Pour notre dossier spécial sur la guerre du Viêt Nam Henri Copin a recueilli des témoignages venus de la diaspora, souvenirs personnels de celles et ceux qui, le 30 avril 1975, ont été contraints de quitter leur pays. Nous avons choisi de rendre ces témoignages anonymes.
Il y a 50 ans : « Chute de Saigon, réunification, libération, jour du ressentiment… ». Autant de désignations différentes, voire contradictoires. Elles disent que le conflit fut une fracture, celle des guerres civiles, que les mémoires concurrentes ont forcément réécrite différemment.
L’histoire officielle du régime actuel du Viêt Nam, appuyée sur les commémorations, les défilés, les cérémonies, participe de la création d’un « roman national ». C’est une construction de type performatif destinée à renforcer la cohésion nationale, en même temps qu’à légitimer les tenants du pouvoir et leurs choix politiques.
Cette histoire officielle a pu en occulter une autre, celle des vaincus. Volée, oubliée ou niée, elle resurgit pourtant, par différents biais visant à « vietnamiser notre regard sur cette guerre, pour mieux en dépasser les mythes et les récits dominants », comme le rappelle l’éditorial de ce dossier des Cahiers du Nem.
Les discours mémoriels appartiennent à l’histoire dans la mesure où ils se donnent pour avérés, distanciés, construits, critiques aussi. Ils visent à forger une identité collective.
Mais, à côté de ces discours, existent et perdurent des mémoires individuelles. Faites de souvenirs ponctuels, affectifs, irraisonnés, ineffaçables, elles rappellent l’épaisseur vécue des événements, constituant la base parfois négligée de l’histoire, la matière première de l’historien.
Ainsi, histoire (collective) et mémoire (individuelle) se distinguent, se complètent, et parfois s’opposent.
Voici quelques témoignages de personnes de la diaspora. Ils évoquent la date du 30 avril 1975. Pour beaucoup d’entre eux, c’est le début d’un chemin vers l’exil. C’est un jour dont on se souvient. Je les livre tels que je les ai reçus, tous singuliers et vrais dans leur singularité.
Mes demandes étaient les suivantes :
Quels rapports entre la mémoire personnelle et le souvenir de moments historiques ? Comment vous souvenez-vous de l’annonce des événements du 30 avril 75, où et comment l’avez-vous appris ? En quoi cette annonce vous a-t-elle touché, quels sentiments, quelles impressions avez-vous éprouvés ? et aujourd’hui ?
1.
« Le 30 avril 1975, j’avais 25 ans et déjà dix ans d’absence du Viêt Nam. Pour moi, ce n’était pas une fatalité mais une issue sans surprise au vu de la situation chaotique du pays. Je venais de terminer mes études d’ingénieur et diplôme en poche, je commençais un poste dans une société en province. De ma famille au Viêt Nam, il ne restait plus rien, dispersée aux quatre coins du monde, Canada, France, États-Unis, Ce fut pour moi la véritable tragédie. À cela s’ajoutaient les images insupportables des médias. Des images sans états d’âme, sans empathie… des images de la détresse humaine… comme on en voit rarement, voire jamais !
Un grand vide dans ma tête, la sensation d’être projeté dans le vide sidéral. »
2.
« J’avais 30 ans, professeur à Nantes. Les années d’enfance vécues au Viêt Nam et au Cambodge ont resurgi, avec le souvenir de tous ceux, connus et inconnus, qui avaient fui le pays, ne voulant pas vivre sous le régime imposé par le Nord.
J’ai éprouvé un sentiment de détresse, et d’impuissance, bouleversé par les images de ceux qui fuyaient sur des embarcations. Naïvement je me suis dit : je vais adopter ces enfants que leur mère tendent aux fuyards. Sentiment de désastre augmenté par les images apocalyptiques, l’hélico, l’avion plein d’enfants (écrasé au décollage)
Ce désarroi a remplacé toute possibilité d’analyse. J’ai aussi pensé à tous ceux qui étaient déjà dans l’exil – dont j’avais déjà vécu une sorte de répétition générale… »
3.
« Le 30 avril 1975, ma femme avait 25 ans et moi 26, nous nous sommes mariés le 5 avril 1975 près de Saïgon. Moins de trois semaines avant le 30 avril, rien ne laissait présager la fin imminente d’une guerre atroce qui s’éternisait. J’ai atterri à Tan Son Nhat, à la mi-mars 1975. Tout était “normal”, dans ce pays habitué à la guerre, du moins en apparence. De nombreux membres de ma famille, côté maternel, étaient militaires dans l’armée du Sud. La fin du conflit a bouleversé leur vie. Camp de rééducation, une semaine pour les soldats, jusqu’à trois ans pour les officiers. Puis petits boulots pour les moins chanceux, dépression pour les encore moins chanceux, exode pour quelques-uns, débrouillardise pour tous dans un pays en ruine.
La force imbécile renforce les égos, tout est prétexte pour cliver et renforcer les oppositions. La guerre, c’est perdant-perdant à coup sûr, le mépris, des atrocités, des humiliations, l’abîme et la misère, la souffrance morale pour chacun.
