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Jean Lacouture [1921-2015] était un journaliste et biographe, auteur de plus de soixante livres. Il a été un grand reporter éminent et, si on a pu lui reprocher son aveuglement sur certaines questions aussi sensibles que la nature du régime Khmer rouge ou la dimension totalitaire du régime vietnamien, sa voix et sa plume ont compté. Issu d’une famille de la bourgeoisie bordelaise aux idées plutôt conservatrices, éduqué chez les Jésuites, il a basculé vers l’anticolonialisme à la faveur d’un séjour en Indochine en 1945-1946, où il s’était engagé comme attaché de presse auprès du général Leclerc dans la 2ème DB. C’est ce séjour qu’il relate, en même temps qu’il donne son avis sur l’éclosion de la guerre d’Indochine, dans un entretien que j’avais mené à son domicile le 26 février 2013, deux ans avant sa mort.

1/ Pouvez-vous clarifier la position du Général Leclerc ? On le disait libéral, partisan de la stratégie des accords avec le Viêt-Minh, mais dans une lettre à Maurice Schumann datée du 6 juin 1946, il met en garde contre la duplicité d’un Hô Chi Minh « ennemi de la France », soulignant que tout ce qui se passe du côté Vietnamien est « voulu et ordonné par lui » ?

Hô Chi Minh n’était pas un ennemi de la France. Ce qu’il voulait, c’était la destruction du régime colonial. Il était un patriote Vietnamien, qui revendiquait l’indépendance, ce qui nous paraissait normal. Le général Leclerc, pour sa part, n’était pas un colonialiste.

La seconde guerre mondiale avait été gagnée par les Américains et ils demandaient à la France de libérer ses colonies. Philippe Devillers[1] et moi n’étions pas à l’origine des types de gauche, et nous n’étions pas communistes. Je viens par exemple d’une famille coloniale, mon oncle était magistrat en Indochine. Nous considérions simplement le contexte mondial, et la solution du « self-government » nous a paru réaliste et raisonnable. C’est dans ce contexte que nous sommes devenus pour l’indépendance du Viêt-Nam dans l’union Française.

Leclerc, qui était le Gaulliste par excellence et plutôt de droite, faisait le même constat. Il adhérait à la formule de l’Union Française, et doué d’un esprit de réalisme, en était venu à incarner la stratégie des accords. Pour nous, si cette stratégie était voulue par Leclerc, qui nous semblait être la patriote absolu, c’était qu’il s’agissait d’une bonne stratégie. D’Argenlieu et Leclerc se partageaient à eux deux la pensée du général de Gaulle. Celui-ci ne voulait pas que la défaite de 1940 signifie la destruction de l’Empire Français. Ainsi, ils ont représenté deux courants du Gaullisme. Pour de Gaulle en effet, Leclerc allait trop vite et d’Argenlieu trop lentement. Leclerc, novateur, faisait preuve d’une certaine audace, que l’on pouvait expliquer par la situation au Tonkin : il paraissait évident que la souveraineté Française y était impossible à rétablir puisque les Vietnamiens étaient prêts à mourir pour ça. Il y avait une prise de conscience claire chez eux qu’ils étaient un Etat, tant pour le Parti Communiste que pour le Viêt Nam Quôc Dân Dang (VNQDD – parti nationaliste Vietnamien). Dans les négociations, les Vietnamiens ont dit au Général Leclerc : « Considérez que nous sommes un Etat Libre ». C’était un droit qu’ils exprimaient. Le général Giap et Hô Chi Minh voulaient un accord avec la France, ils étaient d’accord sur le principe de l’Union Française.

De plus, le gouvernement tripartite[2] en France contribua à l’accord du 6 mars 1946[3]. Leclerc trouvait ça très bien, mais d’Argenlieu, un peu réactionnaire, y voyait une capitulation. Il est difficile de bien cerner pourquoi. Dans l’armée, il y avait eu une double réaction : la marine était du côté de l’amiral d’Argenlieu, tandis que l’armée de terre et les aviateurs étaient pour Leclerc.

