Nguyễn Huy Thiệp, le grand écrivain vietnamien auquel Les Cahiers du Nem ont récemment consacré un dossier, n’est plus. Il est décédé le 20 mars 2021 des suites d’une longue maladie. Afin de lui rendre hommage, nous republions sa nouvelle « Coule, cher fleuve, coule… » (Chảy đi sông ơi) dans une traduction de Jean-Philippe Eglinger et Dao Thanh Huyên, avec leur aimable autorisation ainsi que celle des ayant droits. Cette version n’avait été publiée qu’une seule fois, en juillet 1995, dans le n°27 du journal Le Mékong (éditions du Mékong). 26 ans plus tard, dans l’émotion qu’il y a à dire adieu à un auteur qui nous a tant apporté, c’est un bonheur de la (re)lire. Le texte est accompagné de photographies de Pham Hoai Thanh prises à Ninh Binh, dans le nord du Viêt Nam.

Par Nguyễn Huy Thiệp
Trad. Jean-Philippe Eglinger et Dao Thanh Huyên, avec la collaboration de Christiane Guillemet
Publication initiale : Le Mékong, n° 27, juillet 1995, éditions du Mékong, p.26-27
Photographies : Pham Hoai Thanh

A Coc[1] , le fleuve se jette sur la berge, en arc-en-cercle, des langues de sable que les eaux charrient de l’ouest. L’embarcadère se trouve juste au pied d’un kapokier isolé. Ces lieux mélancoliques et solitaires semblent s’abandonner à la rêverie, moitié attente, moitié bouderie. A la saison des fleurs, la cime du kapokier brille d’un rouge inexplicablement troublé. L’eau avance nonchalante et indécise. La crête du clapotis perce le cœur du fleuve, telle la pointe noire d’une lance. L’embarcadère est tranquille et peu fréquenté.
En hiver, de grands merles noirs aux pattes d’or viennent se percher sur la main courante du bac, tendue entre la souche d’un kapokier et l’autre rive. Les oiseaux se bousculent, sifflent, penchent leur tête vers les eaux du fleuve qui, implacable, suit son cours comme à regret.
En fin d’après-midi, on entend la cloche de l’église au milieu du hameau. Le son se propage à l’infini sur la surface du fleuve. Celui-ci semble sursauter un instant. Puis il retrouve son cours paisible, comme quelqu’un qui comprend tout mais, absorbé par ses pensées, n’accorde aucune attention à ce qui se passe autour.

Le fleuve et l’embarcadère ont marqué mes années d’enfance. A l’époque, ma maison se trouvait à cinq cents thuoc[2] de l’embarcadère. Quelquefois, après l’école, j’allais errer et jouer là-bas.
J’aimais surtout le temps de la pêche aux clupanodons[3] . Les drelins-drelins des rabatteurs et le clapotement des vaguelettes sur les flancs de la barque de bambou me transportaient. Les étoiles voilées jetaient à la surface du fleuve des trainées d’argent ondulantes. Des dizaines de petites embarcations glissaient silencieusement. On entendait avec infiniment de plaisir les sifflements de la pipe à eau, les toussotements et les murmures de prières. A l’aube, un rideau de brouillard descendait sur la rivière, et l’on ne pouvait plus distinguer l’embarcadère de la berge, le fleuve du firmament. Des poissons argentés s’entassaient au fond des bateaux. L’odeur alléchante de la fumée et celle grasse des poissons grillés se répandaient dans l’air pur du petit matin.

Tout ce spectacle et ces sensations étaient bien merveilleux. Plus extraordinaire encore : la légende mystérieuse du buffle noir vivant dans le fleuve. Les pêcheurs de nuit affirment l’avoir vu. D’habitude, il apparait au milieu de la nuit. Des profondeurs du fleuve, il surgit à la surface. Son corps luisant ruisselle d’eau, ses puissantes cornes se dressent vers le ciel, ses naseaux écument, il galope sur le fleuve aussi facilement que sur terre. Il bave ; sa salive ressemble à du frai de poisson. Celui qui, par chance, goûtera à sa salive, jouira d’une force surnaturelle et pourra nager sous l’eau comme un poisson.

