La romancière vietnamienne Duong Thu Huong a été révélée aux lecteurs français lors de la politique d’ouverture décidée par le pouvoir vietnamien en 1986, appelée Doï Moï, ou Renouveau. L’écrivaine est vite apparue comme un esprit libre et indomptable. Ses conflits avec les autorités ne faisaient que renforcer sa détermination. Son œuvre littéraire, puissante, se déploya en même temps que son image se construisait en symbole de la dissidence jusqu’à recouvrir celle de l’écrivaine. Aujourd’hui, alors que cette œuvre apparaît achevée, et que le temps du conflit avec les pouvoirs s’est éloigné, peut-on la relire sous son angle littéraire ? Existe-t-elle hors du champ politique de la répression et de la dissidence, réel mais éloigné ?
Chanter plus fort que les bombes
Rappelons d’abord que la dissidente a bien existé : Duong Thu Huong, originaire du delta du Fleuve rouge, née en 1947 dans une famille de révolutionnaires, aux valeurs morales « féodales » (selon ses termes), participe à la guerre du Viêt Nam contre l’Amérique, dans la région la plus bombardée de son pays. Elle anime une brigade de la jeunesse communiste du mouvement « Chanter plus fort que les bombes », voué au réconfort moral des combattants. Devenue par la suite scénariste à Hanoï, elle entre en conflit avec les autorités en 1980 après censure d’une de ses pièces. Attaquant les combines et lâchetés des personnels au pouvoir, elle s’engage résolument pour la défense des droits démocratiques, dénonçant les injustices de la réforme agraire (Les Paradis aveugles, 1988), la mainmise de l’État sur l’individu et sur les intellectuels, les mensonges et corruptions en tout genre.
Exclue de l’Union des écrivains et du Parti communiste en 1990, arrêtée et emprisonnée sans procès en 1991, elle est libérée sept mois plus tard après une campagne de soutien de l’opinion internationale. Elle emporte en prison le dictionnaire de son père et apprend le français, seule. Ses écrits désormais diffusés dans son pays sous le manteau ne paraissent plus qu’en France, grâce à des éditeurs comme L’Aube (Histoire d’amour avant l’aube, 1991), les éditions des Femmes, Philippe Picquier, et aujourd’hui Sabine Wespieser. Grâce aussi à ses remarquables traducteurs en français, Kim Lefèvre, Phuong Dan Trang, ou Phan Huy Duong, exceptionnels passeurs entre les langues et les cultures. Refusant en 1994 l’invitation à s’installer en France, qu’elle tient alors pour une démission, elle quitte son pays en 2006 et vit désormais à Paris. Duong Thu Huong est traduite dans le monde entier.
L’eau, le ciel, la terre
Elle a toujours rappelé qu’elle ne confondait pas ses écrits de combat avec la création romanesque. Elle écrit, confie-t-elle au Monde des Livres en février 2006, d’abord pour conjurer ses douleurs, celles « d’une enfance tout entière consacrée à la recherche de nourriture pour ma survie et celle de ma famille [qui] a laissé en moi une blessure jamais cicatrisée. Mais elle m’a aussi permis de nouer des liens avec des paysans, de traîner dans les villages, de là vient mon intimité avec la campagne, la tendresse que j’ai pour l’eau, le ciel, la terre du Viêt Nam. »
Celles d’une femme contrainte à un mariage imposé avec un mari violent, celles qu’entraînent préjugés et usages ancestraux contre l’individu. Celles de la guerre, aussi, lorsque pensant se battre contre les Américains, elle croise un jour une colonne de prisonniers sud-vietnamiens, « tout petits et complètement vietnamiens, eux aussi »…
L’œuvre littéraire de Duong Thu Huong est bien ancrée dans la révolte, et les affrontements avec les autorités de son pays. Mais cela suffit-il à expliquer son audience, dans son pays, et dans le monde ? Je centre ma relecture sur trois ouvrages : Itinéraire d’enfance (1985 à Hanoï, 2007 Sabine Wespieser, traduction Phuong Dang Tran), Histoire d’amour racontée avant l’aube (1986, puis 1991 L’Aube, traduction de Kim Lefèvre, préface Bach Thaï Hoc), Terre des oublis (2005 Sabine Wespieser, traduction de Phan Huy Duong), pour chercher comment une œuvre se constitue comme telle. Terre des oublis, reconnu comme le chef d’œuvre, puise ses racines dans les deux premiers titres, et les transcendent. De quelle manière ?
Le gâteau de cendres
Une hypothèse : à l’instar des grands créateurs, Duong Thu Huong écrit toujours un même livre, sous des formes diverses. Nourri de thèmes récurrents, il creuse et approfondit le même sillon. Et cela finit par faire une œuvre, non pas une addition de livres mais l’élaboration d’un autre, en germe dès le début, dégagé peu à peu de sa gangue. Selon un processus que l’on peut suivre.
