Dans son dernier roman, l’autrice franco-vietnamienne rend hommage à sa grand-mère paternelle en nous partageant des souvenirs pour souligner le rôle que cette femme a joué dans sa trajectoire d’écrivaine. On y retrouve les thématiques familières du silence, de la langue, et des relations familiales. Dans cette recension, le sociologue Julien Le Hoangan relève certains aspects notamment liés à la mémoire.
La transmission de récits familiaux, mythiques, poétiques
Le récit est écrit à la deuxième personne, sous forme d’une lettre qui peut rappeler le dispositif littéraire du premier roman d’Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, qui s’adressait à sa mère. Ce long monologue offert au lectorat semble monolithique, et n’est pas découpé en chapitres. Pour autant, il est traversé de réflexions personnelles et de plusieurs contes rapportés, qui surgissent au gré du récit, de manière fluide. Cette longue déambulation poétique donne ainsi à voir comment les souvenirs se succèdent, se répondent, se questionnent et se transforment les uns et les autres.
Les mères et les grands-mères jouent souvent un rôle-clé dans les familles, notamment concernant la transmission. Le livre interroge la dynamique qui existe entre ce dont on hérite, ce dont on manque et ce que les artistes cherchent à produire pour pallier ces manques. L’écrivaine rend hommage à celle qui l’a élevée en retraçant sa trajectoire de vie, depuis le Nord du Vietnam jusqu’au Sud, puis vers la France. Elle nous partage les détails d’une vie parfois très dure, tragique, pour mieux souligner le courage d’une femme qu’elle admirait et qui était déjà présente dans ses livres précédents. Comme pour beaucoup de descendants pendant l’enfance, ces figures ancestrales représentent parfois à elles seules tout un pays, toute une culture. Le Pays de la poésie, le Vietnam transparaissent dans des mythes, des contes, des histoires.
La poésie, c’est une manière de voir le monde. Les contes vietnamiens qui jalonnent le voyage dans le passé illustrent parfaitement ce regard particulier qui fait la jonction entre la nature et les mœurs humaines. Au Vietnam, d’innombrables contes et légendes expliquent pourquoi les tigres ont des rayures, pourquoi tel arbre a telle forme, pourquoi les gâteaux de riz gluant du Têt ont telle forme, ou pourquoi on mâche de l’arec et du bétel. Ces récits sont souvent empreints de mélancolie, d’histoires d’amour parfois tragiques. Elles justifient et incarnent les normes et valeurs familiales. Dans la littérature diasporique vietnamienne, il n’est pas rare de lire l’admiration pour un mot ou un autre qui, dans la langue des ancêtres, revêt des significations originales, donnant à voir les choses sous un nouveau jour. En ce sens, le Pays de la poésie naît toujours du décalage entre deux mondes et de l’espace infini de sens que cette distance permet de créer.
L’écriture pour répondre au silence ?
D’un point de vue sociologique, ce témoignage littéraire évoque et fait écho à de nombreux aspects de la transmission et du travail de mémoire. Le premier concerne la notion de silence, mise en perspective avec celle de son propre fils qui n’est pas sans rappeler le mutisme du père de Doan Bui. Pour autant, « certains silences ne sont pas vides, mais bruissants de non-dits » et il s’agit alors de composer avec les fragments, les “morceau[x] de puzzle” pour ré-assembler les récits. À l’écart d’une recherche de vérité presque absolue bien qu’impossible du genre purement biographique, il s’agit aussi dans un même geste de questionner notre propre rapport à la mémoire. Ainsi, une première version laisse place à une seconde. Les souvenirs de l’enfance sont retravaillés et transformés par l’adulte qui découvre de nouveaux éléments. On songe alors, dans une moindre mesure, à l’analyse détaillée de Sabine Huynh, dans Elvis à la radio, qui se savait consciente du rôle de l’imagination dans le remplissage de cette mémoire que Minh Tran Huy écrit comme “voilée, flottante, trouée de non-dits”.
Le transformation de la mémoire se fait notamment lors du retour au Vietnam, imaginé, idéalisé, fantasmé qui peut aller jusqu’à créer de la gêne. Les découvertes successives du pays sont l’occasion d’éprouver sa place, son sentiment d’appartenance en même temps que la possibilité de renouer avec la famille et d’autres fragments de ces mémoires communes et divergentes. Sur ce point, la grand-mère maternelle restée au pays dessine la figure d’une sorte de double. Les deux femmes se ressemblent mais leurs destins s’opposent. Cette considération de mémoire contrefactuelle, c’est-à-dire le fait d’imaginer une autre vie, un autre passé que ce qui a existé, n’est pas sans rappeler le très beau texte de Marine Bachelot Nguyen, Deux sœurs, refaçonné et interprété par Océane Mozas.
Un très beau passage résume, à mon sens, le geste général du livre :
“Pour la première fois, je ne t’envisageais plus comme un point de repère, un être aussi fixe et immuable qu’une photo accrochée au mur. Il me fallait recomposer l’image que j’avais de toi, la redéfinir au fil des confidences glanées dans les conversations ou distillées par mon père, dont le retour au pays libérait par instants la mémoire. Comme si je grattais une surface lisse pour mettre au jour un temps sédimenté, l’épaisseur des années superposées, le relief et le mouvement d’une vie avant qu’elle ne se fige.”
192 pages, aux éditions Flammarion.