Les Cahiers du Nem publient une nouvelle inédite de Mai Lam Nguyen Conan, où il est question du Cambodge du début du 21ème siècle, déjà si différent du Cambodge d’aujourd’hui. Ce très beau texte est accompagné de photographies de Nicolas Cornet, photographe et journaliste, qui avait publié le livre Cambodge aux éditions Aubanel en 2009.

Stand 28E0, Marché Orussey

« Vous serez la troisième et dernière épouse d’un homme très riche. »

C’était par cette phrase, très exactement, que Madame Heng, voyante aux mains tremblotantes et ridées, avait débuté la session avec Bopha, il y a dix ans de cela. La mère de Bopha avait réussi, non sans effort et moult courbettes auprès des épouses de hauts dignitaires cambodgiens, à obtenir l’adresse secrète et jalousement protégée de cette voyante, miraculeusement encore en vie malgré son grand âge. Elle avait en effet traversé des temps féroces.

Une fois la paix revenue, les Vietnamiens colonisateurs repartis, les forces de l’ONU évacuées et le désordre de leurs débauches nocturnes et diurnes nettoyées, le Nouvel Homme Fort du pays régnait en maître depuis cinq ans. L’argent continuait à couler à flots, les riches devenaient de plus en plus riches et les pauvres qui voulaient être un peu plus riches demeuraient de plus en plus pauvres.

L’Homme Fort dirigeait son pays d’une main de fer. Pour garder sa place, très convoitée, la main qui tenait fermement les militaires d’un côté et les putschistes royalistes de l’autre, était régulièrement palpée et examinée par des voyantes. Devineresses sensibles et prophétiques, aux talents réels ou illusoires, elles nourrissaient l’Homme Fort de leurs visions, en élucidant ses rêves ou ses cauchemars, en rassurant ses peurs et taisant ses angoisses les plus sombres.

Madame Heng reprit son message de prophétie :

« Au cours de votre mariage, il entretiendra des dizaines d’aventures avec d’autres femmes et consommera plusieurs centaines de nuitées sans suite… ».

A l’époque, nouvellement devenue la troisième épouse de l’Okhna R[1]., quinquagénaire, Bopha avait pris cette annonce comme une remarque de pure forme et n’avait retenu que son rang dans la lignée des officielles. Elle pensait aussi que ces prédictions n’étaient que sornettes et balivernes inventées en par une voyante en mal de clientes, prête à tout pour entrer dans leur cercle. Sortie de cette séance, Bopha n’avait retenu qu’une seule chose :

Je serai celle-là, l’Ultime, l’Unique.

Et même si, au fil des années, la réalité comptable des aventures extra-conjugales de son mari avait vite fini par dépasser la prédiction, pour Bopha, tant qu’il venait encore la retrouver certaines nuits, et qu’il lui permettait de le satisfaire, les apparences étaient préservées, et cela seul lui importait.

« Tu ne pourras pas empêcher ton mari d’aller voir ailleurs, c’est comme cela au Cambodge. »

« Nous sommes mariées à des hommes puissants et ils ont besoin de satisfaire leur puissance. »

« C’est eux qui nous choisissent, pas l’inverse. A nous d’apprendre à les garder. Si tu ne sais pas retenir ton mari, dans les apparences et malgré les apparences, tu passeras pour une idiote et il ne te restera rien ».

Tels étaient les conseils de sa mère et de ses amies.

©NicCornet

Bopha était connue pour être une très belle femme, une des plus belles et des plus élégantes de Phnom Penh. Bien que mince et élancée elle avait des courbes appuyées et généreuses qui rappelaient celles des éternelles Apsaras sculptées sur le fronton du Temple de Banteay Srey. Sa peau à la douceur de lait était claire, ce qui apparaissait comme très rare dans ce pays où le soleil agissait en ennemi et traître en brunissant sournoisement toutes les peaux. Ses cheveux noirs, brillants et longs ondoyaient naturellement en accompagnant sa démarche rêveuse et élégante. Sa bouche, plus particulièrement, dont les lèvres naturellement pulpeuses et revêtues d’un rouge enivrant était une invitation éternelle qui excitait le désir des hommes, quel que soit leur âge.

Chaque fois qu’elle entrait dans une pièce, les conversations s’arrêtaient et les serveurs ou serviteurs se courbaient en deux, les deux mains jointes, la tête baissée, et marchaient en reculant pour la laisser passer. Cette posture de respect était normalement réservée aux membres de la famille royale, mais devant Bopha, leurs connaissances sommaires des conventions s’embrouillaient et la beauté de la jeune femme justifiait à elle seule ce traitement consacré aux princesses.

Dès ses 16 ans, sa mère l’avait présentée à Madame Kao, grande prêtresse des concours de beauté officiels au Cambodge. Sa beauté était convoitée par tous les mâles importants du Royaume, tant par les membres de la famille royale que par les riches hommes d’affaires ou les hauts fonctionnaires qui dirigeaient ce pays. Finalement, le jour de ses vingt ans, Bopha avait été choisie pour devenir la troisième épouse de l’Okhna R., quinquagénaire et richissime.

