« Le brouillard faisait au monde une page blanche. » (p15) Ainsi commence Maîtres et Esclaves, le troisième roman de Paul Greveillac, paru à la rentrée 2018. C’est en effet bien dans l’épaisse brume de la révolution prolétarienne, qu’une nouvelle page de l’art chinois s’écrit. Paul Greveillac avait habitué son public à de brillants récits d’artiste, dont le génie était contraint par des régimes autoritaires. Dans Les âmes rouges, distingué en 2016 par le prix Roger-Nimier, il dressait le portrait d’un écrivain confronté à la censure soviétique ; dans Cadence secrètes, en 2017 il proposait une biographie du compositeur soviétique Alfred Schnittke (1934-1998), qui mettait en lumière les enjeux de la création musicale sous l’égide d’un régime totalitaire.
Avec Maîtres et Esclaves, Paul Greveillac tourne son regard et sa plume aiguisée vers l’Orient. Alors que le fil conducteur de ses précédentes œuvres était l’oppression exercée par les régimes autoritaires sur la puissance créatrice des artistes, Maîtres et Esclaves revêt une dimension nouvelle, dans la mesure où l’écrivain s’intéresse désormais à la capacité du peintre à s’appuyer sur les instructions idéologiques et sur le cadre communiste coercitif, pour servir son œuvre.
Maîtres et Esclaves conte l’histoire de Tian Kewei, jeune Chinois né sur les pentes arides des montagnes du Sichuan, et qui, poussé par le cercle infernal de la révolution culturelle, devient un des peintres officiels du régime communiste chinois. Le roman commence par une très touchante description de la vie des populations du Sichuan, là où débute l’Himalaya. Leur quotidien semble immuable depuis la nuit des temps. On célèbre les naissances, les familles. Les ancêtres sont vénérés et l’on respecte les rites. Pourtant, l’avènement de la République Populaire, et l’ascension du Grand Timonier bouleverse le quotidien de ces populations aux confins même de la Chine millénaire.
Le roman offre un très beau tableau de la Chine à l’ère maoïste. Des campagnes de l’ouest, à Pékin, siège du pouvoir politique, en passant par la belle Shanghai, véritable cœur de l’art prolétarien, on y découvre l’acidité de la vie en cette époque troublée. Le style cru et puissant de l’auteur, sa manière concrète et aride de décrire le quotidien des protagonistes, ajoute une dimension toute particulière à ce roman, qu’on croirait presque vécu.
Le lecteur devine également la corruption de l’homme, opérée minutieusement par l’idéologie poussée à son extrême. L’évolution du personnage de Tian Kewei est des plus intéressantes. Au fil du roman, son rapport à l’art et à son énergie créatrice se transforme : passionné de peinture, peintre vagabond et libre, il n’hésite pas dans son enfance à pratiquer l’école buissonnière pour quelques esquisses dans la forêt ; à la fin du roman, il est un impitoyable censeur, qui n’hésite pas à détruire toute œuvre ne se conformant pas parfaitement aux préceptes fondateurs du petit livre rouge. C’est donc la trajectoire d’un homme, en même temps que celle de tout un pays que donne à voir Paul Greveillac au travers de son dernier roman.
« Une fois dans la montagne, Kewei peignait toujours. Comme un vieux maitre, déjà, il avait même acquis, à force de peindre, un vrai sens de l’épure qui donnait à ses montagnes, à ses paysages, quelque chose d’essentiel. » (p113)
L’art sous l’égide de la révolution culturelle – Maîtres et Esclaves est une très riche introduction à l’art prolétaire chinois. Débutée en aout 1966, la révolution culturelle initiée par Mao Zedong a eu pour ambition de se débarrasser des « Quatre vieilleries », qui tiraient, selon l’idéologie, la Chine vers le bas et l’empêchait de se hisser à la hauteur des puissances étrangères. La peinture occupait alors une place de choix au sein de la « veille culture ». C’était un art à réinventer, pour en faire un véritable outil de propagande.
