Bao Ninh est l’auteur d’un unique roman (Nôi buôn chiên tranh, traduit en 1994 en français avec le titre Le Chagrin de la guerre) et de nombreuses nouvelles qui le placent rapidement comme un auteur brillant mais dangereux pour le roman national vietnamien, comme le témoigne la censure du régime communiste contre son texte. Il nous fait entrevoir la guerre du Viêt Nam comme un champ de souvenirs en ruines où la temporalité est incertaine, et où les mémoires se revivent à travers des drames sentimentaux.
Cet article a été publié dans le cadre de notre dossier spécial consacré au 50 ans de la fin de la guerre du Vietnam.
Né en 1952, Bao Ninh, vétéran de l’Armée populaire du (Nord) Vietnam, est un miraculé. Il est l’un des dix survivants de la 27ème Brigade Glorieuse de la Jeunesse, une unité qui comptait 500 soldats à sa création en 1969… A travers son œuvre, on s’interroge : comment écrire la déchirure ? Ecrire c’est espérer du passé qu’il éclaire l’avenir, c’est faire parler les morts. Des morts il y en eu : morts pour le caoutchouc, morts pour la République française, morts pour la patrie, morts pour la cause, morts pour la révolution, morts pour le Nord ou pour le Sud, morts pour rien.
À partir du 2 septembre 1945, et la déclaration d’indépendance prononcée par Hô Chi Minh, le peuple vietnamien se retrouve en lutte acharnée pour son indépendance jusqu’au 20 juillet 1954 où les accords de Genève officialisent le contrôle du nord par les forces communistes de la République démocratique du Viêt Nam. Au Sud, le Premier ministre Diêm prend le pouvoir à partir du 26 octobre 1955 et la République du Viêt Nam combat le régime du Nord jusqu’à la réunification imposée par les communistes après la chute de Saïgon le 30 avril 1975. Autant de conflits qui sont autant de déchirures : entre les colonisés et les colons, entre les résistants et les collaborationnistes, entre les idéologues et les attentistes, entre les amants et leurs enfants.
On ne saurait trop apprécier la cohérence dans les choix que font ce recueil de nouvelles, qui traversent néanmoins toutes les périodes de la guerre d’indépendance, nous offrant une multitude d’angles et de points de vue sur les “combattants de la liberté”, et leurs voisins pro-français, ceux encore nostalgiques d’un pays en paix, et même les nationalistes anticommunistes qui furent déclarés traîtres à leur pays. Il en résulte un grand tumulte chronologique, certaines années de la guerre vont s’éprouver comme si elles duraient un siècle tandis qu’une décennie peut passer le temps d’un orage. Les vies entremêlées sont autant de destins incontrôlables, dont la tragédie est toujours liée aux affres de la guerre.
Le ton de la confession qu’empruntent les personnages nous fait ressentir plus vivement leurs regrets, tandis que la description détachée des événements qui les entourent nous rappelle le fatalisme de situations sur lesquelles ils ne peuvent agir. Comme le note très justement la traductrice Doan Câm Thi dans sa préface, les trois thèmes clés de l’œuvre de l’auteur sont la guerre, les femmes et le temps, c’est d’ailleurs dans le rapport aux femmes que se fait le lien entre le passage du temps et le passage de la guerre à travers “le rythme du coeur”. Nous présenterons succinctement les cinq nouvelles avant d’en expliciter, sans trop en dévoiler, le charme mystérieux de cette écriture qui s’attarde sur des vies manquées mais sans jamais en oublier la beauté.
Le Violon de l’ennemi
Une conversation prend forme à l’improviste, à la suite d’une rencontre impromptue, entre l’auteur et le vieux Bôn -dit “Me xu” (“Monsieur” prononcé à la vietnamienne), à l’ambassade de France pour les célébrations du 14 juillet d’une année inconnue éloignée de la guerre. Le vieil homme se lance dans un monologue pour évoquer ses souvenirs de jeunesse, le temps d’un Hanoï où il vivait la présence française comme une bénédiction, il disait avoir, comme la chanson, deux amours : son pays, et Paris. Son lien avec la famille française voisine de la sienne, les Péguy, en particulier le fils Philippe et sa sœur, violoniste aveugle, Sophie, est raconté telle une confession murmurée. La cour de l’ancienne maison des Péguy devient lors de la dernière scène l’allégorie parfaite du parcours de vie du vieux Bôn, de la nostalgie à la beauté d’une vie de mensonges à l’éclatement froid et brutal d’une horrible vérité.
