Deux longs métrages sur la guerre du Vietnam et ses conséquences ont récemment dominé le box office vietnamien, Pluie rouge et Bataille mortelle dans le ciel. Si le premier film prône une forme de réconciliation – compatible avec le discours officiel sur l’histoire – entre Vietnamiens, le second adopte une posture diamétralement opposée.

Cet article est publié dans le cadre de notre dossier sur les 50 ans de la fin de la guerre du Vietnam

Le cinéma vietnamien consacré à la guerre du Vietnam a longtemps peiné à trouver son public. Hormis quelques œuvres devenues des références, le manque criant de moyens du cinéma de guerre vietnamien et les pesanteurs de la propagande officielle auxquelles il est soumis ont souvent fait fuir le spectateur. De l’aveu même des militaires ayant participé à leur production, le flot régulier des films historiques sorti des studios d’État vietnamiens était, pour l’essentiel, boudé par le public.

L’année 2025 qui marque le cinquantième anniversaire de la fin du conflit est celle des retrouvailles avec les spectateurs. En août et en septembre, mois de la fête nationale, deux films commémoratifs se sont hissés en tête du box office vietnamien, Pluie rouge (Mưa đỏ en vietnamien) et Bataille mortelle dans le ciel (Tử chiến trên không en vietnamien). Leur succès, historique, tout comme la manière dont ils représentent le conflit et ses séquelles, remettent au premier plan une question encore sensible au Vietnam : celle de la réconciliation entre Vietnamiens.

Une pluie rouge dans un été embrasé

Sorti dans les salles vietnamiennes le 22 août dernier, Pluie rouge s’attaque ainsi à un impensé du récit officiel de la guerre du Vietnam : le caractère fratricide d’un conflit encore exclusivement présenté dans l’histoire officielle comme une “guerre de résistance contre les États-Unis”.

Coproduit par les studios de l’Armée populaire du Vietnam et réalisé par une militaire, la lieutenante-colonelle Dang Thai Huyen — ce qui lui confère un certain sceau officiel —, le long métrage revient sur la bataille de Quang Tri. L’affrontement survenu en 1972 est un point culminant de la guerre civile – le terme lui-même n’est jamais évoqué dans les livres d’histoire vietnamiens – entre la République Démocratique du (Nord) et la République du (Sud) Vietnam.

Légende: La lieutenante-colonelle Dang Thai Huyen et son équipe lors de la projection de Pluie rouge à Paris le 12 décembre 2025.

Au printemps 1972, lorsque treize divisions de l’Armée Populaire du (Nord) Vietnam (APVN) déclenchent une offensive simultanée à Quang Tri province à la frontière nord du Sud Vietnam, à Kontum dans les hauts plateaux et à An loc au nord-est de Saigon, la guerre du Vietnam est en cours de désaméricanisation. Les Etats-unis ont retiré la majorité de leurs troupes terrestres mais continuent de fournir un soutien aérien massif au Sud-Vietnam. Au sol, les combats sont désormais essentiellement une affaire entre Vietnamiens. À Quang Tri, le sujet du film, se déroule la bataille finale d’une offensive nordiste synonyme d’hécatombe pour tous les camps.

Méconnue en Occident, la campagne de 1972 occupe par sa violence une place à part dans la mémoire populaire vietnamienne, – aussi bien nordiste que sudiste – de la guerre : l’Armée Populaire du (Nord) Vietnam y perdit 100 000 hommes morts et blessés, l’Armée de la République du (Sud) Vietnam, 40 000. Les pertes du printemps 1972 ont été jusqu’à deux fois supérieures à celles de la célèbre offensive du Têt de 1968.

Le souvenir des soldats tombés sur les champs de bataille de 1972 est encore aujourd’hui perpétué par les Vietnamiens. Il est fredonné, du point de vue sud-vietnamien, dans les hommages mélancoliques dédiés aux soldats disparus de la nhac vang, la musique populaire du Sud-vietnam. Au Vietnam même, les nombreux monuments aux héros et martyrs, érigés dans chaque localité où les troupes de l’APVN ont combattu, sont autant d’émouvants rappels du terrible tribut payé par les Bộ đội en 72.

Le titre même du film, Pluie rouge, peut s’interpréter comme un appel à cette mémoire à la fois antagoniste et partagée. De la perspective sud-vietnamienne, la campagne de 1972 est en effet commémorée par une dénomination faisant également référence à la couleur rouge, Mùa hè đỏ lửa, littéralement “Été rouge de feu”, ou “été embrasé”. 