C’est ainsi que l’art chinois est entré dans l’ère du réalisme socialiste, suivant les pas de l’Union Soviétique et de ses pays satellites. Bien que l’art ait revêtu à cette époque une dimension idéologique et proprement utilitaire, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui le réalisme socialiste est étudié comme un courant artistique à part entière. L’artiste, bien qu’assujetti à des préceptes idéologiques forts, à des contraintes liées à la propagande et au milieu politique de l’époque, n’en reste pas moins une personnalité créatrice. C’est une dimension bien présente dans Maîtres et Esclaves, qui met en lumière la finesse de l’analyse de son auteur, ainsi que son impressionnant travail de documentation. En effet, Tian Kewei et les autres peintres qui gravitent autour de lui sont réellement animées par une force créatrice, et l’art prolétaire n’est pas uniquement destiné aux affiches de propagandes placardées aux quatre coins du pays. De véritables expositions sont organisées ; des peintres se distinguent parmi d’autres pour la qualité de leur production picturale.
Bien que la peinture soit le sujet principal du livre, une petite parenthèse est également faite concernant les Ballets communistes, chers au cœur de Jiang Qing, l’épouse de Mao Zedong, dont l’influence sur l’art prolétaire chinois a été considérable.
Un questionnement sur la finalité de l’art – Est ce que l’art est encore de l’art lorsqu’il revêt une dimension utilitaire ? Voici un des questionnements marquant de Maîtres et Esclaves. Et c’est là toute la difficulté des études sur l’art soviétique ou maoïste : peut-on considérer ces tableaux, comme des œuvres d’art au sens classique du terme ? Ou est-ce que leur finalité d’éducation des masses les placent d’emblée dans une autres catégorie ? Ce questionnement est d’autant plus intéressant que Mao lui-même avait peu de considération envers l’art pour l’art. Il déclare en effet dans un célèbre discours prononcé à Yenan en 1942 : « Dans le monde d’aujourd’hui, toute culture, toute littérature et tout art appartiennent à une classe déterminée et relèvent d’une ligne politique définie. Il n’existe pas, dans la réalité, d’art pour l’art, d’art au-dessus des classes, ni d’art qui se développe en dehors de la politique ou indépendamment d’elle.».
Le personnage de Liu le Pinceau, gravitant autour de Tian Kewei tout le long du roman, est un caractère dissident. Il n’arrive pas à se conformer aux injonctions du régime concernant son art. Il est d’ailleurs un des premiers à s’inspirer de l’occident lorsque la Chine commence à s’ouvrir au monde. Il opère un questionnement très remarquable sur la finalité politique de l’art. Cette interrogation dans une certaine mesure fait écho à notre époque contemporaine, à l’heure où les artistes sont de plus en plus sollicités pour prendre position sur des questions de société, ajouter une dimension politique à leurs œuvres, faire passer un message, au-delà de la dimension esthétique primaire de l’art.
L’ouverture à l’occident, ou la confrontation à l’art de l’ouest – La dernière partie du roman prend place lorsque s’amorce l’ouverture de la Chine au monde. Si cette ouverture est avant tout un bouleversement économique pour la République Populaire, elle n’en est pas moins une seconde révolution dans le monde de l’art chinois. En effet, les barrières contraignantes de la propagande s’estompent lorsque les artistes de la nouvelle génération commencent à s’intéresser à des figures emblématiques de l’art occidental, surtout des américains, tels qu’Andy Warhol ou Robert Rauschenberg. L’Occident, à qui l’on a si longtemps fermé les portes de la Chine, est en proie à une furieuse curiosité, et des artistes ou des galeries sont prêtes à tout pour exposer dans le pays. Mais cette entrée d’un art plus libre au sein d’un régime encore très contraignant pour l’artiste, attise les désirs de liberté des peintres, menant à des actions provocantes de leur part. Celles-ci sèment le trouble parmi les artistes de l’ancienne génération, dont le monde et ses codes qui semblaient pourtant si stables, s’effritent peu à peu.
« Il ne portait pas dans son cœur les Chinois que tentaient les mirages de l’Occident » (p412)
Paul Greveillac a reçu cette année le grand prix Jean Giono, qui vient récompenser une histoire puissante mais aussi le formidable travail de documentation réalisé par l’auteur. Avec Maîtres et Esclaves, on plonge avec passion dans la Chine maoïste et son milieu artistique troublé. Si l’on ressent parfois un certain écœurement face à ce dernier, la fascination qu’il exerce n’en est que plus forte.