Né au Cambodge, celui-ci avait fui adolescent le régime Khmer Rouge pour rejoindre les États-Unis. Revenu vingt ans auparavant, il avait reconstruit la fortune familiale en réinvestissant à partir de 1990 dans l’immobilier, la construction, l’hôtellerie et avait bénéficié des largesses de la présence internationale en logeant dans son immense hôtel surplombant le fleuve la totalité de l’état-major et des troupes onusiennes.

©NicCornet

On le savait aussi puissant contributeur de l’armée cambodgienne en déliquescence à l’époque, et les généraux qu’il avait réussi à remettre à flot étaient devenus de loyaux partenaires dans nombre de ses affaires. Mais si sa puissance pouvait à tout moment être menacée malgré une garde rapprochée en nombre, il demeurait néanmoins un des hommes les plus influents du pays.

Dans les conversations de boudoirs, l’homme était connu pour être un amant insatiable et il pouvait encore demander à rencontrer à tout moment une jeune fille dont on lui avait narré la beauté ou la virginité. C’était une pratique courante au Cambodge mais elle avait été rendue plus difficile depuis que l’élection de « Miss Cambodge » avait été annulée sur demande du Roi afin de freiner les dérives des puissants qui n’avaient pas hésité à puiser dans ce vivier pour satisfaire leurs désirs de chair fraîche.

Bopha savait tout cela en épousant Son Excellence, R.

Mais elle avait les rêves de son âge, et l’insolence de sa beauté, ainsi que les conseils de sa mère, lui avaient donné l’assurance qu’elle serait l’épouse avec qui il terminerait ses jours ou tout du moins qu’il mourrait avant elle. Elle savait où était son intérêt et sa capacité de séduction, pensait-elle, n’avait d’équivalent dans ce pays.

Mais depuis un mois, les choses avaient changé. Bopha avait appelé ce jour là la voyante, qu’elle consultait régulièrement, mais elle avait tenu à la rencontrer très vite, une fois de plus, dans son appartement exigu.

« Depuis un mois, dès que je parle, le mal sort de ma bouche et l’argent ne rentre plus ».

Bopha pleurait de panique devant la voyante, qui ne disait rien. Elle ne fit que lui tendre les cartes, et lui demanda par un signe de la tête de les battre. Elle lui fit en poser cinq sur la table, face cachée. La voyante les souleva une à une, à la troisième, elle fit un bond en arrière, grogna un son indéfini et son doigt frappa la carte plusieurs fois.

« C’est cette femme » ! cria-t-elle en montrant la reine de pique sur la carte. En rabattant plusieurs cartes du tas principal, elle rajouta, d’un air soucieux :

« C’est une femme très entourée, beaucoup de monde la regarde, elle est très belle et très connue.

_ Mais quel rapport avec moi, qui est-elle ? »

Bopha sentit une haine sourde monter en elle et cette douleur au ventre, si familière, qui lui avait si souvent tordu l’estomac, toutes les fois où elle avait été amenée à rencontrer une des femmes ayant eu une aventure avec son mari, cette douleur surgissait, mais cette fois-ci, plus vive et plus forte qu’à l’accoutumée.

« Cette femme, la présentatrice de télévision… »

Elle avait envie de hurler de rage, et des mots grossiers lui traversaient l’esprit. Bopha se sentait comme possédée, jamais elle ne s’était laissé aller à perdre la face et à s’humilier, elle ou son mari, mais depuis un mois, tout comme ce jour-là, elle ne se maîtrisait plus. Dans l’étroit et sombre appartement de la voyante, elle se sentit piquée par des milliers de fourmis, se leva précipitamment en criant, balaya sur ses jambes et ses bras les insectes imaginaires, les larmes coulaient sur ses joues et lui brûlaient les yeux. Après quelques minutes, épuisée, elle retomba sur le canapé, sentit la sueur couler le long de son cou, et ses mains étaient moites et tremblantes.

©NicCornet

La voyante reprit les cartes, en laissant de côté celle de la reine de pique. Elle retourna sur la table deux autres tas de cinq cartes puis regarda Bopha d’un signe désapprobateur.

« Cette femme souffre. Mais pas de cette vie-là, de celle d’avant. Sa vie d’avant la rattrape, c’est très mauvais pour elle, tu as fait quelque chose que tu n’aurais pas du faire. As-tu maltraité un animal dernièrement, un reptile, un serpent ou quelque chose de semblable ? 

Bopha comprit immédiatement le lien, c’était il y a exactement un mois de cela… quand il lui avait offert le sac.

_ Le Cartier en crocodile, oh Bong[2] ! Vous ne pouvez savoir à quel point cela me fait plaisir ».

Bopha avait remercié son époux en s’agenouillant à ses pieds, avait joint ses deux mains au niveau du front, et baissé la tête en signe de déférence. Son mari lui avait offert ce sac lors de son dernier séjour à Kuala Lumpur, il avait du coûter au moins 10 000 dollars. Bopha en avait rêvé, elle serait la seule femme au Cambodge à en posséder un. Elle ne sortait jamais sans lui depuis ce jour-là.

« As-tu posé le sac par terre ? » lui demanda la voyante.