Toutes ces histoires captivaient l’enfant que j’étais. Au fond de moi, je rêvais de voir le buffle, et qui sait, de profiter du miracle… Chaque soir, à la tombée de la nuit, je quittais la maison, délaissant mes livres et les recommandations de ma mère. Je descendais à l’embarcadère et suppliais les pêcheurs de m’emmener. Souvent, je devais parlementer âprement jusqu’à ce que l’un d’eux, par pitié, m’accorde une toute petite place dans son bateau.


– Derrière l’embarcadère, c’est tout ! marchande mon hôte magnanime. – Espèce d’idiot, par ce froid, tu ferais mieux de t’allonger au chaud sur ta paillasse. Pourquoi veux-tu apprendre à pêcher les clupanodons ?
– Plus tard, il veut fonder une coopérative ! Rétorque un grand costaud à la peau noire dans un sourire narquois. – Doux Jésus, quand Monsieur le mioche deviendra expert de pêche de nuit, il ne nous restera plus qu’à bouffer les arêtes de poissons !
– Balance-le dans l’eau pour que Ha Ba[4] l’emporte, menace un autre gars.
Sa barque arrive à notre hauteur, il me frappe aux côtés avec sa rame. Le coup me paralyse de douleur.
Un borgne grognon, qui n’a pas du tout l’air de plaisanter, lève lui aussi sa rame et avertit mon hôte : Toi, tu le laisses partir, mais si la prise de cette nuit rate, tu recevras le fouet !


– Ca suffit ! Descends de là ! S’affole mon hôte charitable. – On ne rigole pas avec le chef des paroissiens.
– Je vous en supplie… Vous étiez d’accord pour m’emmener derrière Coc.
– Ni Coc ni co[5] … – Mi gêné, mi irrité, l’homme dirige la barque vers la berge. – Tu viens juste d’embarquer et l’eau inonde déjà le bateau. Si je t’emmène, je vais me retrouver au fond du fleuve avec Ha Ba !


Je me traîne hors de l’embarcation et la regarde s’éloigner, pleurant à chaudes larmes. Un poisson se frotte contre mon mollet, sa nageoire visqueuse caresse doucement ma peau.

Une fois, j’ai pu monter dans le bateau du costaud à la peau foncée. Il s’appelait Tao. Ses yeux étaient vitreux comme ceux des poissons. Sur sa joue gauche, une cicatrice de brûlure, large comme la main, déformait totalement son visage. Il me parlait d’une voix molle et lisse.


– Je t’ai autorisé à embarquer, donc ici, quand je dis quelque chose, tu m’écoutes, d’accord ? Quand j’avais ton âge, j’allais aussi pêcher la nuit. Une fois, il faisait très froid et le crachin tombait… J’ai jeté le filet dans l’eau, puis j’ai essayé de le retirer. Il était lourd comme un boulet. Je pensais choper une grosse prise… Quand j’ai remonté le filet, sais-tu ce qu’il y avait dedans ? Un crâne de mort ! Les cheveux retombaient en désordre, mêlés à des algues longues comme des vers solitaires grouillants. L’eau avait enflé le crâne comme un kaki mûr. Du sang collait aux narines, aussi poisseux que ceux de la salive humaine… J’ai touché ses mâchoires, les dents se sont tout de suite décrochées des gencives. Accrochés aux racines longues comme des phalanges, s’entremêlaient des bouts de chair filandreux… Le crâne me fixait de ses yeux écarquillés. Les deux prunelles sortaient de leurs orbites, comme si quelqu’un les avait expulsées en soufflant dans le crâne.


Je blêmis de peur : personne à la barre, le bateau commença à tourner sur lui-même, creusant des petits tourbillons dans l’eau. Tao gronda brusquement :


– Pourquoi rames-tu comme ça ? Tu pisses déjà dans ton pantalon ? – Tao m’enfonça ses ongles, aussi gros que des bananes, dans la poitrine. – Je prie Monsieur de bien vouloir ficher le camp ! Si Monsieur reste dans son bateau et que je pêche encore un crâne de mort, ce sera la fin pour moi !


J’éclatai en sanglots, implorant sa clémence. Notre bateau avait atteint le milieu du fleuve. De loin, le kapokier de l’embarcadère ressemblait à une petite main agitant ses doigts vers le ciel troublé.