2/ Quel était le lien de l’Indochine avec la France ? Pouvait-on parler d’une Indochine en 1946 délaissée par une France en agitation politique et autrement occupée par la reconstruction ?

Non, les choses étaient vues de près en France, et la dualité Leclerc/d’Argenlieu était représentée au sein même du gouvernement. Les communistes et les socialistes étaient pour l’Union Française, quand le MRP, sur ce cas-là, était conservateur. Georges Bidault dans cette affaire l’a beaucoup été. Il a été un verrou. Maurice Schumann également.

Et Alexandre Varenne[4] ?

 Il était dans un entre-deux, il ne me semble pas qu’il ait été l’un des plus conservateurs.

3/ Philippe Devillers écrit, dans une lettre à Hubert Beuve-Méry[5] datée du 26 novembre 1945, qu’en octobre et novembre 1945 il y avait une censure très forte sur les câbles, les lettres et les articles vers la France, que tout devait passer par le ministère de la Guerre, et qu’on cherchait à éviter que ce qui se passe en Indochine soit connu en France. Qu’en pensez-vous ? Est-ce que ça a continué en 1946 ?

 Je trouve le point de vue de Devillers un peu négatif là-dessus. La censure n’était pas si forte. Un exemple est qu’il y avait à Saigon un centre culturel Marxiste, animé par des Français, et qui était en relation constante avec le Parti Communiste Français. Bernard Dranber, le communiste de notre groupe, le fréquentait, mais il n’était pas un fanatique. Il plaidait les accords avec Hô Chi Minh et a contribué à nous convaincre sur le mode du : « Vaut mieux s’entendre ! »

Peut-on parler d’une presse française qui avait pris position pour le Viêt-Minh ?

De fait, il y avait un clivage dans la presse française entre les journaux de gauche et ceux de droite, avec d’un côté les journaux issus de la résistance, comme Franc-Tireur, Témoignage Chrétien, ou Combat, et de l’autre Le Figaro. Au sein du Monde, il y avait d’un côté les articles de Devillers, et de l’autre ceux de Rémy Roure. Beuve-Méry, pour sa part, était plutôt favorable aux accords, ou en tout cas contre le principe d’une guerre coloniale.

4/ Quelle était votre position par rapport à la « mentalité coloniale » ? Avez-vous observé un esprit de revanche, une haine envers ceux que l’on appelait à l’époque « les Annamites » ?

Les coloniaux se justifiaient par l’œuvre accomplie. Ils se donnaient bonne conscience devant une Saigon moderne, avec des routes, des lycées et des hôpitaux. Ils étaient d’anciens dominateurs qui venaient de souffrir. Avec l’arrivée des nouveaux (le corps expéditionnaire), ils ont plaidé l’affirmation de la force, ce que les nouveaux voulaient aussi, car ils rêvaient en effet d’une forme de revanche. Ils voulaient « casser la gueule » du Viêt-Minh, qui avait parti lié avec les Japonais, et ainsi rétablir la force française. C’était la voie conservatrice. De notre côté, nous comprenions qu’il n’y avait aucune chance de rétablir la souveraineté française, c’est pourquoi nous avons été partisans du nouveau système.

Qu’en est-il de l’utilisation du nom « Viêt Nam » ?

Au début de l’année 1946, le nom « Viêt Nam » n’existait pas trop encore, car l’ère coloniale n’était pas terminée dans les esprits. Dans les faits, elle l’était bel et bien. Nous nous reconnaissions beaucoup dans les « indigènes ».

Quel était l’état d’esprit des familles vietnamiennes que vous avez pu rencontrer ?

S’ils avaient parfois peur du Viêt-Minh, ils ne voulaient pas le retour du colonialisme pour autant.

