Comment trouver la paix intérieure dans le chaos de la guerre ? C’est le paradoxe que dessine Thuân dans son dixième roman, le premier qu’elle ait écrit directement en français : « B-52 ou celle qui aimait Tolstoï » raconte la rencontre entre un prisonnier américain qui porte le nom d’un personnage de « Guerre et Paix » et une jeune doctoresse vietnamienne au grand cœur. Comme à son habitude, dans une prose limpide, Thuân tisse le thème de l’exil et de la prééminence de la littérature face au politique.

En 1972, lorsque Richard Nixon, en un ultime coup porté au gouvernement communiste, décide de pilonner le nord du Viêt Nam, les B-52 crachent davantage que des bombes meurtrières. Ainsi que nous l’explique la narratrice de B-52 ou celle qui aimait Tolstoï, de l’un des appareils abattus par la défense antiaérienne jaillit un certain Andreï Bolkonsky, « officier de guerre électronique », qui était chargé de brouiller les radars vietnamiens. Andreï est aussitôt incarcéré à la prison Hoa Lo de Hanoï, où croupit depuis 1967 le futur politicien américain John McCain.

Pour la narratrice, médecin toute dévouée à ses patients, de quelque bord qu’ils soient, Andreï Bolkonsky n’est pas un blessé comme les autres : il porte le nom d’un des protagonistes de Guerre et Paix, le monumental chef d’œuvre de Léon Tolstoï, l’un des ouvrages de chevet de la jeune femme. Premier paradoxe : fils d’un Russe et d’une mère américaine fan de Guerre et Paix, Andreï n’a jamais mis les pieds en Union soviétique, alors que la narratrice y a longuement étudié la médecine. Les deux personnages partagent donc des fragments d’une culture commune incertaine – avant toute chose, quelques pages extraites du roman-fleuve de Tolstoï. Tandis que la guerre fait rage autour d’eux, la trop grande charge émotionnelle due au conflit est sublimée par la généreuse beauté du texte russe. Réflexe de survie.

La violence venue du ciel

Deuxième paradoxe : lors d’une alerte à la prison de Hoa Lo, un jour où Hanoï tremble sous un bombardement particulièrement intense, la jeune médecin et l’officier américain trouvent le calme suprême dans les bras l’un de l’autre, comme deux rescapés. Au cœur de la violence venue du ciel, Andreï, ce prisonnier que l’on a lentement torturé, les dents cassées, le visage tuméfié, n’est que douceur :

« De mon enfance jusqu’à ce jour, je n’avais jamais été serrée dans les bras de qui que ce soit, ni femme ni homme, ni parent ni étranger. »

Ce n’est pas auprès de ses proches que la narratrice aura fait l’expérience de l’affection et de l’équanimité. En une sorte d’écho avec Le parc aux roseaux, le roman précédent de Thuân, la famille vietnamienne n’est pas ici dépeinte comme le lieu de l’entente, de la complicité et de la concorde. Les fratries, les générations sont divisées. D’un côté, il y a le père, cet ex-chirurgien, aux mains douces, désœuvrées : un être bien intentionné, mais finalement décrit comme étant « égoïste et veule ». De l’autre, il y a la mère, ancienne directrice d’hôpital, qui trompe son mari depuis longtemps avec un haut dignitaire du Parti. On découvre cette femme encore belle, vaniteuse, dessinée de couleurs trompeusement vives, dans le regard de sa fille :

« Je me souviens encore des chaussures à talons en cuir et du foulard rose qu’elle portait les jours d’automne, lorsque le temps était beau, le ciel sans une ombre de nuage, ni une trace de B-52, ni une fumée de canon antiaérien, ni un hurlement de haut-parleur du matin au soir (…). »

Plus tard, tandis que le récit nous promène de lieu en lieu, d’un coin du monde à l’autre, au fil des stades successifs de l’exil, on retrouve cette mère, membre de la nomenklatura, devenue adepte de produits américains, dans une vignette en forme de photo touristique officielle, aux tonalités hypocrites :

« A Washington, elle posait devant le mémorial des vétérans du Viêtnam, un énorme bouquet de fleurs entre les mains, le regard tendre et tolérant. »

Boucles narratives

L’amant de la mère, haut dignitaire du Parti, lui a donné un fils. Ce garçon, biberonné aux avantages de sa classe privilégiée, est un bon-à-rien, un pistonné et un profiteur paresseux, tout le contraire de sa demi-sœur qui se trouvera longtemps encombrée de sa présence, ainsi que celle de sa mère mesquine, non aimante. La solution ? Le départ. D’abord en allant étudier à Leningrad, puis en s’installant finalement en France. Le flux des époques, des figures rencontrées, dégage une forme de tristesse prenante. La musique de l’écriture de Thuân est toute spécifique. Ce n’est que peu à peu que les phrases, calmes, confiantes, agencent une causalité entre les êtres, les événements. Tout, dans cette histoire, fonctionne en cycles, en boucles : Andreï, le prisonnier « tolstoïen » de la prison de Hoa Lo, ressurgit à la mémoire de la narratrice vingt années après leur première rencontre, on retourne à Hanoï en 1990, on rêve à plusieurs reprises de Brighton Beach, à la lisière de New York, où Andreï réside désormais… A Paris, la contemplation de la Seine, juste entraperçue, « l’odeur boueuse des alluvions » du fleuve français, morne et nocturne, trouvent un écho, un peu plus tard, au bord du fleuve Rouge, à Hanoï, avec la répétition des mêmes mots, la même odeur, et cet espace vacant :

