Dans son dernier livre, Yan Lianke, écrivain prolifique, parfois célébré, parfois censuré, découvre de manière fructueuse que son village natal de Tianhu est « situé au centre du Henan qui est le centre de la Chine qui est le centre du monde ». La clé est dans l’enfance, dans un passé semi effacé.
Comment écrire sur son propre passé, quand celui-ci se dérobe à la conscience, et que l’on affirme ne ressentir aucune nostalgie pour la terre ancestrale ? Dans L’enfant de Tianhu, récit autobiographique, Yan Lianke entame son processus introspectif, perdu dans une sorte de brume :
« Ma contrée natale n’est rien de plus qu’un vêtement porté jadis que je ne me résous pas à jeter, une paire de chaussures éculées qui me vont encore parfaitement. De l’enfance, de l’adolescence, je n’ai que de menus souvenirs, de la poussière, des bagatelles ; il ne me reste rien d’éclatant. »
Au fil des pages, le mot de « poussière » revient souvent – celle, tout d’abord, qui recouvre la campagne ordinaire et attachante de la province du Henan, au centre de la Chine, où le romancier a vu le jour, au sein d’une famille pauvre du village de Tianhu. En Chine, le passage du temps n’encourage pas toujours à l’optimisme, concernant les traces qui peuvent demeurer du passé lointain, privé et public. Avant que le récit s’achève, la muraille ancienne qui entourait le village natal, d’abord comparée à une « aïeule mutique », est effacée :
« Le mur avait été avalé, englouti dans le long tunnel du gosier du temps ; il avait complètement disparu, exactement comme s’il n’avait jamais existé. »
Disparaîtront aussi la belle demeure du commandant Song, personnage ayant combattu les Japonais pour la cause nationaliste, ainsi que la maison de la famille de Yan Lianke, un édifice modeste mais mémorable. Son nouveau propriétaire, tenace et négligent, la laisse tomber en ruine, avant de la transformer en un hangar d’un « rouge vif et brillant ».
Les jours violents de la Révolution culturelle
Cependant, de la « poussière » de son propre passé, d’apparence illisible et non racontable, l’auteur sait faire surgir quelques scènes frappantes. Comme nombre d’écrivains chinois nés dans les années 1950, Yan Lianke fait la chronique des jours violents de la Révolution culturelle. À l’issue de pénibles « séances de lutte » contre divers notables, menées par des gardes rouges ayant importé de Pékin leur cruauté idéologique, les villageois semblent conserver une part de leur solidarité naturelle, à l’égard d’un propriétaire terrien blessé, par exemple. Conclusion de l’auteur : « La révolution n’avait aucun intérêt ; elle opprimait les faibles et craignait les forts. »
Plus tard, au sujet des mouvements de foule, des mirages collectifs, il précise :
« La révolution est un puissant champ magnétique, un gigantesque aimant capable d’absorber tous les désirs (…), d’attirer les peuples et la totalité de leurs forces comme de la limaille sous le fer du cheval. »
Dans la sphère intime, les journées de Lianke, âgé d’environ 10 ans, sont marquées par l’émotion confuse qu’il ressent à l’égard de Jianna, fillette arrivée avec ses parents de Zhengzhou, la capitale provinciale. Le père de Jianna est ingénieur, il a été dépêché sur place pour construire le « Grand Pont de Tianhu ». La petite Jianna est instruite, elle parle bien, tandis que la famille Yan, usant de mots plus frustes, peine à se nourrir correctement. Avec sa sœur, Lianke est chargé de ramasser dans la rue les mégots pour que son père puisse fumer. En cas de pénurie de tabac, le père de famille roule des cigarettes avec des feuilles de sésame, ou bourre sa pipe de coton. Jianna repartira avec ses parents, pour ne plus jamais revenir, laissant une impression de léger malentendu.
Récits écrits « au fil inconstant des jours »
Dans la littérature chinoise moderne, les récits autobiographiques, tels que cet Enfant de Tianhu, dénués d’un objet précis, accumulant les propos épars, rédigés « au fil inconstant des jours » [1], peuvent sembler parfois plus intéressants que bien des romans réalistes, aux thématiques et tonalités assez convenues. L’autrice Yang Jiang (1911-2016), notamment, a écrit de beaux textes autobiographiques, menés sur un ton à la fois simple et élaboré, très personnel : Six récits de l’École des cadres, Sombres nuées, et Mémoires décousus [2] font revivre la même époque troublée dépeinte dans L’enfant de Tianhu. Ces auteurs connaissent des expériences dramatiques, parfois tragiques, endurent bien des avanies, qu’ils rendent à l’aide de mots calmes et touchants. Yan Lianke, qui confie dans ces pages son souhait adolescent de devenir un écrivain à la hauteur de Li Bai, le poète légendaire, sait pratiquer cet art du récit personnel, marqué par la poésie du temps écoulé :
« Dans le fleuve et sur la rive de ma vie, il n’y avait eu jusqu’ici que des oiseaux sauvages, des branches de saules et de peupliers, jamais encore je n’avais vu la couleur des fleurs de pêcher en mars ou d’abricotier en avril, je ne connaissais que les saules et les peupliers desséchés de l’hiver et leur silence. »
L’auteur recherche les sensations, les sentiments enfouis, avec toujours cette réserve :
« En me souvenant aujourd’hui de ces événements, j’en perçois la stupidité et le romantisme. J’étais alors un nuage vagabond. »
Le village au centre du monde
Tout en sachant qu’il va trahir les siens, le jeune Lianke sait qu’il doit quitter son village natal et découvrir le monde, qui commence au-delà de la première montagne visible à l’horizon. À défaut d’effectuer des études enrichissantes, Lianke deviendra un écrivain reconnu, célébré – et aussi censuré.
Après avoir émis des propos un peu génériques sur l’évolution de la Chine, au risque que le texte se découse légèrement, Yan Lianke se met à considérer Tianhu d’un autre œil, à la lumière d’une réflexion sur la culture et la littérature :
« Ainsi mon village natal est-il situé au centre du Henan qui est le centre de la Chine qui est le centre du monde. C’est le plus beau cadeau que le ciel m’ait octroyé, comme si Dieu m’avait donné la clé de la grande porte du monde, si bien que j’ai toujours été persuadé qu’il me suffisait de connaître ce village pour connaître la Chine, et même le monde entier. »
L’auteur poursuit son raisonnement : c’est la maison de la famille Yan, elle-même, qui se trouve au centre névralgique de cette topographie. Toute chose provient de là. Comme tant de grands écrivains du monde entier, Yan Lianke découvre dans le microcosme de l’origine un terrain fertile, éternel – dans une forme de contradiction fructueuse avec les propos qu’il émettait au début du texte au sujet du brouillard et de la « poussière » marquant tout retour, en pensée ou de manière directe, au village natal.
Yan Lianke. L’enfant de Tianhu. Traduit du chinois par Brigitte Guilbaud. Philippe Picquier, avril 2024, 202 p.
[1] Expression tirée d’un poème de Li Bai, repris dans le titre de Six récits au fil inconstant des jours, gracieux récit autobiographique de Shen Fu, lettré pauvre ayant vécu en Chine à la fin du XVIIIe siècle. Traduit par Simon Leys, Éditions Jean-Claude Lattès, 2009.
[2] Christian Bourgois Éditeur, 1983, 1992 et 1997.