– Dégage ! S’écria furieusement Tao en montrant ses dents pointues. – Sinon Monsieur va prendre un coup de rame sur la nuque.
Je me glissais dans l’eau et nageais silencieusement. Mes yeux fixaient le kapokier qui me servait de repère. Tao conduisait la barque à contre-courant, son rire menaçant résonnait à la surface du fleuve :
– Fais gaffe à toi ! Là-bas, c’est justement l’endroit où j’ai pêché le crâne !


Je serrais les dents pour ne pas pleurer. Mon cœur d’enfant s’angoissait. Le courant était fort. Je compris brusquement que l’eau coule toujours très violemment. Il me fallait malgré tout atteindre la berge…

Une autre fois, j’ai suivi toute une nuit de pêche dans le bateau de Thinh, le chef des paroissiens. Ce vieux borgne était connu pour avoir des aventures effrayantes. Dans sa jeunesse, il s’était enrôlé dans l’armée française. Sa femme avait deux enfants blancs, yeux bleus, long nez. Il avait tué un capitaine français pour la conquérir. Les vols en ville, petits ou grands, Thinh y était toujours pour quelque chose. De temps en temps, le Comité le convoquait et le mettait quelques jours en prison.

Le vieux avait tenu un restaurant de van than[6] , mais la rumeur parlait de soupes aux rats empoisonnés à l’arsenir. Donnait-on le bol de soupe à un chien, le chien mourait immédiatement. Quiconque mangeait le chien y passait à son tour. Au bout de quelques mois, Thinh ferma sa gargote. Il la bourra de paille et mit le feu. Certaines racontent qu’au moment où les flammes s’élevèrent en langues épaisses, un rat de la taille d’un mollet d’homme sortir de la gargote en riant bêtement…

Ce chef, aussi terrible fut-il, accepta de m’emmener à la pêche. Je montai sur le bateau en tremblant comme une feuille. Mais ma passion envoûtante avait gagné. Je commençai à ramer et je m’efforçai de bien suivre les recommandations du vieux.

Il m’ordonna de barrer le long du rivag érodé. La barque devançait d’environ un demi-kilomètre les autres embarcations. A le voir manier la barre, je compris qu’il était un vieux renard du métier… Il savait exactement où le bateau pouvait s’arrêter. Parfois, il s’allongeait des heures, à moitié endormi, à moitié éveillé, et je devais me débrouiller tout seul. Soudain, au milieu de la nuit, il se leva, bien lucide, et se mit à parler de tout et de rien.


– La pêche est le premier de tous les métiers, me dit-il. Les frères Saint-Simon pêchaient autrefois. Jésus-Christ les vit travailler et leur dit : « Suivez-moi, je vous transformerai en pêcheurs d’hommes. » – Le vieux fit siffler sa pipe à eau, puis continua tristement. – L’autre jour, les policiers du district me demandent : « Vous faites quel métier ? » Je réponds que je suis pêcheur. Ils se roulent de rire : « Vous êtes plutôt pêcheur d’homme ! » Bon sang ! Je deviens alors Saint-Simon, non ?
– Parmi tous les métiers, le métier de cambrioleur est le moins prenant… Un soir, sous le crachin, les voleurs du village voisin me disent : « Chef Thinh, ce serait bien si on pouvait manger de la viande de chien ce soir ! » Je leur réponds : « Chez moi, vous aurez tout ce que vous voulez ! « J’ai dit ça mais j’avais les chocottes… Soudain je me souviens qu’on a tué un chien cet après-midi chez le chef de canton Thi… J’enfile une chemise et j’y cours. A quelques pas des fourneaux, je sens déjà l’odeur de la viande de chien. Je m’en réjouis secrètement. Je jette un coup d’oeil à la maison principale et je vois des gens qui jouent au tô tôm[7] . D’un pas assuré, j’entre dans la cuisine. Je dis aux domestiques : « La viande est prête ? Ces messieurs, là-bas, s’impatientent. Eteignez la lumière ! Je vais vous donner un bol, mangez ici en cachette ! Je prends la marmite et je vais servir les patrons… » Aussitôt dit, aussitôt fait… Ces imbéciles trempent leur nez dans le bol de viande et moi, je file avec la marmite.


