À la fin des années 1960, Geneviève Couteau, peintre et dessinatrice, rencontre chez un ami le prince Souvanna Phouma, qui occupait alors le poste de Premier ministre du Laos, à la tête d’un gouvernement neutraliste pris dans la tourmente de la guerre du Vietnam. Découvrant un album de ses dessins réalisé à Venise, le Prince lui propose de se rendre au Laos afin de faire un travail similaire sur son petit pays, trop peu connu. Geneviève Couteau accepte. Des deux longs séjours qu’elle effectuera au Laos, en 1968-1969 et 1972, l’artiste rapportera carnets de croquis et de notes, à partir desquels elle composera son ouvrage, Mémoire du Laos, publié en 1988, et qui est devenu une sorte de « classique » intemporel sur le Laos, faisant l’objet de plusieurs rééditions.

Lorsque Geneviève Couteau atterrit à Vientiane, à la saison sèche, en novembre 1968, elle bénéficie d’une situation apparemment privilégiée : installée à l’hôtel Lan Xang, tout près du Mékong, la jeune femme rencontre vite, grâce à de précieux contacts, les membres de plusieurs grandes familles proches du pouvoir. Cependant, le travail de la dessinatrice, tout comme celui de l’écrivaine, consiste, en gardant l’esprit et les yeux grand ouverts, à passer de longues heures au milieu de la foule du marché, dans la cour des temples, en tous les quartiers de la capitale laotienne, afin de « croquer » d’un trait précis le caractère des lieux. Geneviève Couteau, dans ce texte paru vingt années après son premier séjour au Laos, retrace d’une plume fine et légère les moments de la vie quotidienne, la forme d’un visage, le mouvement d’une silhouette, si bien que le lecteur du xxie siècle pourrait être tenté de penser que l’événement dépeint s’est déroulé hier à peine, comme cette description d’un boun, fête traditionnelle :

« Cette assemblée de soixante-quinze bonzes, épaule droite nue, visage dépouillé, regard intériorisé, l’éclat de ces orangés, de ces jaunes, de ces rouges, de ces bruns, le soleil jouant sur les nattes de paille, les hommes en sampot violet venant s’incliner et faire offrande d’argent et de nourriture, toute cette scène a une somptuosité inégalée. »

Une affiche vestige de la présence du français au Laos. Crédits photo: Henri Marcel

La voyageuse, pour l’instant sédentaire, entreprend de raconter le Laos, sa culture intrinsèque, et le devenir problématique du pays, emporté dans la guerre. Plusieurs auteurs ont tenté de décrire l’atmosphère du Laos des années 1960, en se reposant surtout sur l’anecdote superficielle : leurs récits évoquent les agissements des soldats et des expatriés, dans un climat un peu déliquescent, sans éviter le pittoresque. Geneviève Couteau, au contraire, avec son sens de la patience et de la lenteur, parvient à faire discourir tel personnage de la haute société, tel bonze officiant dans un vat (une pagode) de premier rang, telle vieille coloniale vivant dans la région depuis 40 ans… Dans ces pages, on pourrait avoir l’impression que la guerre n’est qu’une rumeur, s’il n’y avait la présence croissante des réfugiés hmong, chassés de leurs villages par les combats dans le nord-est du pays. Lorsqu’apparaît enfin le Dr Rolf Stein, personnage haut en couleur, qui travaille pour la Croix-Rouge, dont l’auteure a beaucoup entendu parler, voici que le médecin prononce une tirade qui évoque une problématique proche de nos contradictions contemporaines, s’agissant de l’aide au développement dans les pays du Sud :

« Alors ! Ces gens emmurés dans leur Mission, ces fonctionnaires internationaux qui s’enorgueillissent de la charité faite par les États donateurs, ce riz de Camargue qui servira aux truies des Laotiens, ce paternalisme occidental, cette autosatisfaction européenne (…), ça me ferait presque rire ! »

Lorsque Geneviève Couteau rejoint la petite ville de Vang Vieng, à quelques heures de route au nord de Vientiane, dans un cadre superbe, le tourment de la guerre se rapproche : « À Vang Vieng stationne l’état-major des forces neutralistes, les troupes du prince Souvanna, depuis le coup d’État de Kong Lê. » Il y a aussi la présence singulière de cette Mission militaire française, concurrente à celle des conseillers américains, théoriquement retirés depuis 1962. Puis le moment vient pour l’auteure de se rendre en DC3 dans l’extrême sud du pays, sur l’île de Khong, là où le grand fleuve s’élargit démesurément :

« Ce soir, un vent humide allège la torpeur des berges du Mékong, fait bruire les palmes. Ce pourrait être la Loire, ses eaux bourbeuses, ses îlots d’herbes, quelques montagnes au lointain, mais ce n’est pas la Loire, c’est la grâce des longues filles qui se baignent pudiquement et jouent dans l’eau, ce sont les minces pirogues effilées qui attendent, accrochées juste au bord des berges, les minuscules jardins à épices pris sur les alluvions du fleuve, la luxuriance des cocoteraies, des bananeraies et, partout, l’odeur des magnolias et des frangipaniers. »

Tableau attentif, avec juste ce qu’il faut de couleur, qui semble appartenir à un Laos non daté, non connoté. L’auteure, toujours invitée au bon endroit, toujours discrète et déterminée, écoute, note et dessine. Elle ne suivra pas ce conseil d’un ami proche, qui rappelle certaines chroniques coloniales et post-coloniales :

« Le Laos c’est aussi les fêtes à soldats, les petits voyous, le jeu de bingo, les vieux cars asthmatiques, les devins de plein air, la mère maquerelle de Marseille dans le bobinard et les épaves de la fumerie ! Tout cela, il faudra que vous mettiez tout cela dans votre peinture et pas seulement la beauté froide ou mystique, la vie, le grouillement de la vie. »

Lorsque Geneviève Couteau retourne au Laos, en 1972, c’est pour découvrir davantage de beauté, dans l’ancien royaume de Champassak, au sud, et assister à une grandiose cérémonie au milieu des ruines de Vat Phu, célèbre temple ancien de style khmer. Mais la guerre finit par gratter à la porte, dans une atmosphère de fin de règne :

« Bombardement accru en direction de Paksé. Le Pathet serait à 23 kilomètres ! Plus de 100 morts chez les FAR [Forces armées royales]. État d’urgence à Vientiane. »

Dans la capitale, un certain nombre de résidents français, qui vivaient depuis si longtemps sur place, s’apprêtent à partir. Trois ans plus tard, le Pathet Lao, mouvement communiste d’influence vietnamienne, entrera à Vientiane, marquant le début d’une nouvelle ère politique. De nombreux Laotiens rejoindront l’autre rive du Mékong, puis l’Occident.   

Dans ce récit, que l’on gagne à continuer de lire en 2021, Geneviève Couteau a su brillamment saisir ce « temps neuf étranger à nos hâtes » typique du Laos, selon le titre d’un des premiers chapitres du livre : un temps composé de moments appartenant à une période précise, et qui valent aussi pour toutes les périodes imaginables du Laos – le temps de la vie quotidienne, de la culture, des usages bouddhiques, puis le temps de la guerre, et c’est ainsi qu’est restituée la beauté d’un peuple et d’un pays.

Geneviève Couteau, Mémoire du Laos. Paris, Seghers, 1988. Nouvelle édition augmentée d’illustrations : Éditions Soukha, octobre 2020.

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Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

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