“A l’encontre de mes prédictions, les Français sont revenus en Indochine, non pas comme ceux qui avaient partagé avec le peuple vietnamien la tragédie du fascisme, mais comme des bandits bien plus féroces que les Japonais. Après le soulèvement de l’automne, et surtout après la déclaration d’indépendance, lorsque j’ai appris l’agression de la coalition britannique et française dans le Sud, je me suis dit que, même si Sophie était encore en vie, nous ne nous reverrions plus jamais.” (p. 23-24)
Hanoi à minuit
Un parcours imprévisible de déambulation d’un personnage à l’autre pour intégrer la vie intimes des habitants d’un immeuble et leurs aléas sentimentaux. Les déboires d’un peintre de Cà Mau qui a perdu toute sa famille ponctuent des histoires de solidarité de gamins au milieu de l’humble préparation de la fête du Têt et ses odeurs de bành chung. Un triangle amoureux rend maussade Trung, jaloux de “Pêt le barbu” dont le mariage arrangé avec la belle Giang finit par causer une dispute. Lors d’une cérémonie d’adieux aux nouvelles recrues en 1964, la passion secrète entre Trung et Giang refait surface juste le temps de terribles adieux. Ce n’est que dix ans plus tard que les deux trouvent la force de s’avouer leur passion réciproque sans pudeur, l’auteur s’immisce alors pour nous révéler qu’il était l’un des gamins de l’immeuble témoin de cet amour dans lequel il n’a pu que relever Giang, effondrée de tristesse au moment de la séparation causée par la guerre.
“Car, plus nous avancions dans la nuit pour atteindre le lendemain, plus nous nous rapprochions de notre Hanoi d’autrefois, de cette Hanoi si pure à minuit, des amis disparus, du premier amour, de l’enfance et de l’innocence perdue. Nous étions nés ici, nous y avions grandi, nous nous étions battus, prêts à sacrifier notre vie pour elle. Nous jouissions de son miracle pour incarner une génération éternellement ardente d’une ville éternellement jeune.” (p. 78)
La ferme des Sept Nains
L’auteur échappe, grâce à une rencontre fortuite, à une pluie torrentielle avec l’aide du vieux Môc qui l’accueille dans une ferme au milieu de la forêt. L’ancien soldat pionnier raconte comment il s’est retrouvé dépositaire de cette ferme en tant que “soldat agriculteur”, et ce qu’il a vécu à cet endroit depuis 1962 : d’abord avec ses camarades pour ravitailler les troupes du front, puis pour abriter la camarade Nga du poste-frontière voisin, enfin pour y faire grandir Nuong, la fille dont Nga accoucha. Cette enfant est née d’une nuit entre un soldat éclaireur de passage et Nga, qui ne tardera pas à apprendre la mort du jeune homme. Elle décide de quitter la ferme alors que Môc est devenu le père d’adoption de la petite, et le restera même après son départ. Cette déchirure n’empêchera jamais Môc d’habiter et protéger la terre de son serment.
“Je n’ai jamais goûté au combat. J’ai fait partie des soldats pionniers du front B3, mais je n’ai jamais vu un Américain, ni de près ni de loin. C’est pourquoi je dois en accepter la contrepartie : à quarante ans et des poussières, je suis vivant, mais je n’ai pas eu de jeunesse.” (p. 88)
Le temps de la mémoire
Le prisonnier Phuc est transféré d’une prison à l’autre, il perd alors une lettre et des cadeaux de son premier amour Quynh. L’homme est interrogé par Dinh, un ancien camarade de classe, qui lui fait avouer qu’il est un sympathisant nationaliste, agissant pour le compte du renseignement américain. Libéré au bout de deux ans sur les dix de sa condamnation, il retrouve Hanoi sans retrouver Quynh. On retrace la vie de Phuc, adopté par la famille Dang, au sein de laquelle il tombe amoureux de l’unique fille. La famille de notables doit quitter le Nord lorsqu’elle se retrouve la cible du Viêt Minh et Phuc ne trouvera qu’une seule personne restante au Sud. C’est une sorte de providence qui remet Dinh sur sa route, ce dernier l’aidant à retrouver Hanh, la fille qu’il eut avec son amour, mais qui fut élevée par Bach, l’homme dont le mariage était arrangé avec Quynh. Il apprend alors que celle-ci était restée dans le nord, à Hanoï, sans qu’il eut jamais la chance de la revoir.