Nous sommes retournés au Viêt Nam en 1979. Le pays tout entier était dans une affliction totale. De plus, la Chine voulait “donner une leçon au Viêt Nam”. Aujourd’hui, le Viêt Nam s’en sort plutôt bien.»
4.
« Il y a 50 ans, mes parents prenaient l’avion de Vientiane, direction la France. Une amie (elle avait moins de 10 ans) était avec sa famille devant l’ambassade des Etats-Unis. Ils n’ont pas réussi à partir à ce moment-là, mais elle se souvient qu’ils ont eu de la chance de ne pas être écrasés dans la foule…
Quand j’ai perdu mon père en 2013, j’ai eu l’impression qu’une fenêtre sur le passé se refermait pour moi, car je n’avais qu’à le voir ou lui téléphoner pour lui demander tel ou tel détail sur Saïgon ou Hué de sa jeunesse… Depuis, j’ai l’impression que tout est là, juste invisible, et ne demande qu’à être mis en lumière par la mémoire et les mots.
L’histoire de ma famille est celle de nombreux vietnamiens. Mon père était médecin, dans l’armée sud-vietnamienne. Ma mère est d’une famille traditionnelle, pensionnaire au couvent des Oiseaux, à Hanoï avant 1954, puis à Dalat. Plus tard, elle a travaillé au Laos, mon père l’a rejointe à Vientiane. Lorsqu’ils ont su que Saïgon était tombée, ils sont partis avec l’ambassadeur, et d’autres membres du personnel diplomatique, dans ce qui fut sans doute l’un des derniers avions pour Paris. Mon père a trouvé du travail dans une clinique de l’Oise. Ils ont reconstruit une vie et se sont bien intégrés. Ils ont gardé une grande reconnaissance à la France de les avoir accueillis. Ils ont néanmoins gardé un très fort attachement pour le Viêt Nam, ils ont accueilli de jeunes cousins dont les parents ont été emprisonnés par les communistes. Deux ont habité chez nous plus d’une dizaine d’années. »
5.
« Une date qui marque à jamais la mémoire des gens issus de cette langue de terre étirée à la forme d’un S, S comme Servitude, S comme Sursaut, comme Survie, comme Sagesse ou Souvenirs… »
6.
« Le 30 avril 1975 ! Une date qui marque… Libération de Saïgon, fin de 30 ans de guerre, réunification du Viêt Nam. Commencement d’une nouvelle vie pour les Vietnamiens. À l’échelle du pays et de la population vietnamienne, c’est un jour d’anniversaire glorieux, un jour de fête. Sur le plan personnel, cette date n’évoque que tristesse et douleur, car elle me renvoie à ma famille restée à Saïgon lors des événements.
Comme toujours, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Les vaincus sont oubliés, leur sort n’intéresse personne. Passe encore si ce désintérêt concerne l’ancien régime et ses dirigeants ou ses partisans. Mais quid de la population civile du Sud-Viêt Nam ?
La grande majorité n’a pas d’opinion politique, les gens continuent à vivre, à travailler, faire du commerce, à sortir. Les Sud-Vietnamiens sont connus pour leur côté bon vivant, comment ont-ils accepté, supporté le “confinement”, le quadrillage et les restrictions de toute sorte, imposés par le gouvernement nouveau ? J’aimerais savoir ce que sont devenus ceux qui ont fui, les boat people qui ont survécu. J’en ai aidé certains et gardé quelques contacts.
Pour revenir sur la date du 30 avril 1975, une confidence. Pour moi, c’est une date “maudite”, d’une tristesse infinie, quand j’y pense, car elle marque pour ma famille restée à Saigon, la démolition, l’effondrement de notre histoire familiale.
J’étais déjà à Paris depuis douze ans… matériellement, aucune incidence sur ma vie. Mais pour ma famille, ma mère, (mon père décédé depuis plusieurs années), mon frère aîné, sa femme et quatre enfants, et ma sœur cadette et trois gosses, ce fut la catastrophe totale ! Presque du jour au lendemain, on a tout perdu, nos maisons, nos terres et rizières, tout ce qui constituait notre patrimoine, confisqués par le parti.
On se retrouve SDF…. sans chef de famille. Mon frère en camp de rééducation. Sa femme, les enfants et ma mère, à la rue. Ma sœur a eu le courage de se sauver avec ses enfants, parmi les boat people…. Elle a réussi, après bien de péripéties, à obtenir l’aide du Canada.
Aujourd’hui, à part mes deux nièces au Canada, il n’y a plus personne que je connaisse. J’ai échappé à ces événements. Mon destin, peut-être ! Cette date du 30 avril 1975 me marque à vie. Cette confidence me fait du bien. »
7.
« Depuis vingt ans, j’ai effacé cette date du 30 avril 1975 de ma mémoire, pour ne penser qu’à l’avenir du Viêt Nam, en participant, dans la mesure de mes modestes moyens intellectuels et financiers, à sa reconstruction. Je crois que c’est ce que souhaite la majorité des Vietnamiens.
Les images ne s’effacent jamais complètement, surtout quand elles sont douloureuses.