Face à face vietnamien pour une citadelle 

Adapté d’un roman historique éponyme de Chu Lai, écrivain et ancien vétéran de l’Armée populaire du Vietnam, Pluie rouge vietnamise ainsi le récit de la guerre : les Américains n’y sont évoqués qu’en tant que conseillers organisant cependant un gigantesque support aérien qui pousse à la folie, littéralement, les malheureux soldats pris sous le tapis des bombes.

Le film raconte avant tout un face à face vietnamien entre deux militaires des armées nordistes et sudistes pris dans la bataille de Quang Tri : Quang lieutenant parachutiste dans l’ARVN et Cuong étudiant au conservatoire de Hanoï et engagé volontaire du bataillon K3 Tam Son de l’APVN.

Tombée aux mains de l’APVN au printemps, le contrôle de Quang Tri devient un enjeu diplomatique alors que viennent de s’ouvrir à Paris des négociations de paix. Pour obtenir un accord de paix le plus favorable possible, ordre est donné de tenir absolument la ville. Le bataillon de Cuong reçoit la mission de défendre à tout prix la citadelle de Quang Tri, l’unité de Quang celle de s’en en emparer pour y replanter le drapeau de jaune à trois bandes rouges de la République du (Sud) Vietnam. 

À la dispute des armes s’ajoute celle pour l’amour. Cuong et Quang convoitent tous deux les faveurs de Hong, une jeune réfugiée fuyant les combats qui s’avère être en fait une membre de Front National de Libération, (le Vietcong, NDLR). La balance penchera rapidement pour le soldat nordiste. Mais cet amour commun pour une jeune fille paraît être une allégorie, plus ou moins subtile, de celui porté par les soldats pour une même patrie, même si à la fin – la morale est sauve – le nordiste l’emporte.

Pluie rouge comme le roman de Chu Lai dont il est tiré, est une œuvre de fiction. Tout en prenant certaines libertés, le film s’ancre cependant dans des faits historiques réels. Le K3 Tam Son, l’unité de Cuong, s’est particulièrement illustré lors de la défense de Quang Tri : sur les 325 hommes que comptait initialement le K3 seul une dizaine survivront à la bataille. Le slogan du bataillon, “Tant que le K3 tient, la Citadelle tient”, est depuis resté dans la postérité comme un symbole de la défense acharnée de l’APVN.

Le récit de Pluie rouge s’inscrit avant tout dans une perspective patriotique rendant hommage à l’héroïsme des soldats nord-vietnamiens. Pluie rouge a attiré 6,6 millions de spectateurs, soit le plus grand nombre d’entrées jamais enregistré pour un film vietnamien. Un tel succès aurait été impensable il y a seulement 10 ans, juge l’écrivain Chu Lai dans une interview à un média vietnamien. 

Il pourrait s’expliquer en partie par le regain récent du nationalisme rouge observé dans la société vietnamienne, en particulier au sein de la génération Z, qui s’est rendue en masse aux célébrations de la réunification le 30 avril et à celles de la fête nationale du 2 septembre.

Légende : La bande annonce de Pluie rouge.

Sortir du manichéisme

Au-delà de son patriotisme, Pluie rouge propose aussi une représentation qui se veut non manichéenne, du moins à première vue, de l’adversaire sud-vietnamien.

Le lieutenant Quang est ainsi présenté comme un soldat d’élite, profondément humain et droit : il se porte au secours de Hong, la jeune membre du FNL, lors d’un bombardement d’une colonne de réfugiés. Il refuse également d’ouvrir le feu sur des blessés nord-vietnamiens en cours d’évacuation. Enfin lors d’un duel à main nues avec Cuong, il déclare qu’en d’autres circonstances, il aurait pu être son ami.

Les soldats nord-vietnamiens découvrent aussi, à leur grand désarroi à la faveur d’une photo d’enfant tombée sur le sol, que leurs adversaires sud-vietnamiens pensent aussi à leur famille. À la fin du film, les mères de tous les camps apparaissent réunies dans le même deuil de leurs fils tombés au combat.  

Une scène graphique du film vient cependant en porte à faux de ce discours réconciliateur. Elle montre un soldat sud-vietnamien infliger des tortures sadiques à un prisonnier nord-vietnamien avant de le brûler vif, ce qui a suscité une controverse au Vietnam même. 

