Concombres Amers de Sera Ing
Concombres Amers de Sera Ing

Concombres amers. Séra. Marabulles. 311 pages, 39 euros.

C’était le temps d’avant les Khmers rouges, d’avant le génocide. Un conflit oublié qui fut pourtant la genèse du mal. Le creuset à partir duquel l’Angkar, le Parti Communiste cambodgien, élaborera sa révolution meurtrière : la guerre civile cambodgienne qui se déroula de 1967 à 1975. C’est pour combler cette image manquante dans les mémoires que Sera Ing a écrit Concombres Amers. Une œuvre nécessaire car le travail de mémoire autour du génocide cambodgien a peut-être pétrifié les consciences, par ses horreurs. Pour Concombres Amers, Sera Ing ne se contente pas de la souffrance du souvenir. Il entend répondre aux questions restées sans réponses, et comprendre pourquoi le drame cambodgien est survenu. Entretien avec l’auteur.

Quelle a été la genèse de Concombre Amers ?

Concombre Amers représente un travail de 7 ans de recherche et s’appuie sur la masse de documents que je recueille depuis les événements de la chute de Phnom Penh en 1975.

Pourquoi ces événements tragiques sont-ils survenus ? Ça a été la question la plus obsédante de ces dernières quarante années de ma vie. J’ai été à la recherche de la vision la plus objective par rapport aux choses.  Pour arriver à comprendre, à accepter et dépasser cette Histoire.

J’ai essayé de proposer une approche historienne qui tienne compte des contraintes des rapports à l’image. C’est un travail d’accumulation d’archives avec lequel j’ai essayé de réunir tout ce qu’on pouvait lire sur les événements des sources françaises et anglosaxonnes, comme par exemple les premiers témoignages des Khmers rouges. Cela a été une recherche personnelle, une chasse aux traces et aux documents que peu de gens connaissent. Notamment par des contacts sur les réseaux sociaux avec des anciens combattants cambodgiens qui y diffusent leurs propres photos.

Comment avez-vous construit le récit de Concombre Amers par rapport à vos œuvres précédentes ?

Par rapport à Impasse et Rouge publié en 2005 qui avait une approche structurelle plus proche de ce qu’on attend d’un récit en bande dessinée qui gravite autour d’un personnage, j’ai voulu remettre avec Concombres Amers le Cambodge et son histoire au cœur du sujet . Avec une remise en perspective de cette histoire parce qu’aujourd’hui cela n’a pas été travaillé.

Par exemple, avec tout le respect que j’ai pour lui je veux réagir à ce qu’a déclaré Rithy Pahn, par rapport au fait que durant ces années de guerre, il y a eu des massacres à grande échelle commis par les troupes républicaines et les Américains. Il y a eu évidemment bien sûr beaucoup de morts sous la République Khmère – pour preuve j’en donne les chiffres que j’ai pu réunir- mais ces chiffres ne traduisent pas à eux seuls le sens du conflit.

L’histoire du Cambodge, c’est l’histoire d’un pays qui a été agressé par un autre. Un pays qui ne disait pas son nom car il n’y a pas eu de déclaration de guerre, le Nord Vietnam contre le Cambodge. Ce sont le Nord Vietnam et le FNL/Viêt-Cong qui ont porté la guerre au Cambodge.

Du côté khmer, les troubles ont éclaté avant les années 1970, autour de la question agraire, du fait de la volonté du royaume Khmer d’octroyer des terres à des paysans khmers krom (les khmers du Vietnam). Les paysans locaux de Battambang n’ont pas accepté ce que faisait le royaume et se sont révoltés contre le pouvoir. Les Khmers Rouges, qui n’étaient pas les acteurs premiers de cette histoire, n’ont fait que récupérer ce qui s’est passé pour leur propagande et mener leur Révolution.

Une des raisons qui m’a poussé à faire Concombres amers, c’est d’en finir avec les clichés. Pour la plupart des gens avec qui j’ai discuté, qu’ils soient khmers ou français, quand on leur demande qu’est ce qui a amené la guerre au Cambodge, ils répondent : les bombardements américains. C’est pour moi une aberration de dire que les Américains ont bombardé le Cambodge pour leur seul bon vouloir :  leur faire porter seuls cette part de l’histoire me semblait totalement incongru et faux.

Encore aujourd’hui ceci est au cœur du discours des intellectuels de gauche, que ce sont les Américains qui ont amené cette destruction. Il faut absolument donner à comprendre l’enchaînement des choses et les remettre en perspective : s’il y a eu bombardement c’est en raison d’une présence nord vietnamienne au Cambodge, et personne ne pense à l’évoquer. C’est une triste réalité.  L’Etat nord vietnamien, avec sa volonté de réunifier à tout prix le Vietnam, a apporté la destruction et le malheur dans toute la région pour ses propres besoins. Un jour on devra réévaluer dans l’histoire le rôle et la part de responsabilité des uns et des autres.

Pourquoi selon vous les Khmers républicains – les Cambodgiens qui s’opposaient aux Khmers Rouges – n’ont pas été écoutés, notamment par une grande partie des journalistes et intellectuels de l’époque ?

Parce ce qu’ils étaient inaudibles. Prenez pour exemple, Elisabeth Becker une journaliste auteure des Larmes du Cambodge. Elle fait partie de ces journalistes qui rencontrent Pol Pot. Elle lui consacre alors un article dithyrambique en disant de lui que c’est une personne incroyable, un humaniste.

Elisabeth Becker, qui avait été protégée par la République Khmère pour faire son travail de journaliste, n’a jamais eu de tels mots obséquieux pour Long Boret (premier ministre du Cambodge). Ce fut un deux poids, deux mesures, les gens l’oublient. Pas moi.