“Parfois, des souvenirs flous tentaient de se faufiler dans les profondeurs de sa mémoire, mais celle-ci, vidée de sa substance, s’était à jamais éteinte. Le passé ne vit que chez ceux qui ont encore un avenir. Quand on ne sait plus quoi attendre de demain, il ne reste rien à espérer d’hier.” (p. 114)
Graver sur la coque du bateau
Une note de la traductrice éclaire ce titre tiré d’un proverbe chinois : que faire lorsque notre mémoire s’attarde sur un lieu illusoire, lieu qui ne peut qu’être emporté par le flot du temps. En effet, les circonstances sont faites pour changer, l’auteur retrouve Hanoï vingt ans après son dernier passage. Alors qu’il distribue le courrier de ses camarades soldats à leurs familles, le froid et la fatigue sous la pluie nocturne ont raison de son corps s’évanouissant. Il est mis à l’abri par une jeune fille inconnue, douce, et dont l’abri sentait l’huile de camphre. Le reste de ce souvenir est interrompu par une reconstitution d’horreurs. Les bombardiers américains B-52 frappèrent la ville sitôt que la pluie s’arrêta. Pendant que la mort tombait du ciel, il se retrouva allongé dans un abri à serrer fort la douce inconnue, qu’il revit au loin une dernière fois sans jamais pouvoir la retrouver.
“Lentement, je l’ai aidée à se relever. Une épaule de son chemisier était déchirée, ses cheveux emmêlés, son regard saisi par l’effroi. De ses pieds, elle tâtait le sol à la recherche de ses sandales en bois, tandis que je me demandais à quoi servaient ces hauts talons au milieu de cette épaisse fumée, où se mêlait l’odeur des bombes, et sous ce ciel rouge sang.” (p. 145)
Je retiens deux thématiques majeures du recueil : la conversation fantomatique et l’éphémérité illusoire du sentiment amoureux. Les fantômes sont les humains faits de regrets et de tristesses, ils sont là pour rappeler et se rappeler ; Toujours vivants, ils sont néanmoins rattachés à une terre qui n’est plus la leur, qui ne leur évoque que souvenirs et déchirures du temps. La déchirure, étant le grand mot de ce triste siècle pour l’histoire du Viêt Nam, est évidemment autant spatiale que temporelle. D’ailleurs, le sentiment amoureux, qu’il passe du regard à l’enlacement, est traité comme une parenthèse presque dérisoire dans le flot d’événements puissants et catastrophiques, mais la marque qu’il laisse sur les personnages est celle de l’éternité. Si la figure de la femme est traité sur le mode du fantasme, malgré sa présence décisive aux actes des récits, c’est bien pour évoquer la conscience d’une sorte d’illusion que vivent les personnages : une illusion de liberté, une illusion de jeunesse, une illusion d’amour. Le sentiment reste illusoire mais les relations qui en naissent forment la trame de vies entières, dévouées et nobles malgré les circonstances insupportables d’une nation en pleine déchirure.
L’auteur se place comme dépositaire des paroles de ces fantômes, ces fantômes qui ont aimé, même si pour cela il doit jouer avec son lecteur en cassant le rythme du récit pour y insuffler des émotions qui débordent du cadre temporel. Il est parfois difficile de comprendre à quelle période se situent les événements, à quel moment de la vie des protagonistes nous assistons, ou encore de quel point de vue se passe l’action. Cet état d’incertitude est celui qui permet au lecteur de travailler inconsciemment la déchirure du temps et de ses effets sur les hommes et leurs passions. Ce style particulier permet également le passage élégant d’une vie à l’autre, d’une relation à l’autre, d’un sentiment à un autre, alors que les émotions sont pour la plupart passées sous le silence pesant et nécessaire des circonstances, rentrées dans le jeu taiseux des voies implicites. En conclusion, c’est avec une qualité littéraire unique, et donc particulièrement recommandable, que ce recueil donne à voir l’histoire tragique des guerres du Viêt Nam par la voix de fantômes qui vécurent, puisque leurs amours durent périr.
Bao Ninh, Le violon de l’ennemi. Decrescenzo éditeurs, 2025. 180pp.