Par A. R
En Europe, petit éperon de l’extrémité de l’Eurasie, règne le sentiment confus que nous sommes entrés dans une époque de bouleversement des équilibres géopolitiques. Pour l’historien britannique Peter Frankopan, le point de bascule est déjà derrière nous : nous vivons dans le siècle des nouvelles Routes de la Soie, où ce qui se joue à l’heure actuelle à Pékin, Delhi, Riyad, Moscou et Téhéran revêt une importance autrement plus considérable que les décisions prises à Londres, Paris ou Berlin.
Dans un premier ouvrage paru en 2015, P. Frankopan s’attelait à rétablir une histoire mondiale des échanges internationaux, avec l’ambition de déconstruire un certain nombre de mythes dont nous avons été nourris. Le premier de ces mythes est celui d’une civilisation européenne qui serait l’héritière en ligne directe de l’empire gréco-romain, et que rien de notable n’aurait été accompli dans l’histoire entre la chute de Rome et celle de Constantinople. L’auteur se disait consterné de constater que dans les cercles cultivés, personne n’était capable de citer les noms d’empereurs chinois ou perses. Il n’est pas certain qu’un seul ouvrage suffise à nous sauver du provincialisme de notre culture, mais le résultat était passionnant. Signe des temps, il se vendit à plus d’un million d’exemplaires à travers le monde, et passa presque inaperçu en France. Nous avons les têtes de gondoles que nous pouvons.
Cette cécité historique explique en grande partie la stupeur qui nous empêche de prendre la mesure du « Grand Jeu » qui se déroule actuellement dans les pays des Routes de la Soie. Le nouveau livre de P. Frankopan se donne pour propos d’éclairer ces enjeux contemporains. On y retrouve les mêmes qualités que dans son premier opus : une érudition foisonnante, la capacité à passe du détail significatif à l’analyse générale, et cette profondeur historique qui lui permet de créer des parallèles éclairants.
Reconnaissant volontiers vouloir frapper les esprits, l’auteur ouvre son premier chapitre en évoquant les riches Anglais du XIXème siècle qui se rendaient en Italie pour acheter les chefs-d’œuvre de la Renaissance. Aujourd’hui, les nouveaux magnats chinois, russes ou émiratis s’entichent des clubs de foot européens, rachètent des groupes de presse et des domaines viticoles comme autant de vestiges de notre ancienne puissance. L’organisation de grandes rencontres sportives internationales ou l’inauguration de succursales de musées européens sont autant de signes du déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale. La puissance montante des nouveaux consommateurs des pays de la Route de la Soie infléchit déjà la direction des échanges commerciaux mondiaux. Selon le FMI et l’OCDE, depuis dix ans, aucun pays occidental ne se classe dans le palmarès des économies ayant le plus fort taux de croissance.
On l’aura deviné, l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie voulue par Xi Jinping constitue le cœur du livre, mais tout l’intérêt du travail de Frankopan est de contextualiser cette stratégie en prenant en compte d’autres dynamiques de coopération, encore fragiles mais réelles, en Asie Centrale et au Moyen-Orient. A l’heure où les tweets fracassants de Donald Trump occupent notre attention, les chefs d’Etat des républiques d’Asie Centrale, de Chine, de Russie, d’Iran, de l’Inde et du Pakistan se réunissent, discutent, échangent autour de la sécurité, des projets d’infrastructures, de la lutte contre le terrorisme et de l’extrémisme religieux. Des pays encore il y a peu antagonistes règlent leurs différends frontaliers, signent des accords de libre-échange et multiplient les projets d’interconnexion des réseaux électriques et de distribution de gaz.
Pour revenir à la Chine, elle n’est certes pas l’unique acteur de cette recomposition du monde, mais sa puissance financière lui permet d’en être le catalyseur. Pour reprendre les mots du Premier ministre cambodgien Hun Sen, cité par l’auteur : « D’autres pays ont beaucoup d’idées, mais peu d’argent. Pour ce qui est de la Chine, quand elle a une idée, elle peut la financer ». Et ne se prive pas de s’acheter un réseau de fidélités politiques en finançant des projets d’infrastructures à travers le monde. En 2000, lors du 9ème Congrès de l’Assemblée nationale populaire, Pékin élaborait une stratégie de la « projection vers l’extérieur » (zouchuqu zhanlüe) et a depuis résolument tourné le dos à la doctrine de Deng Xiaoping dont le mot d’ordre était de « dissimuler son éclat, cacher sa lumière » (taoguang yanghui). Une nouvelle étape a été franchie depuis que Xi Jinping a lancé en septembre 2013, lors d’une visite d’Etat au Kazakhstan, l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie.
