Henri Copin a lu les huit nouvelles des écrivains vietnamiens Nhat Linh et Thach Lam, traduites par Hau Hien sous le titre «À l’Ombre de l’ylang-ylang ». Elles nous révèlent quelques aspects de ces deux grands écrivains, peu connus des lecteurs français, mais renommés et populaires dans leur pays, le Viêt Nam, en ce qu’ils ont été les figures de proue du mouvement Tu Luc Van Doan.

Ce « groupe littéraire autonome » que Nhat Linh fonda en 1932, avec six autres « piliers », dont ses frères Thach Lam et Hoang Dao, a représenté un moment clé de l’histoire de la culture vietnamienne.

Compter sur ses propres forces

En avant-propos, Hau Hien présente le Tu Luc Van Doan, « Compter sur ses propres forces ». Ce mouvement, le premier réellement autonome et ne dépendant d’aucune instance coloniale, marque « la littérature moderne vietnamienne des années 1932 à 1945 », explique-t-il. C’est à la fois une rupture, avec « les lourdeurs de la tradition classique chinoise », la naissance « d’un nouveau style plus clair et moderne inspiré du français », et d’une façon plus générale « l’expression d’une soif de liberté individuelle et de justice de toute une génération ». Il n’est donc pas étonnant que deux romans de ce groupe littéraire traitent de la condition des femmes : Doan Tuyet (Rupture) de Nhat Linh, et Nua Chung Xuan (À mi-printemps) de Khai Hung.

L’esprit moderniste de rupture du mouvement est résumé avec force dans « les dix vœux de la jeunesse » publiés en 1936 (et rappelés par Nguyên Giang Huong, de la BnF, voir ci dessous) :

  1. Refuser l’ancien mode vie et de pensée
  2. Croire au progrès,
  3. Vivre selon un idéal
  4. S’engager dans l’action sociale
  5. Forger son propre caractère
  6. Reconnaître le rôle de la femme dans la société
  7. Promouvoir l’esprit scientifique
  8. Œuvrer sans souci des honneurs et des titres
  9. Développer son propre corps
  10. Avoir l’esprit d’organisation. 

Ce programme, s’il dépasse largement le seul champ littéraire, l’a fortement marqué.

Payer une dette

Hau Hien retrace aussi ses propres découvertes, les nouvelles déjà traduites, trop peu nombreuses, puis l’œuvre de traduction de Marina Prévot qui le décida à se lancer dans la même aventure. Il résume ainsi le parcours qui l’a conduit vers la traduction littéraire :

« J’ai fait mes études, comme beaucoup d’enfants de la classe intellectuelle francophone vietnamienne, dans l’enseignement français jusqu’au Bac. Au lycée français, on avait droit à deux heures de littérature et d’histoire vietnamienne qui permet aux lycéens de connaître la culture de leurs ancêtres “non gaulois”, libre à chacun d’aller plus loin par ses propres lectures ou ses fréquentations de milieux vietnamiens. C’est ainsi que j’ai découvert par moi-même la littérature classique sino-vietnamienne et celle plus moderne du XXe siècle dont le groupe littéraire Tu Luc Van Doan qui a marqué les esprits à la fois par les thèmes plus modernes et par le style novateur plus lisible.

L’œuvre du Tu Luc Van Doan est immense avec romans, nouvelles, poèmes, pièces de théâtre, journaux…  Elle représente un pan important de la littérature vietnamienne. Malheureusement, j’ai découvert sur le tard qu’elle est peu traduite en français, à peine 4 ou 5 romans ou recueils de nouvelles dont celui traduit par Marina Prévot Tu dois vivre. Je l’ai pris comme modèle pour mon travail de traduction. Je sentais une dette envers mes deux cultures et mes deux langues. Je me devais de faire quelque chose pour la payer en essayant de rendre leur beauté. J’ai voulu apporter ma pierre à l’œuvre d’échanges et d’enrichissement entre les deux cultures et les deux peuples. »

L’appel de la vie ordinaire

Huit nouvelles donc, parues entre 1934 et 1939, qui offrent un aperçu de thèmes et de tonalités différents, avec une place particulière pour les femmes, de la campagne ou de la ville, amoureuses ou entièrement vouées à leurs enfants. Le sentiment de la nature revient au fil des textes, en mémoire rassurante d’un passé qui reste inscrit dans les lumières et les parfums, comme dans la première nouvelle-titre. Le parfum de l’ylang-ylang reste le support immatériel des sentiments les plus durables et les plus délicats. À côté de cette permanence d’une tradition littéraire du sensible, le réalisme marque d’autres récits, présentés à la façon de constats, bruts, sans commentaire. On notera par exemple l‘étrangeté énigmatique d’une rencontre improbable entre un fugitif et une jeune nonne, entre lesquels naît un sentiment inattendu, puissant, qui les jette loin de la tradition, et de ses interdits :

« Dans les champs du village, sur le chemin poussiéreux, les deux ombres en marche n’entendaient pas la cloche. Ils partaient loin… très loin de ce lieu calme et austère, sans se retourner, ils suivaient obstinément un autre appel plus envoûtant qui venait de loin, l’appel de la vie ordinaire, de la vie amoureuse. Derrière eux, les sons de la cloche de la pagode s’entendaient de moins en moins jusqu’à s’espacer et se fondre peu à peu dans le néant. »

Magnifique image finale, cinématographique, puissamment symbolique de l’appel vers une voie nouvelle ! Le tout est servi par une belle et élégante traduction.

Pour en savoir plus : Le Tu Luc Van Doan, séminaire de Nguyên Giang Huong https://vietlitfr.hypotheses.org/3612

Nhat Linh, Thach Lam, À l’ombre de l’ylang-ylang, 2024, Paris, 135 p. traduit du vietnamien par Hau Hien

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Henri Copin est membre de l'Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, auteur de livres et d’articles sur la représentation de l’Indochine et de l’Afrique dans la littérature française.

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