Jeanne Cuisinier, ethnologue française, qui parlait couramment le malais qu’elle a décidé d’apprendre à 38 ans, fait un séjour de dix-huit mois en Malaisie de mars 1932 à octobre 1933, à l’époque de la British Malaya (voir encadré), afin d’accomplir une mission « scientifique et linguistique » commanditée par le ministère français de l’éducation nationale. A son retour, elle rend compte de ce qu’elle a vu dans une série de six conférences radiophoniques diffusées par Radio Paris entre 1934 et 1938. Pendant plusieurs années ensuite, ces conférences ont été oubliées.
Un petit trésor ethnographique
On en a retrouvé récemment, par hasard, les textes à la bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle. Ils décrivent de manière colorée et vivace une Malaisie riche en traditions, et l’on a la surprise de découvrir un pays, des habitants, des us et coutumes et des traits culturels ressemblant à peu de choses près à la situation que l’on connait aujourd’hui. Cela pourrait laisser penser que la société malaise de 1932 était d’une modernité étonnante ou que cette société est marquée par une grande continuité.
Jeanne Cuisinier en a en tout cas brossé un portrait complet en parlant de mariages, pierre angulaire de toute société ; en évoquant les règles de courtoisie qui régulent les relations entre les différents acteurs de la société ; et en expliquant les subtilités de la cuisine locale qui permettait de réunir ces différents acteurs. Volontairement ou non, cette société est présentée dans un cadre culturel strict, sans rappel ni mention du contexte politique ou historique, et c’est peut-être ce qui lui a donné son «intemporalité». On trouve des individus vivant dans une tranquille aisance qui semble auto-suffisante, concentrés sur l’observance des rites ancestraux et culturels, et sur les soucis de la vie quotidienne. Ces acteurs apparaissent satisfaits, sans envie ni jalousie d’autrui.
Jeanne Cuisinier plonge ainsi ses auditeurs dans un monde hors du temps, qui semble heureux et équitable, sinon égalitaire et même progressiste. Cela fait penser un peu aux contrées étranges rencontrées par Gulliver dans ses voyages. On y apprend que les princes ouvraient grand leurs portes les jours de fête et invitaient tout le village, faisant ainsi bénéficier leur fortune à tous leurs administrés. On apprend aussi que les femmes, à tous les niveaux de l’échelle sociale, dont la chercheuse a pris soin de souligner l’importance du rôle, se retrouvaient volontiers pour cuisiner ensemble pour de longues périodes, précédant et pendant les fêtes. De même, les relations hiérarchiques semblaient être réglées de façon satisfaisante pour chacun par des codes invisibles acceptés de part et d’autre. Chacun et chacune avait une place bien définie, et tout était bien ainsi.
Mais en la décrivant comme extrêmement tournée vers elle-même et uniquement préoccupée de sa propre survie, sans curiosité pour le monde extérieur, Jeanne Cuisinier a peut-être voulu mettre cette société en garde contre le fait de se tenir trop à l’écart du reste du monde. A l’inverse, à l’égard de la vieille Europe, Jeanne Cuisinier aurait voulu souligner le caractère moderne de la société malaise où les rapports peuvent s’affranchir des lourdeurs administratives ou protocolaires.
La rencontre de la chercheuse avec les populations aborigènes de la péninsule malaise, appelés à l’époque les Sakaïs et aujourd’hui Orang Asli (homme de l’origine), constitue la partie la plus scientifique et la plus technique de la mission. Elle a donné lieu à de nombreux relevés ethnographiques : collection d’objets, apprentissage de la langue, enregistrement de musique, prises de photos, etc… Ce fut pour ces rencontres, Jeanne Cuisinier l’a raconté dans son journal de voyage, qu’elle a effectué les trajets les plus périlleux de son périple en Malaisie, pendant lesquels sa persévérance, son courage et sa volonté ont été mises à rude épreuve. Mais ce que l’on en retient, c’est vraiment l’amitié et l’affection qu’elle a éprouvées pour ses interlocuteurs « qu’elle a fini par aimer sincèrement ».
Deux des conférences ont été consacrées aux formes d’arts scéniques que la chercheuse avait découvertes en Asie du Sud-Est. D’abord le théâtre d’ombres, parce que c’est une forme d’art essentielle qui existe dans plusieurs pays de la région. Il met en scène des marionnettes et s’inspire des histoires des deux œuvres épiques du Mahâbhârata et du Ramayana, à la fois Histoire, mythe et folklore, qui constituent la base des cultures locales des pays concernés. Jeanne Cuisinier a ensuite présenté la danse Manora, pratiquée par les communautés siamoises résiduelles restées dans les territoires annexés par les Britanniques, et intégrés à la Malaya. Elle était intéressée en particulier par les liens entre ces danses et les pratiques locales de magie, les « maîtres de ballet » étaient en effet souvent les sorciers du village.