Interrogé par le site d’informations vietnamien Vnexpress, un vétéran nord-vietnamien de la bataille de Quang Tri affirme en effet que cette scène de torture est historiquement inexacte. L’écrivain Nguyen The Tuong, vétéran de la 202e brigade du 1er corps d’armée, la juge quant à lui superflue : la scène “rouvre de vieilles blessures”, et affaiblit ainsi le message de réconciliation nationale, déplore l’écrivain.

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Une réconciliation selon les termes du vainqueur

La réconciliation prônée par Pluie rouge a cependant ses limites. La représentation relativement “fair play” de Quang reproduit certains stéréotypes du récit officiel délégitimant les Sud-vietnamiens. Dès la première scène du film, Quang fustige l’incompétence et la lâcheté des troupes sud-vietnamiennes en déroute à Quang Tri. L’officier confie ensuite à sa mère sa désillusion face à une guerre menée pour le compte “des généraux sud-vietnamiens et de leurs conseillers américains”. 

Le retournement est davantage développé dans le roman de Chu Lai comme le fait remarquer une jeune bloggeuse vietnamienne. Dans le film, Quang voue une admiration à son adversaire Cuong. Sa confrontation avec le soldat nord vietnamien l’amènera à douter de ses idéaux, suggérant au spectateur que Quang a choisi le mauvais combat. 

Mais de fait on ne saura rien dans le long métrage des motivations qui ont poussé Quang et les soldats sud-vietnamiens à se battre pour leur propre vision du Vietnam. Pluie rouge propose une réconciliation dont les termes ont été exclusivement dictés par le vainqueur nord-vietnamien qui fixe ce que doit être la mémoire légitime.

Pluie rouge n’en reste pas moins un long métrage majeur, même si l’on peut trouver que la caméra de la réalisatrice Dang Thai Huyen se révèle parfois un peu molle dans les scènes de combat. Par son message de réconciliation, Pluie rouge constitue une œuvre “en rupture avec les nombreux films de propagande qui l’ont précédée” estime l’historien Pierre Journoud. Il parviendrait, selon l’universitaire, à franchir une étape nécessaire pour dépasser un passé douloureux : “vietnamiser la paix en vietnamisant la guerre”.

Des réfugiés vietnamiens en pirates de l’air

Le Vietnam est-il enfin engagé sur la voie de la réconciliation, du moins dans son discours cinématographique ? Rien n’est moins sûr.

Le 19 septembre un autre film historique, Bataille mortelle dans le ciel, réalisé par le réalisateur vietnamien américain Ham Tran, caracole en tête du box office et rejoint le club très fermé des longs métrages ayant dépassé les 200 milliards de dông de recettes.

Légende: La bande annonce de Bataille mortelle dans le ciel.

Le long métrage s’inspire de faits réels et d’un épisode représentatif des séquelles de l’après-guerre : le détournement d’avions de ligne vietnamiens par des pirates de l’air à la fin des années soixante-dix. 

Figure du cinéma de divertissement au Vietnam, Ham Tran s’était initialement fait connaître aux Etats-Unis en réalisant en 2007 Journey From the Fall, un long métrage hommage au drame des Boat People et aux victimes des camps de rééducation.

Comme Journey from the Fall, Bataille mortelle dans le ciel est paradoxalement aussi un film sur les réfugiés vietnamiens. Mais réalisé avec le soutien officiel des studios de la Sécurité publique, il présente un tout autre visage de leur exil. Le film est un thriller, par ailleurs efficace, dans lequel d’anciens soldats sud-vietnamiens, qui se sont rencontrés dans un camp de rééducation, entreprennent de détourner un avion d’Air Vietnam dans l’espoir de rejoindre l’étranger.

Ils useront pour cela d’une violence extrême et se feront égorgeurs contre les passagers et le personnel navigant avant d’être héroïquement arrêtés dans leur funeste entreprise par des policiers vietnamiens présents à bord de l’avion. Pas certain qu’un tel film qui fait des réfugiés vietnamiens des terroristes participe à l’apaisement des fractures du passé.

Mais ainsi va le chemin tortueux, et quelque peu schizophrénique, emprunté par le cinéma de guerre vietnamien, capable de sortir, dans un même mois, un blockbuster appelant à la réconciliation avec l’adversaire sud-vietnamien et un autre représentant celui-ci comme un égorgeur.

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