Le nouveau credo en matière de politique étrangère était tout sauf un simple slogan mais, au contraire, l’affirmation d’une nouvelle superpuissance qui ambitionne de retrouver la place, qu’elle estime avoir toujours été la sienne, dans le concert des Nations. Aux yeux des nationalistes chinois, la suprématie européenne puis américaine n’est qu’une éclipse dans une histoire millénaire. Il aurait été intéressant que P. Frankopan, qui vilipende volontiers le mythe historique dont s’est nourrie l’Europe, se penche quelque peu sur l’historiographie officielle chinoise et le grand récit de « renaissance nationale » qui s’expose dans les grands musées nationaux et devient le nouveau catéchisme à destination des écoliers. En revanche, dans le chapitre intitulé « Les Routes vers Beijing », son analyse de la doctrine qui soutient la stratégie OBOR (pour One Belt, One Road) est très éclairante. Le PCC a très bien compris qu’une ambition géopolitique se devait d’apporter un bon story-telling. L’avantage du concept de « Nouvelles Routes de la Soie », en vue d’une future « communauté d’avenir partagée pour l’humanité » est d’être suffisamment malléable pour que tout le monde y trouve son compte.
Près d’une centaine de pays sont concernés par des milliers de projets financés par les banques chinoises depuis 2013, la plupart sont centrés sur le transport, les infrastructures et l’énergie et répondent à trois enjeux clairement identifiés par Pékin : sécuriser l’approvisionnement de l’économie chinoise en ressources naturelles, notamment en énergie dont elle a ardemment besoin; faciliter la transition de cette économie vers les services et assurer des débouchés à ses entreprises; éloigner tout risque sécuritaire susceptible de faire peser une menace sur ses ambitions. C’est à l’aune de cette dernière préoccupation qu’il faut comprendre le sort brutal que le pouvoir chinois réserve en ce moment à la population ouïghoure au Xinjiang, qu’il considère sans distinction comme un danger potentiel. De même, l’appropriation désormais acquise de la Chine sur les îlots de la mer de Chine méridionale, s’intègre dans un plan général de sécurisation des grandes lignes maritimes par lesquelles passent la majeure partie de ses échanges commerciaux. D’où également la place éminente qu’occupe dans les « Nouvelles Routes de la Soie » le Corridor économique Chine-Pakistan, avec la construction du port de Gwadar, destinée à offrir un itinéraire alternatif pour les biens et les hydrocarbures.
Le grand intérêt de ce livre, outre la masse considérable des données factuelles qui y sont exposées, est d’être un support très précieux à la lecture de l’actualité internationale. Qu’il s’agisse du déploiement de bases militaires à Djibouti, qui voit passer dans ses eaux territoriales 30 % du fret maritime mondial, de la médiation proposée il y a quelques jours par la Chine pour calmer les tensions entre l’Inde et le Pakistan, ou des difficultés européennes à parler d’une seule voix sur le dossier Huawei, pas un jour ne passe sans que la presse se fasse l’écho d’événements directement ou indirectement liés aux Nouvelles Routes de la Soie. C’est un poncif que de parler des ruses de l’histoire. Il n’en est pas moins frappant de constater que les vastes mouvements tectoniques qui agitent le cœur des empires interviennent au moment précis où l’Amérique, emmenée par un affairiste erratique et dénué de vision stratégique, semble se retirer du jeu international, non sans contribuer à déstabiliser davantage certaines régions du monde qui n’en avaient guère besoin. C’est l’objet des deux derniers chapitres du livre, dans lesquels Frankopan analyse les divisions qui règnent à la fois au sein de la Maison Blanche et entre celle-ci et les grandes entreprises américaines, très conscientes des désastres où peut les mener l’aventurisme de son locataire. L’absence de stratégie à long terme est peut-être, dit-il, en train de sceller le destin du siècle à venir.
Quant à l’Europe, on sent percer chez l’auteur un désenchantement profond, une résignation attristée pour ce continent englué dans une phase d’introspection ayant pour seul objet sa propre existence, et qui semble bien peu à même de se hisser à la hauteur des défis actuels : « Une mélancolie crépusculaire envahit cette région du monde qui s’est chauffée au soleil trop longtemps ».
Si le travail de Frankopan n’est pas toujours exempt d’un biais téléologique, il n’en propose pas moins un livre ambitieux et pertinent, qui permet de replacer les tendances géopolitiques actuelles dans le temps long. L’histoire du monde a toujours eu selon lui pour centre névralgique les réseaux qui liaient entre elles les grandes civilisations, de la Méditerranée au Pacifique. Le constat de voir l’Europe être de plus en plus à l’écart de ces réseaux a quelque chose de profondément alarmant.
Les Nouvelles Routes de la Soie, Peter Frankopan, éditions Nevicata, 2018, 223 pages