_ Oui, parfois.

_ Tu as porté ce sac tous les jours, tu l’as même posé par terre, tu ne dois pas poser tes sacs à terre, tu le sais, les sacs sont faits de la peau d’un animal qui a vécu c’est un manque de respect pour les vies antérieures que de les traîner à terre. Tu as bafoué cette femme et sa vie d’avant, toi-même tu ne pourras rien racheter en cette vie-là.

Après ce discours, la voyante fit une pause, vérifia que Bopha avait bien compris et rajouta, d’un ton grave :

_ Tu risques de tout perdre et ton mari en premier. Cette femme est une menace. »

Non ! C’était elle l’ultime, c’était elle qui resterait la dernière épouse, la voyante l’avait dit ! Il ne pouvait en être autrement !

Les paroles de la voyante étaient comme des coups de poignard, la douleur était devenue de plus en plus forte et laissa Bopha comme anéantie. Elle resta un long moment dans le noir de l’appartement, sans un mot.

Il n’y avait qu’une seule solution, il fallait s’y résoudre.

D’un air entendu, la voyante prit un morceau de papier, y inscrivit un mot qu’elle glissa dans la main de Bopha, sur ce mot, était écrit : stand 28E0, Marché Orussey.

Le lendemain, Bopha mit dans un sac des affaires anodines, et se fit accompagner par ses gardes du corps chez son coiffeur japonais. Dans ce grand établissement, elle demanda un salon privé, celui qui permettait de sortir discrètement par l’arrière. Elle se changea, mit ses lunettes de soleil et sortit en demandant un tuk-tuk. Elle venait de semer ses gardes du corps et avait juste le temps d’aller au marché puis de revenir, sans qu’ils ne se doutent de quoi que ce soit.

Arrivée devant l’immense marché Orussey, marché de grossistes qui représentait le cœur commercial de Phnom-Penh, elle se fit déposer par le tuk-tuk du côté de la porte du Sud, l’endroit le plus fréquenté du bâtiment, réussit à se faufiler entre les files de camions, de motos, de tuk-tuks et d’échoppes ambulantes et monta les marches menant au deuxième étage.

Malgré les odeurs très fortes qui se dégageaient, plantes médicinales, crevettes et poissons séchés puis le bruit incessant, la chaleur et l’humidité, Bopha se dirigea tranquillement vers le centre du marché, traversa les étals des grossistes en nourriture, ceux des vêtements, puis des chaussures, et arriva vers l’allée des accessoires et produits pour coiffeurs. Elle trouva vite le stand indiqué sur le mot de la voyante, malgré le désordre apparent, chaque stand ayant un numéro distinct inscrit sur un panneau accroché en haut à gauche de la devanture.

©NicCornet

Le stand 28E0 était l’un des plus petits d’entre eux, une femme vêtue d’un pyjama se faisait faire les ongles des pieds, assise sur une petite chaise en plastique, elle parlait vietnamien et riait très fort avec sa voisine du stand d’à-côté. Bopha s’approcha des perruques, fit semblant de les regarder.

En la voyant, la femme se leva d’un bond, repoussa d’un geste brusque la jeune fille qui lui massait les jambes. Sans un mot, elle accepta le rouleau de billets que Bopha lui glissa dans les mains et acquiesça d’un air entendu. L’échange avait duré deux secondes, Bopha repartit vers la sortie opposée, descendit l’escalier central du marché, et ignora les marchandes qui l’interpellaient sur les marches sales et noires pour lui proposer des desserts en gélatine ou de riz gluant.

Elle remonta ensuite dans un autre tuk-tuk, se fit reconduire à l’arrière du coiffeur japonais « De Gran » et en ressortit avec un semblant de brushing qui avait suffi à duper ses gardes du corps.

Le lendemain, on pouvait lire dans la presse cambodgienne : « N., présentatrice de la chaîne CTN défigurée ! » La jeune et très célèbre présentatrice de télévision N. aurait été victime d’une mauvaise manipulation d’un produit de teinture pour cheveux qui lui avait brûlé le visage.

Sur la photo, on voyait l’animatrice, le visage couvert d’une serviette éponge, se cachant des journalistes, et que l’on emmenait vers une retraite secrète.

Dans son immense palais du Boulevard Norodom, Bopha était assise à sa coiffeuse. Deux gardes du corps entrèrent dans la chambre, la saisirent par les bras et l’emmenèrent dans la cave. Ils lui tondirent les cheveux, la firent monter dans la Hummer de l’Okhna. Ils prirent la sortie de la Capitale, la déposèrent et l’enfermèrent au monastère de Kandal.

L’Okhna R. ne se remaria jamais. Bopha était bien restée sa troisième et dernière épouse.

Nicolas Cornet est photographe et journaliste. Il est l’auteur, entre autres, du livre Cambodge, paru en 2009 aux éditions Aubanel.


[1]Titre donné pour les hauts et puissants dignitaires cambodgiens

[2] Appellation respectueuse.

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Mai Lam Nguyen-Conan a habité à Phnom-Penh de 2006 à 2009 et vit actuellement à Hanoï.

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