En 1991, quand je fus invité à revenir aider le Viêt Nam, j’en fis part par téléphone à mon père, qui habitait alors à Tourcoing avec ma mère, auprès de ma plus jeune sœur. Ils étaient venus tous les trois en “boat people” à l’automne 1975.
Il s’est fâché tout rouge en me traitant de traître à notre famille qui avait tant souffert des communistes (particulièrement, ma grand-mère paternelle, qui était restée au Nord pendant que nous réfugions dans le Sud en 1954, fut lapidée en 1956 lors de son “procès” devant le “tribunal populaire” du village ; son crime : être propriétaire de 3 sào [environ 0.3 hectare] de rizière).
Mais trois jours plus tard, mon père m’a rappelé pour s’excuser en me disant : “Tu as raison, vas-y, le pays a besoin de toi pour sa reconstruction .”
C’est comme ça que je suis revenu en mission au Viêt Nam, pratiquement tous les ans depuis 1991 jusqu’en 2015.
J’ai pu ainsi effacer la date du 30 avril 1975 de ma mémoire. »
8.
« En ce qui concerne le 30 avril, pour nous c’est la réunification, comme le 3 octobre en Allemagne. Des millions de Vietnamiens sont contents pour cette date, par contre, évidemment, quelques millions de Vietnamiens en sont tristes. C’est comme ça, c’est l’histoire et la vie. »
9.
« J’étais installé comme médecin en France, quand en avril 1975 , les événements dramatiques du Cambodge et du Viêt Nam se sont précipités. Nous étions tous à l’écoute des nouvelles alarmantes et supputions une fin sanglante.
Sur le Cambodge, nous suivions à la télévision et lisions le journal Le Monde, pour comprendre l’inexorable avancée des Khmers Rouges et des communistes vietnamiens du Nord. Nous sentions bien que la fin approchait. A Nice, mon frère médecin aussi, essayait de “retenir” un général khmer en le faisant hospitaliser pour explorations cardio-vasculaires, sans aucun succès, car certains officiers étaient persuadés d’une victoire finale. J’avais des amis proches, comme Kanel avec qui j’ai fait toute ma scolarité au lycée Descartes et 2 ans de médecine. Il était médecin militaire, et j’espérais que lui et sa famille aient pu s’exfiltrer, comme tous mes nombreux amis du lycée vietnamiens, chinois et cambodgiens.
Le 17 avril 1975, les reportages ont montré l’arrivée silencieuse de jeunes Khmers Rouges, avec leurs kramas rouges et blancs ou rouges et bleus, tenant une Kalachnikov, arrivant le long du pont Monivong sur les berges du Tonlé Sap. Ils tiraient des rafales en l’air et donnaient l’ordre à la population de prendre leurs affaires et de se tenir prêt à une marche forcée, les Américains allaient bombarder la ville ! Nous avons vu et revu des images d’exode massif de populations dans un désordre apocalyptique. Les rues étaient encombrées de files de piétons, baluchons sur le dos, avec des vélos, des motos, et des cohortes de voitures, avec familles et bagages.
A peine 13 jours après, ce fut la chute de Saigon. Les troupes du Nord sont dans les faubourgs de Saigon. La foule grimpe sur les grilles, avec valises et sacs à dos, portant à bout de bras des gosses. Les drames se jouent devant les caméras. Les hélicoptères se posent sur les toits de l’ambassade et repartent avec des grappes de citoyens, on crie, on pleure.
Les télévisions filment l’atterrissage des hélicos qui sont ensuite poussés dans la mer, pour faire place aux réfugiés, tandis qu’à Saigon les combats des rues se rapprochent. Puis ce fut l’arrivée d’un char communiste, défonçant les grilles du palais.
La répression va être terrifiante ? pas vraiment, ni massacre, ni goulags, mais rééducation. Les collaborateurs et autres devront aller à la campagne ou en forêt pour se “rééduquer”, en fait pour mourir à petit feu. Et puis les exodes des boat people, dans la mer de Chine, avec pirates, noyades, viols et diasporas.
En 1994, nous revenons au Viêt Nam. Saïgon était vieillot, délabrée, comme une image figée, mais j’ai retrouvé la ville que je connaissais. Elle paraissait calme, silencieuse même, mais les chocs émotionnels étaient à chaque coin de rue. Des mendiants, hommes et grands-mères, dépenaillés, maigres. Au coin des rues, des cohortes d’orphelins, des métis de soldats blancs et de soldats noirs, regroupés pour survivre. C’était poignant, triste et en même temps, je devinais leur futur. Les anciens vont mourir, les jeunes vont survivre dans la violence.
Nos deux fils étaient stupéfaits des effets de la guerre sur toute une population. Notre aîné retournera avec ses collègues médecins pour un projet médical de six mois, le second décidera d’être avocat international, spécialiste des droits de l’homme et fera son mémoire sur les enfants du Viêt Nam. Pour ma part, dès 2010, je suis parti au Cambodge avec une collègue, pour y travailler mais je n’ai jamais voulu assister à des procès des responsables du génocide. Trop de mauvais souvenirs ! »