passeur, pour fuir le service militaire au Vietnam, où il estimait de surcroît n’avoir aucune perspective d’avenir. C’était un grand garçon doux et sympathique, bien fait et plutôt beau, qui avait le sourire de sa mère. En le revoyant de façon inattendue, A-Yok éprouva de la fierté et découvrit d’un coup le sentiment de l’amour maternel qu’elle n’avait jamais vraiment éprouvé. Soudain, sa vie avait un sens grâce à ce fils presqu’inconnu. Il s’appelait A-Hong, le « brave ». Soudain elle n’était plus seule au monde.

Il est resté très peu de temps au Cambodge, où d’ailleurs on ne savait pas comment il était hébergé. Il n’est allé voir sa mère que deux ou trois fois, en visiteur mal à l’aise, plus que discret, vite reparti. Très rapidement, grâce à un autre passeur, il put rejoindre Hong Kong où il fut recueilli par un oncle, qui travaillait dans la restauration et qui l’aurait fait entrer dans la profession.

A partir de ce moment, A-Yok n’eut point de cesse qu’elle n’aille le rejoindre. Elle rêvait en effet alors d’une vieillesse paisible auprès de ce fils maintenant adulé. Il allait réussir et gagnerait très vite largement sa vie, et lui permettrait de terminer sa vie tranquillement, peut-être même en compagnie d’une belle-fille attentionnée et des petits-enfants sages. Elle demanda donc à partir. Elle ne s’émut pas du chagrin que montrait la petite fille devant cette perspective. « Tu viendras me voir », lui disait-elle en guise de consolation. Quelques jours avant de partir, A-Yok l’emmena chez un photographe, pour qu’on les prenne ensemble dans une photo souvenir. Toutes les deux souriaient dans la photo, bien malgré elles.

Le jour du départ de A-Yok, la petite pleura pendant des heures, de chagrin et de déchirement. Elle pleurait aussi, comme lorsqu’elle réclamait quelque chose par caprice, dans l’espoir que ses pleurs finiraient par convaincre de la nécessité de céder à ses désirs. Mais A-Yok a quitté le logement sans même avoir l’air de s’apercevoir qu’elle pleurait, sans doute par crainte de céder. Du balcon la petite fille maintenant adolescente la regarda monter dans la voiture de son papa qui allait la conduire à l’aéroport, espérant jusqu’au dernier moment qu’elle changerait d’avis et resterait.

* * * * *

Hong Kong . source FlickR

Plusieurs années après, j’appris par A-Hong que la première phrase de A-Yok, à sa descente d’avion, fut ; « ils ont pleuré à cause de moi ! », comme si elle découvrait l’ampleur de l’affection dont elle était l’objet, au moment même où elle y renonçait.

Je n’ai jamais revu A-Yok… Lorsque devenue grande, j’ai enfin pu me rendre dans le pays où elle se trouvait, j’appris en arrivant qu’elle venait de mourir. Nous ne rattrapâmes jamais le temps perdu.


[1]           Né d’une réaction nationaliste provoquée par les dispositions jugées inéquitables pour la Chine du traité de Versailles, ce mouvement d’indignation contre une administration archaïque et incompétente, a entraîné une grève générale dans plusieurs grandes villes chinoises. Il aura notamment permis à la société chinoise de se libérer du carcan rigide et féodal du confucianisme. L’un des résultats les plus significatifs a été l’abandon de l’ancien langage littéraire à l’emploi ardu, apanage d’une élite corrompue, au profit du « parler commun », accessible à tous. L’éducation était désormais ouverte aux garçons et aux filles.

[2]             En 1778, la communauté chinoise vivant à Biên Hòa fut attaquée par les Tay Son pour son soutien aux Nguyen. Elle se réfugia à Cholon, qui devint une ville en 1879. Elle se trouvait alors à 11 km de Saigon. Devenues limitrophes, les deux villes furent fusionnées le 27 avril 1931 sous le nom Saïgon-Cholon. Ce nom fut réduit en Saïgon en 1956.

Previous articleLa ballade de Narayama : quand Imamura Shohei transforme la légende d’un pèlerinage shinto en tragédie universelle sur la famine
Next articleCapturer l’écho d’une ville : le compositeur Eddie Ladoire à Saïgon

Laisser un commentaire