5/ Comment les Français ont-ils vécu ce que l’on a appelé a posteriori « la perte de prestige de l’homme blanc », le fait que les « Annamites » ne les craignent plus, surtout après le coup d’Etat japonais du 9 mars 1945[6] ?

 Les gens étaient à demi-conscients de cette perte de prestige et on pouvait observer un balancement dans la mentalité. Lorsque l’on posait la question de l’Union Française, on nous répondait « Oui, peut-être ». Mais la priorité était à la reprise des affaires, les Français d’Indochine voulaient qu’on les laisse travailler. Nous n’avons pas vu pour autant une société coloniale effondrée. Les Français n’avaient pas l’espoir d’un retour au statu quo ante, mais ils n’avaient pas trop confiance envers les Vietnamiens non plus.

6/ Quel était votre ressenti face à la logique d’épuration que l’on a voulu mettre en place ? Quels étaient par exemple les rapports entre les arrivants du corps expéditionnaire et ceux qui étaient déjà là ?

 Les colons s’étaient adaptés assez vite, mais leur comportement avait été beaucoup observé. Les comportements pendant la guerre se sont fait relativement peu sentir. A une dizaine de personnes près, opportunistes ou « japanophiles », il n’y avait pas eu de chasse aux sorcières.

Pourtant, il y a eu des départs massifs de français, en juin 1946, qui se disaient « dégoûtés » de l’Indochine, et notamment du traitement que leur ont réservé les arrivants…

Je crois qu’il s’agissait de « demi-collabos » qui ne comprenaient pas qu’on ne les comprenne pas. La résistance, en Indochine, avait été difficile. Tout y avait été compliqué, indécis, à 12 000 km de la France. A mon souvenir, il n’y avait ni culpabilité notoire, ni procès. Mais j’ai eu peu de contacts avec les Européens en général, même si j’ai parfois été reçu dans des familles.

Avez-vous rencontré le patron Etienne Denis ?

 Non. Je me souviens l’avoir vu marcher avec sa canne dans la rue Catinat à Saigon, mais je ne crois pas avoir eu de vraie conversation avec lui.

7/ Pourriez-vous me parler de la position des différents journaux pour lesquels vous travailliez alors ? Caravelle, Paris-Saigon, et Indo-Soir.

 Pour ce qui était d’Indo-Soir (lancé en octobre 1946 avec Bernard Dranber), ça n’a pas vraiment marché, c’était même un échec. Dranber était communiste, alors que j’étais « a-communiste ». Je l’ai suivi par amitié, mais nous avions beaucoup de mal à travailler ensemble.

 Caravelle (qui était le journal du corps expéditionnaire) était fait pour accompagner la vie des militaires Français en Indochine, c’était en cela un journal qui encourageait la guerre.

Il y avait par exemple l’édito du 20 décembre 1945, signé par Devillers, qui faisait écho au discours de l’amiral d’Argenlieu du 9 décembre : « Nous ne renoncerons jamais » et visait à expliquer aux soldats pourquoi ils se battaient.

 Oui, je me souviens d’y avoir mis aussi les mains à la pâte.

Et Paris-Saigon alors, qui allait à l’encontre de ce discours-là ?

Paris-Saigon était le journal de la négociation. Il était le fruit du cerveau de trois ou quatre types, dont j’étais, avec Devillers, Dessinge, et Pierre About. Le journal était financé par Marc Planchon, qui était progressiste. Bernard Dranber nous a ensuite rejoints. Il représentait l’évolution de notre état d’esprit depuis notre arrivée. C’était un journal pour la paix, « unioniste », qui était fait à la base pour la guerre. Pour Paris-Saigon, la guerre n’était pas jouable. La situation était impossible, il fallait négocier avec le Viêt Nam pour qu’il soit un Etat libre dans l’Union Française. De plus, la guerre, ça commençait à bien faire ! Nous étions partisans de l’entente pour préserver de la réalité française en Indochine, pour garder le plus de France possible dans quelque chose qui n’était plus la France.  Pierre About venait d’une famille coloniale, installée depuis longtemps. Au début, il était conservateur, mais il s’est laissé convertir et a finalement marché avec nous, ce qui nous fut très surprenant. Il objectait parfois, mais il marchait. C’était un vieil homme d’expérience rallié à nous.

