Le sociologue Julien Le Hoangan poursuit son exploration de l’histoire des communautés diasporiques asiatiques et vietnamiennes à travers la littérature, avec cette lecture du roman de Khuê Phạm, paru en allemand sous le titre Wo immer auch ihr seid et en anglais sous celui de Brothers and Ghosts. Ce livre publié en 2021 raconte une famille aux prises avec l’histoire et avec ses propres tabous, ce dont le sociologue discute au fil de cette recension.
Ce premier roman de la journaliste allemande d’origine vietnamienne Khuê Phạm fait s’entrecroiser les perspectives de la jeune Kim, de son père Minh et de son oncle Sơn qui composent un récit familial sur plusieurs continents, à travers plusieurs générations. C’est à travers la voix de son personnage que l’autrice interroge l’histoire et la mémoire d’une génération qui a fui le Vietnam pendant et après la guerre et dont les trajectoires de vie et de migration ont été diamétralement opposées, tant géographiquement que politiquement. C’est le décès de la grand-mère qui va obliger les deux frères Minh et Sơn à se retrouver aux États-Unis, un voyage qui fera remonter à la surface les souvenirs, les tabous, les silences et révèlera des secrets.
L’ouvrage,paru en 2021 dans sa version originale sur laquelle est basée cet article, a été récemment traduit en anglais sous le titre Brothers and Ghosts. Une première remarque est nécessaire concernant le titre. On peut lire « Où que vous soyez » qui renvoie pleinement à une dimension très forte du livre : le fait de toujours penser à quelqu’un, de le garder dans son cœur. Une autre interprétation renvoie quant à elle, à l’attachement au territoire d’origine qu’on garde avec soi et qui lui ne change pas, qui se rapproche de l’idée « d’où que vous serez ». Cela n’apparaît pas du tout dans la traduction du titre anglais qui, de surcroît, mentionne des fantômes qui ne sont pas présents dans l’ouvrage, sauf à considérer que, bien sûr, les familles vietnamiennes sont toujours aussi accompagnées de leurs fantômes.
Une brève histoire de la migration vietnamienne en Allemagne
La communauté vietnamienne en Allemagne compte plus de 160.000 personnes, dont au moins 100.000 de première génération. En 1955-1956, des enfants âgés de cadres du parti de 10 à 14 ans ont été envoyés suivre une éducation allemande à Dresde et dans le petit village de Moritzburg. Dans les années de guerre, des jeunes adultes sont venus faire leurs études dans les deux Allemagnes ; c’est le cas de Minh dans le roman. Comme de nombreux pays occidentaux, l’Allemagne a également accueilli environ 40 000 Boat People. Dans le même temps et ce jusqu’à l’effondrement de l’URSS et à la chute du mur de Berlin, des dizaines de milliers de Vietnamiens sont venus se former et travailler comme travailleurs détachés ou « invités », en allemand « Gastarbeiter ». Ils travaillaient dans le secteur textile ou les usines chimiques.
« En Allemagne de l’Ouest, un petit nombre d’étudiants vietnamiens s’est rendu en République fédérale d’Allemagne (RFA) dans les années 1950 pour suivre une formation d’ingénieur ou de médecin dans les universités du pays. Après la séparation politique entre le Nord et le Sud du Viêt Nam en 1954, beaucoup d’entre eux ont décidé de rester en Allemagne de l’Ouest, et d’autres sont venus du Sud du Viêt Nam quelques années plus tard » explique l’anthropologue Gertrud Hüwelmeier en 2019, dans son livre Bazaarlingualism in Berlin’s Đồng Xuân Center.
« Aujourd’hui, il existe environ 130 organisations vietnamiennes officielles et de nombreux autres réseaux informels. Alors que certaines études suggèrent que la majorité des organisations se trouvent à l’ouest, d’autres rapportent que les réfugiés ont tendance à être des « loups solitaires », tandis que les anciens travailleurs contractuels mènent des vies associatives plus dynamiques » précisent quant à eux Franck Bosch et Phi Hong Su dans Invisible, successful, and divided Vietnamese in Germany since the late 1970s.
