En même temps qu’il rend compte du désastre écologique, le photographe Daesung Lee revendique la dignité de l’homme et de ses traditions. Sans céder au pessimisme, avec délicatesse, il évoque le déracinement et s’efforce à « peindre les hommes, les femmes et les choses ». Le journaliste et critique d’art Mikaël Faujour fait part aux lecteurs des Cahiers du Nem de son regard sur l’œuvre de ce photographe coréen installé à Paris depuis 2010.

Une version de cet article a été précédemment publiée dans le numéro 685 du Droit de Vivre (DDV), revue trimestrielle de la Licra. Dans le numéro 688 (automne 2022) du DDV, vous pouvez aussi découvrir le texte de Ya-Han Chuang, chercheure au Céri, « Racisme “anti-Asiatiques”, entre soupçon et altérisation ». Achat en ligne : www.licra.org/leddv

L’enracinement[1], la mémoire, l’altération de paysages et la disparition de traditions sous l’effet de catastrophes écologiques et/ou industrielles sont les thèmes qui traversent l’art de Daesung Lee. Né en 1975 à Busan (Corée du Sud), où il a suivi des études aux beaux-arts (option photographie), et installé à Paris depuis 2010, il débute vraiment sa carrière en 2009, avec deux travaux successifs sur les mineurs et l’extraction : celle du soufre sur le volcan indonésien de Kawa-Ijen, puis celle du charbon (Jahria, le pays des feux de charbon, Inde, 2010).

Photographie humaniste

D’une esthétique documentaire « classique », ces premières séries révèlent la sensibilité humaniste de Daesung Lee, un souci du réel et de la condition humaine sous-tendus par un sens de la dignité de l’homme. Une curiosité fraternelle le porte vers le lointain, l’étranger, ce qui est étrange plutôt que familier. « Sans l’étranger, nous sommes aveugles à ce qui nous est propre », écrit le philosophe allemand Byung-Chul Han, lui aussi né en Corée du Sud. « Le secret, l’étrangeté ou l’altérité constituent des obstacles à une communauté sans limite », c’est-à-dire à « l’échange global du capital et de l’information[2] ».

Cette étrangeté, cette altérité, ce secret que l’artiste entreprend de révéler, c’est le revers du confort des classes moyennes et bourgeoisies du monde, urbaines, consuméristes, technophiles, modernes. Loin du cœur et loin des yeux de nos villes, de nos banlieues – comme disait une chanson –, il parcourt ces contre-mondes inconnus aux « modernes », où se manifestent les stigmates de leur prospérité et de la croissance économique. D’abord dans les mines extractives, qui en sont le fondement matériel (le soufre pour fabriquer engrais, détergents, cellophane et pneus ou blanchir le papier ; le charbon pour produire l’énergie dont dépend toute la chaîne de production et de consommation), puis auprès de sociétés rurales et traditionnelles menacées de disparition sous l’effet de catastrophes écologiques… causées par la croissance et le progrès technoscientifique, qui fondent le mode de vie « moderne ».

Significativement, ces deux séries sont absentes de son site internet – comme si elles relevaient à ses yeux de la préhistoire de sa vraie œuvre.

On the shore of a vanishing island, Daesung Lee, 2014

Avec Sur le rivage d’une île qui disparaît, Daesung Lee commence à mettre des personnes en scène :  jeunes et vieux, agriculteurs flanqués d’une chèvre ou d’une vache et pêcheurs portant panier de pêche posent debout sur des blocs de terre herbue mangés par la mer. Exécutée sur l’île indienne de Ghoramara, dans le delta du Bengale, cette série montre l’irrésistible engloutissement par les eaux – effet du réchauffement climatique. À chaque marée un peu plus le rivage se délite. Plus de 50 % la surface de Ghoramara aurait disparu depuis les années 1980 et deux tiers de sa population déjà fui, sans compensation. Dans les deux prochaines décennies, l’île condamnée ne sera plus : la mer aura alors avalé maisons et pâtures, et jeté ces gens dans un déracinement sans retour.

Il est compréhensible que l’artiste considère ce travail comme le premier de sa « véritable » œuvre tant la valeur symbolique du particulier élevé au général en fait la force. Saisis dans une attitude de recueillement mélancolique, femmes, hommes et singulièrement les enfants incarnent davantage que leur seul destin et indiquent le futur de sociétés souffrant toujours plus des conséquences du « réchauffement global », c’est-à-dire de la croissance, du consumérisme – donc dire du capitalisme global.

