Duong Thu Huong n’est pas une écrivaine minimaliste. Dans ses romans, les drames humains sont narrés à l’aide d’un flux de mots d’une grande richesse. Page après page, une attention spéciale est portée aux sensations, selon une palette de couleurs qui donne à voir les textures intimes et politiques de son pays natal. Passage en revue de quelques éléments stylistiques dans l’œuvre foisonnante de Duong Thu Huong.

Si elle n’avait choisi une autre voie, Duong Thu Huong aurait pu se contenter d’écrire des histoires correspondant au genre du « réalisme socialiste », sans jamais contrevenir aux principes édictés par la censure de son pays. Selon ces principes, afin de demeurer dans les lignes de l’acceptable, l’auteur pourra raconter des drames intimes ou collectifs se déroulant au sein d’une société urbaine ou rurale. Il sera possible d’esquisser une part de critique vis-à-vis de certains personnages puissants, certains notables – mais l’auteur ne pointera jamais le doigt vers la structure politique sous-jacente, ne mettra pas en cause le système général.

On remarque aussi que, dans ses romans, Duong Thu Huong utilise des armes stylistiques classiques, son mode d’écriture semble peu éloigné des canons esthétiques du xixe siècle européen : rien de subversif, apparemment, dans cette littérature.

Une description généreuse des choses et des êtres

Dans son premier roman, Itinéraire d’enfance, publié au Viêt Nam en 1985 [1] – peut-être l’un de ses textes les plus attachants –, on ne trouve pas l’abondance verbale de ses œuvres plus tardives, mais le texte est déjà empreint ce qui constitue le style personnel de Duong Thu Huong. Au fil des pages, on suit le périple de deux adolescentes vers le nord du pays, de ville en ville, de maison en maison, à la fin des années 1950. Pourquoi ce récit aux textures subtiles nous saisit-il si vite ? La romancière sait décrire plusieurs choses à la fois, comme dans ces lignes que l’on trouve au début de l’histoire :

« En dehors de l’amitié qui me lie à Loan, tante Luu est une des rares commerçantes à savoir rester simple, douce et généreuse. Avant, elle fabriquait des beignets. Croquants, la pâte fine, souple, parfumée, tout le monde les adorait. Ils étaient délicieux, et on avait droit en prime au beau sourire et à l’agréable conversation de la vendeuse. »

Dans ce passage d’Itinéraire d’enfance, le portrait psychologique du personnage se mêle à la description des beignets. Telle est la méthode de Duong Thu Huong : à l’aide d’une bonne quantité d’adjectifs, décrire généreusement les choses et les êtres, afin que, petit à petit, montent les sensations, de plus en plus affirmées. Ainsi, le lecteur est pris dans les filets de la langue, la riche matière de la narration. Peinture figurative : chapitre après chapitre, on chemine dans un pays exotique selon le point de vue des jeunes protagonistes, puisque le voyage se déroule dans les régions septentrionales du pays, où vivent de très nombreuses minorités ethniques. Si Bê, la narratrice, ne peut manger à sa faim, elle nous nourrit de mots :

« Mon Dieu, comment se fait-il que les banals repas quotidiens me reviennent aussi nettement à la mémoire ? Tiens, de la perche grillée, marinée dans du nuoc-mam au poivre, de la soupe de crabe au taro et au neptunia, du porc au duo de caramel et noix de coco, du poisson à tête de serpent à la tomate, cuit à l’étouffée… Puis, du tofu au court-bouillon avec une salaison de crevettes, des galettes soufflées au sésame avec une marmelade de haricots et de pois… »

Tous les romans de Duong Thu Huong, semble-t-il, comportent des descriptions de repas élaborés, rêvés ou bien consommés. Un peu plus loin dans Itinéraire d’enfance, on lit ceci :

« Cao soulève le couvercle. Dans la soupe fumante, je distingue des cuisses de grenouille blanches, mélangées avec des pousses de bambou coupées en fines lamelles. Il y ajoute une cuillère de sauce de soja, une poignée de feuilles de lolot hachées, puis enlève rapidement la marmite du feu, qu’il recouvre ensuite avec le couvercle en terre cuite. »

À toute forme de pauvreté éprouvée à la surface de la terre, l’écrivaine oppose l’opulence de son vocabulaire, les parfums d’un pays vécu, d’une époque à l’autre.

Il semble qu’Itinéraire d’enfance – qui, selon son éditeur français, connut au Viêt Nam « un énorme succès » – n’attira pas d’ennuis politiques à son autrice.