Vivre et évoluer en Allemagne
Le roman fait se croiser différents récits de différentes époques et géographies à travers les yeux, à la troisième personne, de Kim, son père et son oncle. Le livre tire son dynamisme d’un mouvement constant d’aller et retour qui rend compte de la complexité des mobilités à l’intérieur de sa famille. Le premier à être parti, Minh, est comme souvent, l’aîné auquel incombe la charge d’aller trouver une vie meilleure pour aider les autres. Son projet est alors de devenir médecin. Cela contraste aussi avec la migration plus connue de travailleurs contractuels de l’Allemagne de l’est. Il passera quelques mois dans un petit village avant de découvrir la vie à Berlin, dont on perçoit seulement les agitations liées à la guerre au Vietnam. Comme pour beaucoup de familles, les destins vont être chamboulés.
Ce roman explore les bifurcations de l’histoire, les rendez-vous manqués, les regrets. Comment se fait-il que deux frères se retrouvent chacun sur deux continents différents ? Pourquoi leur mère choisit-elle d’aller aux États-Unis ? Qu’est-ce qui fait qu’on ne se parle pas pendant des années, parfois des décennies ? Et qu’arrive-t-il quand on se décide enfin à rompre ce silence ? Ce n’est pas facile, d’autant plus pour la jeune génération qui a du mal à saisir tous les tenants et les aboutissants.
Le roman s’ouvre sur l’incapacité de l’héroïne à prononcer son propre prénom, Kiều et le choix de se faire appeler Kim pour mieux s’intégrer et éviter les situations embarrassantes que partage l’autrice lors d’entretiens télévisuels.
« – C’est Kiều ! », je parle un peu plus fort et allonge la syllabe.
– Je n’ai toujours pas compris le nom. Qui ?
– Kiều ! », je répète encore une fois. « La fille de Minh !
– Ah oui, Kiều ! Pourquoi tu ne l’as pas dit tout de suite ? »
Si les deuxièmes générations souffrent de difficultés liées à la langue, c’est surtout le témoignage rapporté du père lors de son arrivée en Allemagne qui offre une vision de l’expérience d’intégration et de découverte d’un nouveau pays. La langue se révèle alors bien sûr un facteur clé dans la communication et la construction d’une nouvelle identité. L’autrice décrit cette sensation si particulière avec une métaphore puissante :
« À l’étranger, Minh se rendit compte à quel point il était attaché à la langue vietnamienne. Avec elle, il avait évolué sur un terrain stable, maintenant il avait l’impression de tomber en chute libre. Apprendre l’allemand lui sembla étonnamment difficile, il se sentait souvent stupide et maladroit. […] Former une phrase allemande – prononcer une phrase allemande – lui semblait être une tentative d’escalade d’une paroi rocheuse à mains nues. Le risque de glisser était bien plus grand que la probabilité d’arriver en haut sans dommage. La plupart du temps, il préférait donc se taire. »
L’événement autour duquel se structure le livre est le décès de la grand-mère. On voyage alors à Los Angeles du point de vue de la jeune allemande-vietnamienne. Quelques passages mettent en lumière une autre manière de vivre son identité, notamment avec la rencontre d’une jeune Việt Kiều née dans la région d’Orange County. « Elle dit « nous » comme les fans de football disent « aujourd’hui, nous jouons contre le Borussia Dortmund » ; pleine d’évidence sur le fait qu’elle et moi faisons partie de la même équipe. » C’est notamment dans cette découverte d’une autre manière de se rapporter à sa communauté, mais surtout en découvrant peu à peu les secrets de famille, que la jeune femme va transformer son rapport au Vietnam.