Le vieux Thinh éclata d’un rire satisfait. Moi, je me sentais oppressé, avec des picotements acides dans le ventre. Vers les langues de sable, sur l’autre rive, le croissant de la lune répandait sur le fleuve sa lumière bleue et vaporeuse. Un oiseau de nuit passa au-dessus de nous, laissant derrière lui quelques cris pathétiques. La surface du fleuve s’étalait, vaste comme s’il n’y avait plus ni berge ni embarcadère. Du côté du kapokier commençaient à poindre les premiers rayons rougeâtres de l’aurore…
Je demandais au vieux Thinh :


– Le buffle noir existe-t-il vraiment ?
Le chef des paroissiens éclata de rire. Il se pencha en arrière, une étincelle clignota au fond de son œil sain :
– Je pêche sur ce fleuve depuis une soixantaine d’années. J’en connais toutes les passes, tous les courants, comme le creux de ma main. L’affaire du buffle n’est pas sérieuse. Crois-moi, gamin, au village de Coc, les meurtres et les vols sont vrais, seule l’histoire du buffle est fausse.


Je soupirais en cachette. La barque, entraînée par le courant, flottait à la dérive. Un moment après, elle parvint à contourner les tourbillons au cœur du fleuve. Les autres bateaux s’agglutinaient lentement. La cloche résonna avec tumulte à la surface de la rivière. Brusquement, le vieux Thinh se leva, la voix bizarrement déformée :


– Banc de poissons !


Mais les autres pêcheurs l’avaient aussi repéré. Commença alors une compétition acharnée. Le bruit des filets qu’on jette fendit l’air. Notre bateau était coincé entre deux embarcations, nous n’arrivions pas à lancer le filet. Le vieux Thinh jura à voix basse. Il dégagea la barque en un instant et je me retrouvai les quatre fers en l’air.
Je ne comprends pas tout de suite ce qui m’arrive. Je bois la tasse et je m’étouffe. La terreur glace mon cœur et mon esprit. Je crie au secours. Mes jambes sont paralysées par une douleur lancinante. Je commence à couler. Une peur panique me saisit, car je me souviens soudain que les pêcheurs ont pour principe de ne jamais secourir les noyés… Je perds peu à peu conscience, entendant de loin en loin une voix indistincte qui me murmure :


– Cette année, Ha Ba n’a encore attrapé personne !
La voix effrayée d’une femme… Je m’évanouis, le ciel s’effondre.

Crédits : Pham Hoai Thanh

**
*

Quand je retrouvai mes esprits, j’étais allongé sur le bac. Assise à mes côtés, une femme au visage entièrement couvert d’un foulard. Ses grands yeux noirs me regardaient joyeusement :


– Tu te réveilles enfin… Tu veux manger un peu de chao[8] ?


J’essayai de me relever, mon ventre criait famine. Mes mains tremblaient, je ne pouvais pas tenir le bol chaud de poisson.


– Laisse-moi t’aider à manger, murmure la femme. Je pensais que tu étais mort. Tes mains et tes jambes étaient raides. Le vieux Tao a vidé de ton ventre la moitié d’une chope d’eau. Tu es trop imprudent ! En allant pêcher avec le chef des paroissiens, tu risques ta vie.
– C’est toi qui m’as sauvé ?
– Oui… Je t’ai entendu appeler au secours.
– Les pêcheurs de nuit sont méchants, lui dis-je d’un air maussade. Ils m’ont entendu crier mais ils n’ont pas bougé…
– Ne leur en veux pas. La femme me consolait, de sa voix tellement chantante. Personne ne les aime… Ils ont faim, ils sont bêtes et sauvages.


J’étais surpris, personne ne m’avait encore parlé comme cela. Ce matin-là, le temps était superbe. En hiver, on voit souvent de telles journées ensoleillées : l’astre généreux sème sa splendide auréole sur la terre, sous un ciel si bleu. Un souffle de vent passa et fit tourbillonner le sable sur les bateaux. Venue de l’autre rive, une voix triste égrenait une chanson étrange :


« Coule, cher fleuve, coule
Pourquoi te torturer ?
Toi qui emportes tout
Les petites gens comme les héros… »


Indécis, le chant planait sur le fleuve. La brume s’élevait en nappes. Je me sentais étonnamment bien, comme après un bain purificateur.
Je connais Tham depuis ce temps-là. Elle habitait le hameau de Coc. Sa famille était très pauvre. Tham passait ses journées à travailler sur le bac, son visage toujours protégé par un foulard.
Un jour, je lui ai parlé de l’histoire du buffle noir. Elle me confia :