Au-delà des conventions, les sensations

Son deuxième roman, Histoire d’amour racontée avant l’aube[2], constitue une autre sorte d’objet littéraire. On trouve dans ce bref récit, à premier abord sec et sobre, certains thèmes qui seront développés dans les gros romans, plus tardifs. Quelle est cette histoire d’amour ? De manière un peu énigmatique, un homme, Vu Sinh, s’engage dans une relation dénuée de passion avec la jeune Luu. Tous deux sont « cadres politiques de section ». Malgré le brouillard des sentiments, on trouve dans les premières pages cette notation non dénuée de sensualité :

« Il ne se lassait pas de répéter qu’elle sentait la feuille de pamplemousse et celle du basilic. »

Le temps passe et, pour avoir trouvé le véritable amour auprès de la belle Hanh Hoa, comédienne originaire de l’ethnie thaï, Vu Sinh voudrait divorcer. Même si elle est consciente des choses, Luu tergiverse, refuse ce divorce, s’accroche pour la forme à ce mariage. Histoire d’amour racontée avant l’aube pourrait n’être qu’un drame assez conventionnel, si la romancière, comme dans tous ses livres, ne portait son attention particulière aux textures, aux sensations :

« Elle respirait l’odeur de mousse qui montait du sol battu, le parfum des fleurs d’artabotrys du jardin, l’odeur de moisi que dégage l’humidité des nattes et des couvertures trop longtemps délaissées. Et elle pensait que ces vieilles odeurs ne changeraient jamais.

De son côté, il humait aussi les effluves de la fleur d’artabotrys, une espèce aux pétales charnus et aussi dorés que les plumes du serin et qu’il avait l’habitude de cueillir depuis l’âge de onze ans. Il avait l’impression que ce parfum s’exhalait du fond de son âme et qu’il se confondait avec son propre passé. »

L’opacité psychologique des personnages finit par se dissiper, l’émotion croît ; un conflit domestique situé dans le Viêt Nam d’après la Seconde guerre mondiale se change en mélodrame déchirant, et les mots sont à la hauteur des sentiments exacerbés :

« Mais le temps roulait devant eux à la vitesse tumultueuse d’un torrent. »

Par la suite, avec la publication d’Au-delà des illusions, puis de Paradis aveugles, autres succès éditoriaux, les ennuis vont débuter pour la romancière, qui a commencé à parler dans ses livres de la guerre et des transformations que subit la société vietnamienne.

L’œuvre et le pays

L’autrice s’est engagée dans la guerre contre les Américains, et Roman sans titre (1991), « premier des romans de Duong Thu Huong à avoir été interdit de publication au Viêt Nam », selon son éditeur français[3], est tout empreint du conflit. L’histoire s’ouvre dans un espace sauvage, hanté par des fantômes, jonché de cadavres. Quân, le narrateur, est chargé d’une mission qui le transformera profondément. Le récit de camaraderie, de fidélité et de désillusion, agrippe peu à peu le lecteur. Les mots se succèdent en salves précises, colorées, exprimant beauté et laideur, dégoût et désir de vivre :

« Ce soir, Luy avait abattu un orang-outang de près de vingt kilos. Les cuisiniers avaient émincé la viande maigre et préparé une salade avec des herbes odorantes cueillies en forêt, du piment et de la citronnelle. Les os avaient servi à la soupe. Je m’étais approché. Il faisait très froid. La soupe s’évaporait en un nuage laiteux et parfumé. (…) C’était fait. Je l’avais mangée. Je n’y pouvais plus rien. Je frissonnais d’horreur, un goût de chair humaine dans la bouche. »

Telle est la marque de la guerre. La « gorge des Âmes Sauvages », dont il est question dès les premières lignes de Roman sans titre, semble créer un écho avec la « terre des Âmes Hurlantes », cette zone empreinte des esprits des soldats disparus, que l’on traverse dans Le chagrin de la guerre, de Bao Ninh. Dans ces histoires qui ressemblent souvent à un cauchemar éveillé, les protagonistes doivent errer durant un temps indéfini loin de leur famille, loin de tout repère, effectuer une traversée de l’enfer, pour enfin, peut-être, revenir un jour parmi les vivants – comme Bôn, le soldat retourné d’entre les morts, dans Terre des oublis (2005), semant l’effarement dans le cœur de Miên, sa jeune fiancée qui ne l’attendait plus.

Tous les « romans-fleuves » de Duong Thu Huong dégagent une énergie vitale, une nécessité de raconter qui ne saurait s’embarrasser des cloisons de l’ordre établi, des limites édictées par la bienséance politique. Cette énergie narrative, l’autrice d’Au Zénith, de Sanctuaire du cœur, la déploie afin de raconter le Viêt Nam, ses destins particuliers, ses milieux sociaux, à travers plusieurs époques. Indubitablement, les livres de Duong Thu Huong sont une manière précieuse, privilégiée, de comprendre ce pays, son histoire, sa culture.


[1]Traduit par Phuong Dang Tran, Sabine Wespieser Éditeur, 2007.

[2]Publié au Viêt Nam en 1986. Traduit par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, 1991, 1993.

[3]Roman sans titre. Traduit par Phan Huy Duong, Éditions Des Femmes, 1992. Réédité chez Sabine Wespieser en 2005, puis repris dans le volume des Œuvres de Duong Thu Huong, Robert Laffont, « Bouquins », 2008.

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Lecteur pour des maisons d’édition, traducteur, auteur d’un roman, Iohio (Le Serpent à plumes, 1999) et de deux brefs récits de voyage au Laos et en Birmanie (Journal des Lointains, 2006, 2007).

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