Dans ce texte inédit pour les Cahiers du Nem, René Hà nous fait part de ses réflexions sur un pays qui change à toute vitesse, quelques temps après son retour à Saïgon, sa ville natale. Ses sept années en Australie, à Sydney, l’amènent à voir la ville et la société vietnamienne avec des yeux neufs, pour interroger tout ce qui lui semblait jusqu’alors familier.

La thématique du retour au pays natal, et plus particulièrement du « retour d’Occident », a toujours été très présente dans les écrits des Vietnamiens. Dans les années 1920 et 1930, les jeunes étudiants de retour de France donnaient leurs impressions, ce qui a nourri la révolution de la littérature et du journalisme au Vietnam dans les années 1930. Un siècle plus tard, ce sujet nous semble encore pertinent, d’autant que les publications de ce type se poursuivent au Vietnam, comme avec l’ouvrage « Gần như là nhà » (Presque comme à la maison), paru en 2019 aux éditions Trẻ, recueil de témoignages de Vietnamiens formés à l’étranger et de retour au pays. René Hà, avec ce texte, s’inscrit brillamment dans ce courant.

            Immigrer, c’est un processus qui amène souvent à s’interroger sur ce que l’on appelle son « chez soi ». Mes années en Australie et ma réinstallation récente au Vietnam m’ont amené à réajuster mes souvenirs et ma perception de ma ville d’origine. Mon nom est René et j’ai passé les sept dernières années de ma vie loin de mon pays.

Ce voyage a commencé lorsque j’avais 18 ans, quand j’ai bouclé ma valise pour aller faire mes études supérieures à Sydney et où j’ai dû faire face aux obstacles qu’engendre un parcours migratoire. Me voilà de retour à présent et, ironiquement, je fais face à nouveau à un « choc culturel » dans la ville qui est sensée être la mienne. Pendant les années où j’étais en Australie, le Vietnam a tellement changé que je me sens désormais un peu étranger. Le plus intéressant est donc pour moi de voir Saïgon avec des yeux nouveaux, car mes années à l’étranger m’ont permis d’avoir des points de comparaison et m’incitent à questionner davantage des choses que je tenais pour acquises.

Dans la mesure où je travaille dans le premier arrondissement, je peux observer les étrangers qui filment, fascinés, ce ballet étrange de la circulation saïgonnaise. Dans mon retour au pays, je me retrouve un peu dans cette fascination, mais celle-ci est teintée de frustration. Avant mon départ pour Sydney, ce trafic qui essaimait partout m’était familier. J’ai ces souvenirs qu’ont la plupart des enfants vietnamiens : les longues attentes dans les embouteillages, la chaleur torride des trajets à moto du début de l’après-midi et les accidents de la circulation si fréquents au point qu’il n’était pas rare de voir un « compteur » du nombre de morts près d’une intersection dangereuse.

Gare aux mobylettes !

Etant donné que notre système de transports publics n’a pas atteint un niveau suffisant de développement des trains, trams et autres métros, la plupart des gens continuent de se déplacer sur leur bonne vieille mobylette. La circulation à Saïgon, c’est quand même quelque chose… au point que j’avais oublié combien celle-ci peut être épuisante. Pour être tout à fait transparent, je ne sais pas conduire une moto et je passe donc mon temps à réserver des moto-taxis sur une application pour me rendre d’un point à un autre dans la ville. Et vraiment, cette sensation du corps à deux doigts de vomir à chaque fois que j’atteins ma destination dans le trafic quotidien, cela ne m’avait pas manqué. Il est possible que vous connaissiez déjà les libertés que prennent les chauffeurs à Saïgon. Ils ne se contentent pas de rester sur la chaussée, ce serait trop simple ! Tout est chaos entre les lignes de démarcations non respectées, les virages, les embardées sur les trottoirs… Tout se joue un peu à l’instinct de survie.

Mais après avoir connu quotidiennement les transports publics à Sydney, je n’ai aucun enthousiasme à me replonger dans le flot des mobylettes. La chaleur, la poussière, le bruit… Tout cela mis ensemble et mélangé, jusqu’à la nausée. Il est encore quasi-impossible de se déplacer dans Saïgon sans deux roues, au vu de l’état de nos infrastructures. Et je me prends à rêver, un peu ironiquement, d’une ville qui serait piétonne au moment de traverser des boulevards où voitures et motos se montrent impitoyables à l’égard de la personne qui ne fait pas assez attention.