Mises à nu par l’érosion, les racines des végétations tiennent du présage et du symbole d’un mal appelé à grandir avec les calamités climatiques : le déracinement comme devenir et fatalité de peuples entiers. Le lieu même est emblématique, le delta du Bengale étant parmi les territoires les plus affectés par le réchauffement climatique[3].

L’humour, politesse du désespoir

Après l’engloutissement par les eaux, la série suivante traite de la menace de recouvrement par le désert, de sorte que l’une et l’autre se complètent comme un diptyque. Accomplie en 2015, Archéologie du futur traite de l’avancée du désert de Gobi (Mongolie), qui frappe la vie pastorale et les traditions constitutives de l’identité nomade mongole. Ce travail mêle une douceur élégiaque à un humour désenchanté et voit la mise en scène se complexifier. Daesung Lee y applique, en effet, un dispositif : au cœur d’un paysage A, il place la photographie en grand format d’un paysage B, de façon qu’ils paraissent se prolonger. La reproduction disposée en plein air contraste avec l’environnement : tantôt, dans une plaine verdoyante, elle montre un paysage désertique ; tantôt, c’est l’inverse.

Futuristic archaeology,Daesung Lee, 2014

Ce jeu de contrastes rend sensible la proximité de la menace et d’un avenir… « déjà là », déjà présent. Tel éleveur, dans un paysage lunaire, tire sa chèvre vers la photographie grand format où un troupeau paît dans l’herbe haute ; tel dresseur d’aigle se tient debout, au milieu d’un panorama sec coupé par l’image de la steppe verte, tandis que son rapace, retenu par une corde, prend son envol… Tel homme seul avance dans le sable, un seau à chaque main, vers la photo d’un étang au cœur des herbes : mirage… ou vision de l’avenir ? Le désert avance comme l’oubli où risquent de tomber ces coutumes et costumes.

Futuristic archaeology, Daesung Lee, 2014

Deux images qui manifestent le tragique culturel de la catastrophe écologique. L’une présente un couple en tenue traditionnelle au milieu de l’aridité, devant la reproduction d’un paysage, ciel bleu, sol herbeux. Leur regard est tourné vers une famille – un couple et ses deux enfants – portant des vêtements « modernes » (t-shirt, jean’s…). Dans l’autre, cinq personnes en file indienne avancent dans l’herbe, vers une photo montrant le désert : les trois premiers, un homme et deux femmes adultes, sont en tenue traditionnelle ; les deux derniers, des enfants, en vêtement « moderne ». L’avancée du désert condamne le mode de vie traditionnel, rude et conservateur mais autonome, d’une population, contrainte à migrer à la ville, s’acculturer à la mondialisation – emploi salarié (au mieux), vêtements, technologies et mœurs –, c’est-à-dire se soumettre à l’hétéronomie.

« L’humour est la politesse du désespoir », écrivit Georges Duhamel : la sentence s’applique avec justesse à Daesung Lee et son refus de l’accablement. Son humour se rapproche de celui, doux-amer, d’un Takeshi Kitano, mêlant le tragique à la farce, comme l’illustrent les photos de cet homme, dans la steppe verte qui, monté par derrière sur une reproduction de désert où une mare longue se meurt, y vide son arrosoir ; ou encore cette femme qui repeint en vert… la photo du désert pour qu’il s’insère mieux dans le paysage verdoyant autour. Le monde – ou un monde – serait-il condamné à la désolation ou à la mort ? Le rire manifeste la résistance de la volonté de vivre. Ce n’est pas le moindre mérite de l’artiste que d’associer hommes et femmes aux mises en scènes ludiques, les impliquant non pas d’abord comme objets d’un destin qui les accable, mais comme sujets qui y font face… et capables même d’en rire.

Le lien défait

L’œuvre-exposition La Forêt rouge (2018), qui déroule le récit mystérieux d’une fillette somnambule, est à ce jour son travail le plus ambitieux. Dans un village rural d’Ukraine, une légende rapporte que Raelcun, l’esprit de la forêt, aurait surgi de la terre comme un phénix et, que ses cendres retombées auraient brûlé et tué les arbres, leur donnant une couleur rouge – d’où le nom de la forêt. Photographies documentaires, artefacts chamaniques et textes déroulent une narration et conspirent à un effet de réel devant lequel on oscille entre crédulité et incrédulité. Interrogeant les limites de la rationalité scientifique face à l’inexplicable comportement de la fillette et le recours au non-rationnel chamanique – c’est-à-dire la théâtralisation symbolique par le rituel –, Daesung Lee n’impose pas de réponse, mais soulève seulement un « Et si… ? »

Le caractère fictif de ce qui semblait documenter une initiation chamanique ne se révèle qu’à la fin :  La Forêt rouge s’avère être un conte. Ce que l’intuition pressentait par divers signes – symbole de la radioactivité, costumes et figurines difformes, plantes luminescentes, géographie rappelant Tchernobyl – se confirme : il s’agit d’une méditation sur la question nucléaire (Raelcun se révélant n’être que le mot nuclear à l’envers).

