Au cours d’une journée de l’année 1919, des jeunes hommes en áo dài durent plancher sur la question suivante : « Notre pays a été reconnu, parmi d’autres, pour la qualité de sa littérature pendant des millénaires. Nous faut-il, aujourd’hui, suivre le modèle de l’Occident et établir une Académie nationale pour traduire des ouvrages de fiction et des essais ? » La composition se fit en caractères chinois, mais le papier distribué aux aspirants mandarins disposait également d’une transcription de l’énoncé en quốc ngữ, l’alphabet romanisé du vietnamien qui nous est familier. Ainsi, l’administration royale vietnamienne prenait acte du changement de monde qui était en cours en Asie depuis le début des colonisations occidentales. Elle ne croyait pas si bien dire ! Le concours mandarinal de 1919 devait être le dernier de tous.
Les écoliers vietnamiens du XXIème siècle apprennent que leur pays est entré dans le XXème siècle des idées avec deux intellectuels, Phan Bội Châu [1867-1940] et Phan Chu Trinh [1872-1926]. Le premier était un mandarin nationaliste, dont l’intransigeance lui valut d’être condamné à mort par les autorités coloniales, puis gracié, en 1925, avant de passer les quinze dernières années de sa vie en résidence surveillée. Le second était un réformiste, arrêté en 1908 puis exilé en France entre 1911 et 1925, et dont la mort par maladie en 1926 eut dans son pays un retentissement à peu près similaire à celui de la mort de Victor Hugo pour les Français en 1885.
Plus précisément, il est écrit dans les manuels d’histoire qu’une école hanoïenne fondée en 1907, la Đông Kinh Nghĩa Thục (l’école pour l’enseignement libre au Tonkin), qui se proposait de former des jeunes pour soutenir les mouvements des deux intellectuels patriotes précédemment cités, a été le premier acte de la modernisation des idées et des institutions scolaires de la société vietnamienne.
Cette école avait-elle vraiment le monopole de la modernité ? L’historien américain Liam Kelley, qui tient un blog remarquable, s’est penché sur la question. Il note que, puisque plus personne ou presque ne lit les caractères classiques, les études sur cette période ne s’intéressent pas dans le détail à la vie de l’administration mandarinale de la dynastie Nguyễn. Or, dès 1906, le roi Thành Thái avait par exemple offert par décret le choix entre l’alphabet latin et les caractères dans l’éducation publique et nationale ! Il en va de même d’une modernisation « endogène » des élites traditionnelles. Et ce même Liam Kelley de citer le cas d’un dénommé Phạm Quang Sán, mandarin qui publia en 1909 un livre à destination des aspirants-mandarins sur les nouvelles idées venus de l’Occident !
Le récit habituel sur la modernisation du Vietnam veut qu’elle ait été apportée par des éléments de la « société civile », i.e. Phan Boi Chau et Phan Chu Trinh, en faisant de la cour de Huê un élément conservateur, figé. Il semble que les faits méritent d’être réévalués. Voilà un beau programme pour les curieux du futur, un siècle après le concours de 1919, que de plancher sur la question suivante : dans quelle mesure les réformes de l’éducation ont-elles pu changer l’avenir ? Dans le cas vietnamien, ce serait presque par trop évident, avec les tempêtes révolutionnaires arrivées un peu plus tard.
Intéressant: Et cette séquence » dès 1906, le roi Thành Thái avait par exemple offert par décret le choix entre l’alphabet latin et les caractères dans l’éducation publique et nationale ! » a donné quoi ?
La population aurait-elle choisi les caractères chinois, à supposer qu’elle les aie connus à cette époque….?
Ce roi a t-il au moins souhaité une solution (médiane ?) favorisant l’éducation de tous (comme en Corée, avec l’invention d’un alphabet hérité des idéogrammes) ?
Liam Kelley en parle t-il ?