Saïgon vient d’achever la construction de sa toute première ligne de métro après 10 ans de travaux. Cette nouvelle me ravit, tant il y a l’espoir qu’elle adoucisse un peu le volume sonore de notre trafic urbain. Il faut dire qu’on entend déjà quelques critiques un peu cyniques sur le métro, la crainte qu’il puisse s’agir d’un faux espoir, tant sa construction a été planifiée puis sans cesse reportée depuis le début des années 2000. Cela m’a incité à creuser un peu l’histoire des transports à Saïgon, et je suis tombé sur l’histoire du tram. Celui-ci existait à l’époque coloniale française mais a cessé son activité en 1957 (paix à son âme). Il y a donc eu d’autres modes de transports à Saïgon… Les alternatives sont possibles. Je veux croire qu’un jour, il y aura un développement urbain et des transports en communs dignes de ce nom.

L’esthétique du communisme vietnamien et moi

Pour la plupart des enfants ayant grandi au Vietnam, le portrait de l’oncle Ho et ses Cinq Enseignements est une présence familière, dans les salles de classe. Bien sûr, c’était tellement un détail, un élément de décor, que nous n’y faisions pas vraiment attention, à part peut-être en considérant que ces images faisaient partie de notre culture. Il y a peu, mon colocataire australien m’a montré les souvenirs qu’il avait rapportés de son séjour au Vietnam : une mini-statue et un magnet pour frigo à l’effigie de Ho Chi Minh. Bien sûr, je n’ai pas pu m’empêcher de coller l’oncle Hô en plein milieu de la porte du frigo, comme pour rendre hommage à mon enfance vietnamienne. Mais je suis sûr que dans le contexte australien, ces images provoquent des réactions politiques, des associations d’idées. Je suis assez fasciné à l’idée de voir la réaction des Australiens devant les drapeaux rouges avec la faucille et le marteau, quand pour moi, qui ai grandi au Vietnam, ce n’est tout au plus qu’un symbole national.

A Sydney, j’ai toujours trouvé intéressant d’observer la manière dont la politique, au niveau local, se déploie dans l’espace public, avec la façon dont les partis et le personnel politique fait sa réclame, à travers les affiches, les slogans, etc. Au Vietnam, Ho Chi Minh est la figure politique la plus citée, si ce n’est la seule, et ce littéralement à travers une sorte de marketing sauvage sur toutes les banderoles à chaque coin de rue. Je suis bien évidemment conscient de la nature de notre système politique, avec un parti unique, mais ce qui m’interroge est ce monopole total de la figure de Ho Chi Minh, quand nos hommes politiques contemporains n’apparaissent jamais dans l’iconographie, sur les affiches, dans l’espace public urbain. Même pour les campagnes politiques, il y a des citations de l’oncle Hô : du choix des dirigeants jusqu’à l’éducation et à la culture, il est partout. Et voilà que je me souviens des leçons, à l’école primaire, sur l’amour de l’oncle Hô pour les enfants… Ce qui nous était enseigné à travers les chansons et les poèmes publiés à l’époque de la révolution.

Il ne faut pas que j’oublie de mentionner notre propagande iconographique sur les fléaux sociaux, ou plutôt les vertus sociales : la lutte contre la drogue, contre la prostitution, contre les violences domestiques, etc. La direction artistique de ces affiches descend tout droit du style de l’époque soviétique, mais intègre des éléments modernes, quoiqu’ils contrastent des effets visuels des publicités commerciales. On peut dire que Saïgon, vu sous le prisme de la communication visuelle, c’est un peu cet enchevêtrement-là, de plusieurs « temps » différents les uns sur les autres. Personnellement, je prends régulièrement des photos de toutes ces affiches et je les garde bien au chaud dans mes archives, en ce qu’elles me semblent être une composante essentielle de ce qu’est la ville.

Ce qu’il reste de l’histoire

Le cœur de Saïgon, c’est la frénésie du premier arrondissement et les vestiges de l’architecture coloniale française. Les vieux bâtiments ont beau avoir parfois l’air délabrés, ils sont tout de même en assez bon état pour être devenus des lieux qu’adorent visiter les touristes. Prenons l’exemple du musée municipal, l’ancien palais Gia Long. Du fait de son architecture européenne, il est devenu un spot incontournable pour les photographes locaux. A tel point que, quand on achète un billet d’entrée pour le musée, on vous fait payer plus si vous avez sur vous un appareil photo ! Le musée n’a donc plus la simple fonction de contenir des objets, c’est une sorte de relique mémorielle pour les gens qui cherchent un peu de beauté dans les vestiges coloniaux.