– Le buffle existe ! Il vit dans l’eau. Quand il monte sur la berge, il donne la force à l’homme… Mais pour l’apercevoir, pour profiter du miracle, il faut être quelqu’un de bien.
Je la croyais, et je songeais à voir le miracle.
– « L’homme est obscur… me dit Tham sur la pointe du bac, en attendant les gens qui voulaient passer sur l’autre rive. Les négligents sont aussi nombreux que les poussières sur la route. »
Je l’écoutais en regardant les fleurs du kapokier, qui jetaient légèrement, de temps à autre, des pétales rouges sur le sable mouillé. J’entrais peu à peu dans le sommeil. J’entendais la voix de Tham s’éloigner : elle récitait en catimini les histoires des Saints du Paradis :
– Il était une fois un homme à Jérusalem…

**
*

Cet été-là, ma famille déménagea en ville. Ainsi, j’allais vivre loin de l’embarcadère, loin de Tham. Le jour de mon départ, Tham m’invita à manger un chao ca[9] au bac. Je ne le savais pas encore : c’était le dernier bol de soupe au clupanodon de ma jeunesse. Une nouvelle vie s’ouvrait devant moi. En ville, on vend aussi des clupanodons, mais séchés.
Impossible de dire quand je me suis fait à la vie de citadin. J’ai grandi, et j’ai couru avec ardeur derrière tant de choses éphémères. Les souvenirs de la saison des clupanodons et la légende du buffle noir de mon enfance se sont peu à peu effacés.
L’an dernier, par hasard, je suis revenu à Coc. Je suis maintenant un homme mûr. Fonctionnaire dans un bureau, marié, père de nombreux enfants. La vie bourgeoise m’a pris en otage. Je n’ai à me plaindre de rien, sans doute. Le rêve de jeunesse a cédé à des idées plus réalistes.
Coc n’a pas changé. Les clupanodons sèchent et blanchissent au soleil. L’embarcadère reste peu fréquenté. Le kapokier est encore là, aussi solitaire qu’autrefois, ses fleurs éclatent toujours d’un rouge fiévreux.

Je monte sur le bac, le cœur inexplicablement serré. Là-haut, une vieille dame est assise seule, l’air pensif. Je m’approche et lui demande tout bas :


– Grand-mère, Tham la conductrice du bac vit-elle toujours ici ?
– Tham ? La vieille femme s’étonne. En revoyant le vieux bac, je reste interdit. Mes souvenirs d’enfance ressurgissent en un instant.
– Vous connaissiez Tham ? s’étonne la dame d’une voix étranglée. Personne ne demande des nouvelles de Tham depuis tant d’années… Tham s’est noyée il y a vingt ans !
Je fonds en larmes, incapable de me retenir. Le fleuve devient flou. La vieille dirige le bac et poursuit son récit d’un air peiné :
– La pauvre ! Elle a sauvé on ne sait plus combien de gens à cet endroit du fleuve… Et elle est morte noyée, personne n’est venue à son secours…
De l’autre rive, s’élève à nouveau le chant accablant d’autrefois :


« Coule, cher fleuve, coule
Pourquoi te torturer ?
Toi qui emportes tout
Les petites gens comme les héros »


Je voudrais hurler ma douleur. Soudain, ma vie perd tout son sens. Le buffle noir, où est-il le buffle noir de mon enfance ?
Quelqu’un appelle avec impatience de l’autre côté du fleuve :
Holà ! Le bac… Hé, le bac… Holà ! Le bac… Holà ! Le bac…

[1]Coc : nom du hameau et de son embarcadère

[2]1 thuoc = autrefois, 40 cm, aujourd’hui un mètre.

[3]Clupanodon : sorte de hareng ou sardine d’eau douce

[4]Ha Ba est le génie des eaux.

[5]Co : cigogne. Coc : cormoran. Jeu de mots sur la destination du narrateur et sur ces deux oiseaux traditionnellement chers au cœur des paysans.

[6]Van than : vermicelle chinois, que l’on mélange avec de la viande et des légumes

[7]Tô tôm : jeu de cartes

[8]Chao : soupe de riz

[9]Chao ca : soupe de riz au poisson

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