La personnalité d’une exploratrice
De conférence en conférence, d’anecdote de voyage en découverte, la personnalité attachante de Jeanne Cuisinier est de plus en plus perceptible. C’est indéniablement quelqu’un d’une grande humanité qui aimait profondément son prochain. Nous avons pu le remarquer dans ses relations avec les Sakaïs. On devine également à travers ses narrations une personne dotée d’un caractère volontariste et courageux, exigeante envers elle-même, honnête et loyale envers ses interlocuteurs. Le franc-parler de ses textes qui n’épargnaient personne tout en étant dénués de méchanceté en atteste. Elle correspondait en tous point à l’image que l’on se fait de l’exploratrice intrépide au grand cœur du début du XXème siècle. Progressiste, c’était aussi une défenseure inconditionnelle de la place de la femme dans toutes les sociétés. L’invitation à rendre compte des résultats de sa mission en Malaisie devant ses pairs, membres de la très respectable Royal Asiatic Society de Londres en 1934, confirme par ailleurs sa qualité de scientifique respectée.
Jeanne Cuisinier (1890-1964) a passé une partie de sa jeunesse à Bruxelles. Elle a toujours été attirée par les disciplines artistiques, écrivant des poèmes qu’elle transformait en chansons sur des musiques qu’elle avait elle-même composées. Entre 1920 et 1926, elle a effectué un voyage à Madagascar, et poursuivi jusqu’à l’Indochine, où elle découvrit notamment les danses de palais cambodgiennes. Avide d’en apprendre plus et de mieux comprendre les civilisations orientales, elle s’inscrivit dès son retour à l’Institut d’ethnologie en même temps qu’à des cours de malais à l’INALCO. Après sa mission en Malaisie, elle a poursuivi ses recherches notamment sur les danses sacrées du Cambodge et les tribus des Muong au Vietnam. Elle a publié deux livres : les Danses magiques du Kelantan (1936) et le théâtre d’ombres du Kelantan (1957).
Un petit livre regroupant les six conférences, des extraits de son journal de voyage et l’intégralité de son intervention devant la Royal Asiatic Society, a été récemment publié en anglais. Généreusement illustré de photos retrouvées dans la partie du fonds archivistique de Jeanne Cuisinier conservée au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, il invite le lecteur à découvrir ou redécouvrir la Malaya. Destiné d’abord au public malaisien, il voulait avant tout souligner le caractère significatif de la présence française dans la Malaya britannique, et montrer dans quelle mesure les travaux effectués par une chercheuse française ont pu contribuer à mieux faire connaître ce pays. C’est la raison pour laquelle tous les textes ont été traduits en anglais, à l’exception de la conférence à Londres qui était déjà rédigée en anglais dès l’origine. Il a été plutôt bien accueilli en Malaisie, rencontrant même un succès inattendu.
What I Saw in Malaya: Lectures 1934-1938 by Jeanne Cuisinier. Matahari Books, 2019. Le livre est notamment disponible sur le site de la libraire Kinokunya de Kuala Lumpur.
En 1874, le Traité de Pangkor signé par le Sultan du Pérak, marqua officiellement l’instauration de la colonie Britannique sur la péninsule malaise.
Cette colonie s’est constituée entre 1786, lorsque le capitaine Francis Light obtint au nom de la Compagnie britannique des Indes orientales du Sultan du Kedah la cession de ses pouvoirs sur l’île de Penang, et 1826, lorsque furent créés les « Straits Settlements », composés de Penang, Malacca, la province Wellesley et Singapour. Le Sultan de Johor avait cédé ses droits sur Singapour en 1823 et le Traité de Londres avait permis aux Britanniques d’échanger en 1825 Bencoolan en Indonésie contre Malacca.
En 1896 : Les Britanniques donnèrent à l’ensemble des 4 Etats passés sous leur contrôle : Perak, Selangor, Negeri Sembilan et Pahang, le nom de Malaya ou Malaya Britannique (British Malaya). Le nombre d’Etats fédérés passa de 4 à 11 entre 1786 et 1914, avec l’ajout des Etats du Kelantan, Terengganu, Kedah, Perlis, Johor, Sarawak et Brunei
Après le départ des Japonais en 1946, le parti communiste malais livra aux Britanniques une guérilla qui dura douze ans et mena à l’indépendance en 1957.
En 1963 : l’ensemble des Etats fédérés et des Straits Settlements se réunirent sous l’appellation politique de la MALAISIE (MALAYSIA). Ce nom est toujours valide de nos jours malgré la déclaration d’indépendance de Singapour en 1965, et de Brunei en 1984.