Loin d’un fantasme pseudo-mystique « new age », l’œuvre soulève une réflexion profonde, inspirée des recherches en sémiotique nucléaire. La radioactivité des déchets nucléaires étant estimée à 100 000, comment faire comprendre la dangerosité d’un site d’enfouissement aux humains dans 1000, 5000 ou 10 000 ans, alors que nos langues auront disparu ? Pour y répondre, au début des années 1980, « à la demande du Département américain de l’Énergie, Thomas  Sebeok [1920-2001], sémioticien et philologue américain, a eu pour mission de proposer des solutions », lit-on à la fin de l’exposition. « La conclusion de Thomas Sebeok fut qu’il n’existe aucun signe, langage, pictogramme qui puisse être compris sur une si longue période. Une possibilité qu’il suggéra fut de créer une communauté religieuse, un « clergé atomique », qui créerait une zone d’exclusion autour de ces sites sur la base de légendes et de tabous signifiant « N’approchez pas ». »

La Forêt rouge imagine une réponse fictive au vœu de Thomas Sebeok et évoque une faim de réenchantement dans l’air du temps. À l’heure des fake news et du déluge d’images, l’incertitude sémantique où Daesung Lee plonge le visiteur – est-ce un documentaire, une œuvre d’art, un conte ? Est-ce vrai ? – appelle non moins à l’esprit de discernement… qu’au plaisir de l’imagination.

Love your neighbours, Daesung Lee

Depuis 2019, l’artiste a engagé un travail sur la Bosnie et la mémoire de la guerre civile et du génocide. La pudeur et la délicatesse du traitement y font d’autant ressortir l’abjection. Et nous rappelle ce passage de l’essai Déshumanité, de Julien Syrac: « Et quand on lui avait demandé s’il y avait eu des signes annonciateurs de la guerre, il avait eu cette réponse : « C’est un peu comme un vide qui se crée entre les gens… Tu le vois pas, mais peu à peu il y a une distance qui s’installe, un vide, tu sais… Les liens se défont, on arrête de se saluer, les Serbes ne vont plus manger chez les musulmans, les musulmans évitent les Serbes, tout ça, j’ai senti ça… Le vide… Et dans ce vide, tu le vois pas, mais il y a des gaz, des gaz invisibles qui s’accumulent, des gaz toxiques qui remplissent le vide entre les gens. Et après, il suffit de rien, une allumette, une étincelle, tu approches la flamme, et ça explose. » […] Et je pensais à l’idéologie libérale, à notre époque : comment elle suscite la déliaison entre les êtres, comment elle détruit mécaniquement les liens, les attachements humains, comment elle dés-organise la vie sociale, au prétexte de l’efficacité, de l’éradication de la violence. Le potentiel de violence inouïe de cette asocialité totalitaire, criminellement célébrée par les naïfs, les irréalistes. Les gaz, partout du gaz. Alors il suffit d’une allumette, d’une étincelle[4]. »

Et si ce travail consistait, pour Daesung Lee, à affronter la question qui, en fil rouge, traverse tout son œuvre : celle du lien qui se défait – du déracinement comme devenir universel ?


[1]« Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. Les échanges d’influences entre milieux très différents ne sont pas moins indispensables que l’enracinement dans l’entourage naturel », Simone Weil, L’Enracinement [1943], Flammarion, 2014.

[2]Thanatocapitalisme. Essais et entretiens, Presses universitaires de France, 2021.

[3]« Selon une vaste étude internationale, la hausse du niveau de la mer pourrait atteindre 1,40 m d’ici 2100 dans certaines zones du delta du Gange, où vivent 200 millions de personnes. Soit le double des projections du Giec », Laurence Defranoux, « Au Bangladesh, le niveau de la mer monte et le sol s’affaisse », Liberation.fr, 8 janvier 2020.

[4]Déshumanité. Approche historique de l’an de disgrâce 2020, éditions du Canoë, 2021.

Previous articleTrần Trọng Vũ : Tôi est un autre
Next articleAutomne 2022 : Notre sélection de livres sur le Viêt Nam
Journaliste et critique d’art

1 COMMENT

Laisser un commentaire