Avez-vous eu des soucis par rapport à votre « double-casquette », d’écrire à la fois pour la paix et pour la guerre ?

 Non, non, je n’ai jamais rencontré de soucis particuliers.

8/ Qu’avez-vous pensé de l’autonomisme Cochinchinois ? Vous avez rencontré Nguyên Tan Cuong le 28 novembre 1945, qui voulait créer le parti autonomiste. Puis, il y a eu le conseil Consultatif et le Gouvernement provisoire de la Cochinchine, avec Nguyên Van Thinh. Les  autonomistes cochinchinois vous ont-ils semblé réels, en 1945 et 1946 ? Ou étaient-ils, comme on les présente souvent, une minorité, un fantasme, une création des Français et de l’amiral d’Argenlieu ?

 Oui, Nguyên Tan Cuong était apparenté aux autonomistes. L’autonomisme était voulu par les Cochinchinois eux-mêmes, et il y avait un patriotisme cochinchinois certain, un « Cochinchinisme ». C’était une réalité. C’était en effet une forme de « méridionalisme » vietnamien, comme il y a un méridionalisme en France, et dans beaucoup de pays du monde. Ils avaient le soutien du peuple cochinchinois, mais pas pour un séparatisme pour autant. Les deux notions sont différentes. Ils voulaient être autonomes dans un grand Viêt-Nam. De fait, cette volonté d’un particularisme avait des raisons économiques.

9/ Comment avez-vous ressenti le régime de Hanoi, puisque vous y avez été très tôt, en février 1946, et avez rencontré Giap et Hô Chi Minh ?

 Le régime de Hanoï était totalitaire, mais il était une réponse au système totalitaire colonial.

10/ Quel regard portez-vous, rétrospectivement, sur cette expérience ?

 Je crois avoir été ébloui du rôle historique que je me voyais jouer. Il faut comprendre, nous étions de jeunes bourgeois d’éducation catholique (Jean Lacouture avait 25 ans à l’époque), des journalistes débutants, et nous étions reçus par le président de la République adverse, Hô Chi Minh ! Le courant est très bien passé avec les Viêt Minh. Hô Chi Minh, Giap, et Pham Van Dông étaient des hommes séduisants et sympathiques, qui étaient contents de montrer qu’ils parlaient très bien le français. Pour cela, je me suis jeté de l’autre côté peut-être un peu vite.

Jean Lacouture est rentré en France le 15 décembre 1946, quatre jours avant l’attaque de Hanoi, qui marque le début de la phase active de la guerre d’Indochine et qui durera jusqu’en 1954.

[1] Philippe Devillers, né Mullender [1920-2016] était un journaliste et historien, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’IEP de Paris. Il était lui aussi au service de presse du général Leclerc en 1945, tout en publiant des articles comme correspondant du journal Le Monde à Saïgon.

[2] Trois partis se partageaient le pouvoir en 1946, après le départ du général de Gaulle : le MRP (centre-droit), la SFIO (Socialiste) et le Parti communiste français (PCF).

[3] Accord du 6 mars 1946 dit « accord Sainteny-Ho Chi Minh » reconnaissant l’existence d’un Vietnam libre dans l’Union française.

[4] Alexandre Varenne [1870-1947] était un homme politique et journaliste français, fondateur notamment du journal La Montagne. Il était ministre d’Etat en 1946. Il a également été gouverneur général de l’Indochine française de 1925 à 1928.

[5] Le directeur et fondateur du journal Le Monde.

[6] Le 9 mars 1945, les Japonais renversent l’autorité française en Indochine détenue par l’amiral Decoux, dans un « coup » qui a fait environ 2300 morts en une nuit.

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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