Je m’élève aussi contre Jean-Claude Pomonti quand il avait déclaré que la victoire des Khmers Rouges avait été la victoire des moins pires par rapport aux mauvais, les Khmers républicains. Que c’était donc des mauvais qui combattaient du côté de la République Khmère.

C’est une aberration, un jugement de valeur que je ne me permettrais pas. Et ce n’est pas voir la réalité des choses, qu’entre janvier et avril 1975 le nombre de morts au combat est phénoménal : tous les camps luttent âprement pour leur survie.

Après, la République khmère commet une erreur stratégique majeure : au lieu de rapatrier ses troupes pour défendre Phnom Penh elle les disperse, en cherchant à défendre l’ensemble de ses positions, y compris les plus isolées.

Ce n’est pas par manque de combativité que la République Khmère tombe. Mais à partir du moment où les Américains ne les approvisionnent plus correctement –  en 1975 les Etats-Unis quittent la région et abandonnent tout – et qu’en face les Khmers rouges restent soutenus par le Nord Vietnam, la Chine Populaire et l’URSS.

La République Khmère est un régime méconnu, qu’est-ce que Concombres amers raconte à son sujet ?

La République Khmère s’impose en mai 1970 contre le roi Norodom Sihanouk, car elle correspond à l’aspiration d’un certain nombre de groupes à la tête du pays.

Sihanouk avait été un acteur à la fois actif et passif des drames qui ont secoué le Cambodge, par son incapacité à réagir aux événements des années 1960. Le roi – parce qu’il n’avait pas le choix – avait accordé le droit aux troupes communistes nord vietnamiennes de traverser le territoire. Mais cet accord fut le doigt dans l’engrenage, les troupes communistes allaient pénétrer de plus en plus loin dans le pays et en contrecoup, la guerre qui se déroulait aux frontières allait rentrer au Cambodge

Mais la République Khmère n’est que la continuité du royaume khmer car finalement, les gens qui étaient aux commandes chez Sihanouk l’ont été sous la République Khmère. Quelques personnalités sont allées chez les Khmers rouges, mais pas la majorité.

Le régime s’est cependant rapidement retrouvé aux abois face à l’avancée des troupes khmères rouges et nord vietnamiennes : deux mois après l’instauration de la République Khmère, les communistes n’étaient plus qu’à 30 km de Phnom Penh. Et le gouvernement va alors, sous l’effet de la panique, commettre une erreur majeure : le massacre des populations vietnamiennes au Cambodge. Ce furent des choses tragiques, regrettables et condamnables à plus d’un titre. Les pogroms de la République Khmère ont entaché la réputation du régime.

Je dispose d’un documentaire où on voit lors d’une bataille, Sosthène Fernandez – le chef des armées cambodgiennes- dire aux journalistes « qu’ils ont envoyé un groupe de civils vietnamiens vers les troupes communistes pour qu’ils quittent la ville ». C’était les envoyer délibérément à la mort mais oui, ils l’ont fait.

Une des conséquences du massacre de la communauté vietnamienne au Cambodge fut que les troupes sud vietnamiennes, celles qui auraient dû être les plus proches alliés de la République Khmère, opérèrent au Cambodge avec la volonté de faire payer aux Cambodgiens ce que les Cambodgiens eux-mêmes avaient fait aux Vietnamiens.

Ce sont des questions qui dépassent même le cadre de la guerre : on connaît l’antagonisme culturel entre les Vietnamiens et les Cambodgiens qui a pour résultat qu’un grand nombre de comportements l’ont été hors de toute logique, des abîmes de confrontations entre deux cultures.

Est-ce facile d’évoquer ce passé chez les Cambodgiens ?

Personne n’en parle.  Les gens ne veulent pas en parler parce que culturellement au Cambodge, on n’aime pas évoquer ce qui a été négatif pour ne pas le répéter. Du passé, on veut faire table rase.

C’est une erreur à mes yeux : au lieu de prévenir on cherche à se bander les yeux. Et là encore ce n’est pas la meilleure attitude pour aller de l’avant.

Pour aller de l’avant, il faut comprendre le passé. Et pour comprendre le passé, il faut avoir la force d’ouvrir les yeux : sortons des clichés, des idées reçues pour embrasser du regard du mieux qu’on puisse les événements.

L’écriture de Concombres Amers vous a-t-elle permis de guérir du passé, de trouver les réponses aux questions que vous vous posiez depuis quarante ans ?

Je pense qu’aujourd’hui avec Concombres Amers, un énorme travail a été fait : pendant 30 ans, j’avais une colère monstre contre les Américains, quelque chose qui dépassait l’entendement. C’était l’héritage d’une perception approximative des événements, et cette colère je ne l’ai plus aujourd’hui.

De la même manière, je n’en ai plus non plus à l’égard des Vietnamiens. Evidemment, le régime vietnamien a apporté la destruction et l’enfer dans le sud-est asiatique. Mais c’était un régime, pas le peuple et j’en suis totalement apaisé. Sans compter qu’il y a trois ans, alors que j’exposais à Vannes dans le Morbihan, j’ai fait une rencontre. C’était un ancien Bộ đội, un soldat communiste vietnamien, qui était devenu réfugié en France. Il avait été totalement traumatisé par son expérience en tant que soldat vietnamien au Cambodge. Cela a été une révélation : au-delà du rapport étatique des choses, la dimension humaine reste la plus forte. Cet ancien soldat avait fui parce qu’il ne voulait pas revivre ces traumatismes-là.

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