Ce goût pour l’ancien s’est beaucoup développé. Les vieux appartements résidentiels sont devenus des Airbnb et des magasins de vêtements, des cafés, voire des restaurants. Même s’il y a pu y avoir la crainte que ces bâtiments puissent s’effondrer du fait de leur âge et du manque de rénovation, cela fait bien dix ans que les gens se sont réappropriés ainsi l’espace. Dans la mesure où ils sont aujourd’hui perçus comme des lieux de loisir, j’aimerais que les Saïgonnais soient davantage conscients de l’histoire de ces bâtiments et des gens qui y habitent, ou y ont habité. J’ai le sentiment que nous n’en avons qu’une approche superficielle, et que c’est le fait d’une différence entre les générations. Mes grands-parents ont connu la résistance contre les Français et tous les changements politiques qui ont suivi ; cette mémoire leur est un peu écrasante. Au-delà tout ce qu’on nous raconte sur l’histoire anticoloniale et les récits de la résistance, toutes ces images – cette vision que nous avons de l’architecture coloniale – nous sont assez distantes, à nous les jeunes Vietnamiens : elles ne convoquent pas vraiment la douleur et les souffrances du passé de notre pays.

Au fur et à mesure de l’apparition d’un nouveau bâti dans la ville, la nostalgie croissante pour la vieille Indochine devient une sorte d’exercice maladroit pour comprendre qui nous sommes, un processus d’identité. La Saïgon post-coloniale est vraiment un cas d’école pour comprendre la dialectique entre la mémoire et l’oubli.

En avant le futur (ou presque)

Une chose qui m’a frappé, c’est que les services bancaires mobiles sont devenus plus accessibles que jamais. Les petits stands de nourriture dans la rue ont leur QR code pour le paiement instantané, et les informations bancaires sont écrites sur un bout de papier pour que les clients règlent leur dû. Mais nous avons aussi notre lot de travailleurs âgés qui n’ont pas la même maîtrise de ces technologies financières. Il n’empêche, le QR code est partout, et ce, quelle que soit la somme engagée !

C’est aussi le cas avec l’émergence de la « gig economy » (la rémunération à la tâche), avec les coursiers qui ont très bien intégrés le système bancaire mobile. Il n’est pas rare de voir des petits groupes de ces coursiers qui se rassemblent le temps d’une partie d’échecs ou d’un autre jeu de cartes ou de plateau près d’un stand de boissons, pendant le court laps de temps où ils attendent leurs clients ou n’ont pas de tâche en cours. Qui plus est, il fait terriblement chaud en ce moment à Saïgon, beaucoup plus chaud que d’habitude. En dehors du 1er et du 7ème arrondissement, les espaces verts et les parcs publics ne suffisent pas à fournir de l’ombre à tout le monde. Lorsqu’un peu d’ombre est néanmoins trouvée, on voit les gens qui accrochent un hamac pour se reposer, tout particulièrement les gens qui travaillent en extérieur. Je me demande s’il existe une application mobile pour aider les gens à trouver un endroit où se reposer. Ce serait souhaitable… Le « futur digital » semble trouver sa limite dans l’accroissement des inégalités entre travailleurs et consommateurs.

Cependant, les solutions digitales fonctionnent au moins plutôt bien dans les services publics ! Un exemple, ce sont les nouvelles mises à jour de la carte d’identité, pour laquelle il y a maintenant une micro-puce, ou encore celles des bases de données en ligne comme le mã số định danh (le numéro d’identification), ce qui nous permet de mettre à jour plus facilement nos adresses, numéros de téléphone, numéros d’enregistrement de véhicules, etc. On peut aussi dire que les infrastructures télécoms commencent à ressembler à quelque chose. Ce qu’il reste à observer, c’est la manière dont les secteurs publics et privés vont interagir avec les usagers de ces technologies dans le futur.

En guise de conclusion

Les observations consignées dans cet article sont les choses qui m’ont le plus sauté aux yeux depuis mon retour, mais je suis sûr que la liste pourra s’allonger. Je dois dire que cette fascination nouvelle pour Saïgon a beaucoup trait au télescopage entre la personne que j’étais plus jeune et l’adulte que je suis aujourd’hui, qui comprend un peu mieux comment les choses fonctionnent. Tout ceci dans le contraste entre le niveau de vie que j’ai pu avoir à Sydney, puis ce retour qui me pousse à m’immerger dans Saïgon et son histoire, laquelle me semble un peu négligée en cette époque de modernisation à tous crins.

J’apprivoise ma ville à nouveau. De la météo à la nourriture, de la rue jusqu’aux règles non-dites. Je ne suis pas un étranger à proprement parler, et je suis certain que la ville me réserve une place. Après tout, c’est ici que j’ai grandi, et cela a une incidence sur la personne que je suis aujourd’hui.

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René Hà est une personne queer vietnamienne qui a grandi entre Saïgon et Sydney. Iel s’intéresse à beaucoup de sujets au fil de l’eau, mais revient souvent aux enjeux transnationaux, au cyber-espace et à ses rêveries post-coloniales.

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