Une thématique traverse toute l’œuvre : saisir les moments où une vie bascule. D’un frère à l’autre, ce sont les portraits de deux hommes qui se sont construits une vision de leur pays, de la guerre, de leur famille, à mesure que leurs projets d’émigration professionnelle, d’exil évoluaient. C’est la rencontre de personnes de camps adverses qui vont bousculer les certitudes de l’un et de l’autre. Les promesses, les espoirs de réunion de la famille, les projections de regroupement familial ne tiendront pas face à l’imprévisibilité de leurs vies. Les sentiments de loyauté et de traîtrise traversent alors la famille,divisent et déchirent. Comme dans de nombreux autres romans de la diaspora vietnamienne, les trajectoires d’exil s’expliquent par l’expérience de la guerre et de ses suites.
Mémoire, oubli, tabous, secrets
La jeune protagoniste se confronte également aux silences, aux secrets et aux tabous de son passé familial. Le livre est parcouru de révélations, au fil des interactions des personnages, comme lorsque la grand-mère meurt et laisse une lettre, ce qui est le point de départ et point final de toute l’œuvre. Le père et l’oncle découvrent alors qu’eux aussi ignoraient le terrible secret qui concernait leur père. Si la grand-mère meurt, on pourrait penser qu’elle emporte avec elle ses secrets. Elle décide pourtant dans une lettre de se confier. Parce qu’elle veut que ses enfants connaissent la vérité, dont le poids est trop lourd à porter. La situation décrite met également en avant le rôle primordial que l’aînée a joué dans la cohésion familiale.
Ce secret ne relève pas exactement du mensonge, sauf peut-être du mensonge pieux. Dans tous les cas, il se rapproche du silence protecteur de toutes ces premières générations qui veulent oublier le passé. Ici aussi, les mots de Khuê Phạm saisissent très finement ce phénomène :
« Je trouve que ‘mensonge’ est trop dur », rétorque-je. « Bien sûr, son comportement était horrible. Mais d’une manière brutale, elle voulait juste bien faire ».
– Comment tu appellerais ça ?
– Je ne sais pas. ‘Silence’, peut-être ?
– Elle se penche en avant.
– ‘Silence’ est bien sûr un bien plus beau mot. Mais n’est-ce pas déjà mentir ? »
Parmi les scènes fortes du roman, on peut mentionner le départ des troupes étatsuniennes, avec une séquence qui nous amène jusque sur le toit de l’ambassade. On garde en mémoire une des photos les plus mythiques de l’histoire de ce conflit et qui fait couler encore beaucoup d’encre le 30 avril. Andrew Lam, le journaliste écrivain états-unien, retrace également une scène de fuite en hélicoptère. Le même auteur évoque aussi les photos brûlées pour ne pas laisser d’indices. Avec ces épisodes et ces symboles très forts de la guerre, c’est aussi bien sûr une réflexion sur la façon dont on se souvient des espoirs de l’époque, des désillusions.
« C’est pour cela que nous nous sommes battus ? Pour que nos compatriotes dans d’autres pays abusent de leurs frères et sœurs vietnamiens ? Est-ce pour cela que nous avons versé notre sang ? »
La conscience politique du personnage du père, Minh, s’est forgée à l’étranger. En dialoguant avec des pro-communistes, il réalise que sa vision de la guerre du point de vue de la République du Sud était aussi partielle et partiale. Il est abordé par des Allemands qui militent pour la paix, les soixante-huitards de l’époque, dont il a du mal à comprendre le soutien au communisme à première vue. Puis, peu à peu, en découvrant les horreurs de la guerre de l’autre côté, le massacre de My Lai par exemple, il se laisse convaincre que cette guerre n’est pas exactement celle qu’on lui avait enseignée. Alors que beaucoup de récits diasporiques nous viennent des États-Unis, par des réfugiés anticommunistes, il est appréciable de lire des parcours personnels, fictionnels mais pas moins réels, d’hommes (et de femmes) qui n’ont pas été entièrement pris dans les filets idéologiques des mémoires binaires de cette histoire en commun.