La base, c’est la dynamique d’une énergie narrative constante, donnant vie aux univers de la romancière, explique-t-elle.
« J’emboîte les histoires comme des poupées russes. Je n’ai jamais su faire autrement. Autour des scènes de repas et de fêtes de Sanctuaire du cœur se greffent différents conflits familiaux et sociaux qui s’entrelacent, et la structure du livre permet d’éclairer toutes les facettes de la société vietnamienne, en remontant le temps pour suivre les trajectoires individuelles. »
Ces univers sont l’enfance, la campagne ou la montagne, les aventures sans fin, ancrées dans le réel et articulées sur l’imaginaire, la fantaisie, le réalisme social. Avec cette profusion des sensations, des parfums, odeurs, saveurs, toujours associés au nom des plantes, des herbes, des fleurs, ainsi qu’aux gestes et aux instruments qui les transforment, cueillette, préparation, recettes, cuissons, et puis festivités et cérémonies qui rassemblent dans des rituels partagés, et subliment une vie sociale, villageoise, transportée hors du quotidien. De ce point de vue, je relis Itinéraire d’enfance comme le plus extraordinaire voyage d’enfants qui quittent petite ville, école, famille, à la recherche d’un père retenu au loin, dans la montagne. Voyage initiatique autant qu’onirique, il mériterait une analyse soutenue tant les rencontres, les enseignements, les péripéties, les inoubliables personnages du Vieux gardien de canards, de Loan-Graine-de-Jacquier, Dung-le-Maigrichon, ou le vieux Môc, les quêtes comme celle du Vieux Tigre estropié, ou de la gélatine de cheval albinos, sont diverses, puissantes, accumulées comme un trésor. Un chapitre final dresse le bilan de la quête et conclut :
« Je veux un moment de paix pour fermer les yeux et me souvenir des aventures de ma jeunesse, avant de m’engager sur une nouvelle route, la route de l’avenir. »
Comment mieux dire que la vie vécue est la base de toutes les leçons ? Une image, celle du gâteau de cendres, à la saveur inimitable, peut encore illustrer ce processus d’élaboration :
« Les villageois cueillaient les grappes de fruits desséchés des lilas du Japon, et les faisaient brûler en même temps que la paille de riz et quelques herbes. Ils en recueillaient une cendre qu’ils trempaient dans l’eau et qu’ils filtraient jusqu’à en obtenir une solution parfaitement claire et parfumée. Ils la conservaient précieusement jusqu’au jour du Têt. On y mettait alors à cuire le riz pour en faire un gâteau nommé “gâteau de cendres”.
L’homme doit lutter et gagner
L’élément suivant, c’est le retour de mêmes thèmes, comme autant de leitmotiv. Pour prendre un seul exemple, Histoire d’amour racontée avant l’aube (L’Aube, 1986), repose sur une intrigue simplissime : un officier supérieur délaisse son épouse, il aime une autre femme. L’épouse elle-même trouve un autre amoureux. Mais le domaine privé est entièrement cadré par le politique, le mariage est placé sous l’égide des Jeunes Sauveurs de la Patrie, l’épouse elle-même cadre politique est soutenue et remontée par l’Union des Femmes. En fin de compte, la vie privée dépend du public. Les êtres ne s’appartiennent pas. Entre caricature, satire, farce, les péripéties pointent le poids oppressant de la tradition, du politique. Il écrase l’individu.
Comment ne pas voir là la préfiguration de Terre des oublis ? Ce chef d’œuvre condense la plupart des thèmes porteurs de Duong Thu Huong. Le roman fonctionne sur une épure absolue : une femme, deux hommes, la double impossibilité d’aimer. D’un côté le passé, qui fut heureux, mais est désormais insupportable. De l’autre le présent, désirable, charnu et gourmand, que le passé empêche de vivre. Au milieu une femme, sensuelle, terrienne, divisée, également marquée par sa sexualité assumée et par ses valeurs. Et comme transfigurée aussi, par les évocations qui soulignent constamment la lumière qui se dégage d’elle, la force, la résilience, l’appétence à vivre, les pulsions et les raisons. Ainsi, l’héroïne de Terre des oublis, Miên, gagne la dimension mythique des archétypes. Elle côtoie Retour de Martin Guerre, le Kim Van Kieu, et au fond les grands mythes dans lesquels chacun cherche un sens à sa vie propre, comme aussi celui de l’enfant prodigue dans Sanctuaire du cœur.
C’est dans cette transfiguration mythique, assise sur la saveur des sensations concrètes, qui parlent à chaque lecteur, aussi fugaces et persistantes que la madeleine de Proust, que l’œuvre de Duong Thu Huong se hisse au rang des lectures universelles.