« Au bout de vingt minutes, le fleuve Rouge est apparu devant moi, immense et solitaire. La morosité du fleuve sous ce crachin matinal de fin d’hiver restera à jamais dans ma mémoire. »

© – Trần Trọng Vũ

L’amour fou

Dans la vie de la narratrice, jamais nommée au fil des pages, les années de guerre ont laissé un grand vide, une dépression durable. Le souvenir de la douceur trouvée auprès d’Andreï, dans la prison de Hoa Lo, est insuffisant pour la nourrir. Jusqu’au jour où, à Paris, elle rencontre un homme plus jeune qu’elle, Vinh. Auprès de ce garçon, elle découvre l’amour fou, un excès salutaire de sexe, de sensualité, comme elle n’en a jamais connu. Cette relation pourrait être parfaite, épanouissante, si Vinh ne se défaisait pas d’une certaine brutalité. D’où provient cette violence ? Plus tard, son destin se mêle mystérieusement d’une affaire criminelle : un certain V., orphelin de guerre rendu enragé par la mort de ses parents sous les bombes, au nord du Viêt Nam, a fini par tuer son père adoptif, en France. V. et Vinh sont-ils une et même personne ? La narratrice ne le saura jamais, mais la leçon demeure : c’est par le truchement d’un amant habité par la guerre qu’elle a retrouvé la tranquillité intérieure. Guerre et paix, deux entités inséparables, comme le yin et le yang.

« Comment écrire la guerre ? »

Andreï, le prisonnier éjecté de son B-52 ; Vinh, le compagnon habité par le chaos : tous les êtres ont partie liée avec les déluges de bombes sur le nord Viêt Nam. Dans une brève vidéo postée sur le site des éditions Actes Sud, Thuân déclare être née pendant le premier bombardement américain sur Hanoï. C’est comme si la guerre était cet événement fondamental qui transmettait, peut-être, son tremblement initial à l’écriture – une vibration, une note sous-jacente, toujours présente. Lors d’une rencontre qui a eu lieu le 26 mars dernier à la librairie Le Phénix, à Paris, Thuân a précisé cette idée : née dans un pays « perpétuellement en guerre », elle s’est longuement posé la question de savoir « comment écrire la guerre », avec ce que le conflit vietnamien avait d’unique. La vision des ravages commis par l’invasion russe en Ukraine a réveillé les images traumatiques du passé, et le « devoir » d’écrire sur Hanoï au début des années 1970 s’est imposé.

Thuân, photo par Jean-Charles Sarrazin ©

Le choix de la langue

B-52 ou celle qui aimait Tolstoï est le dixième roman de Thuân, et c’est aussi le premier qu’elle écrit directement en français. Dans la vidéo citée plus haut, l’autrice dit : « J’ai été nourrie par la littérature française, qui était à l’époque ma bombonne d’oxygène, mon refuge, dans le Viêt Nam pur et dur de l’après-guerre. » A la librairie Le Phénix, le 26 mars dernier, interrogée sur la question de savoir ce que l’on perd, éventuellement, en n’écrivant plus dans sa langue natale, et ce que l’on gagne, éventuellement, en adoptant le français, Thuân a d’abord réaffirmé que, pour elle, les deux langues se complètent, et même se nourrissent l’une l’autre. Écrire en français, ce n’est pas éprouver la « souffrance » que ressentent certains auteurs issus de cultures lointaines, installés en Angleterre, lorsqu’ils adoptent la langue anglaise afin de percer. Pour Thuân, le vietnamien et le français sont « un beau couple amoureux qui ne se dispute jamais ».

Et qu’en est-il de la publication au pays natal de B-52 ou celle qui aimait Tolstoï, dont Thuân a « réécrit » le texte en vietnamien ? (Pas dans l’idée d’édulcorer le propos, on s’en doute bien.) Au printemps 2025, le roman « attend son autorisation de publication ».

On quitte à regret l’univers de B-52 ou celle qui aimait Tolstoï ; on voudrait prolonger le chemin que l’on a parcouru avec sa narratrice, au fil d’un récit bref mais dont les ramifications ne cessent de résonner. Mais les lecteurs et lectrices peuvent être rassurés. Le 26 mars, à la librairie Le Phénix, Thuân a déclaré que son prochain roman traiterait à nouveau de la « guerre et de l’après-guerre ».

Thuân. B-52 ou celle qui aimait Tolstoï, Actes Sud, mars 2025, 158 p.

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