A l’occasion du 70ème anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu, de nombreux médias ont déjà proposé, et vont continuer de le faire, des publications sur l’Indochine coloniale et la guerre d’Indochine. Pour ne citer que les principales, un documentaire est diffusé en ce moment sur France Télévisions (Indochine, une guerre oubliée) et les magazines Le Figaro Histoire et le Nouvel Obs ont chacun proposé leur vision de la colonisation et de la guerre qui s’est achevée par les accords de Genève de 1954.

Il est néanmoins assez regrettable que dans ces deux dernières publications, on assiste à une reproduction assez artificielle de la polarisation de l’opinion française sur la question coloniale dans les années 1950 et 1960. A droite, c’est la nostalgie légère de la puissance perdue. A gauche, la croyance un peu naïve, façon roi thaumaturge, qu’on a le pouvoir de réparer l’histoire.

Nous pensons qu’il est possible de parler de ces sujets, 70 ans plus tard, autrement et de manière renouvelée. Pour cela, nous souhaitons proposer quelques réflexions, afin d’ouvrir le débat et d’avancer.

La problématique de l’oubli

Il y a d’abord la question de l’oubli, auquel il est fait référence dans le titre du documentaire de France Télévisions et du hors-série du Nouvel Obs. C’est un fait que, dans la mémoire française, l’Indochine est largement cachée par l’Algérie. 

 Il est absolument faux, en revanche, d’affirmer, comme l’a fait la militante Grace Ly lors de la soirée de lancement du hors-série du Nouvel Obs, que « l’oubli de l’Indochine a été organisé politiquement afin de masquer les exactions ». Cette affirmation ne repose sur aucun fondement historique. Elle relève d’un ultracrépidarianisme qui ignore les processus de sédimentation de la mémoire d’une guerre dans une société donné et n’a malheureusement pas reçu la contradiction qu’il méritait.

Les raisons de l’omission mémorielle dont fait l’objet l’Indochine sont en effet connues et n’ont rien à voir avec une quelconque volonté politique de dissimulation. Elles sont historiques d’abord, puisque l’Indochine ne compte au maximum que 40 000 Français hors période de guerre, quand l’Algérie est une colonie de peuplement qui comporte trois départements. Elles sont géographiques, ensuite : la distance entre Paris et Hanoï n’est bien sûr pas la même que celle entre Paris et Alger. Elles sont démographiques, puisque le nombre de personnes d’origine algérienne en France aujourd’hui est beaucoup plus élevé que le nombre de personnes originaires du Viêt Nam, du Laos et du Cambodge.

Une autre dimension à cet « oubli », qui n’est presque jamais évoquée dans les publications grand public et rarement étudiée par les spécialistes, est la perception de ces conflits par la population française dans son ensemble. L’Indochine est largement perçue comme un conflit lointain, extérieur, qui n’affecte pas les populations dans leur quotidien, alors que la France est en pleine reconstruction et restructuration après la Seconde guerre mondiale. Tandis que pour l’Algérie, au-delà même de la mobilisation du contingent, cette guerre est vécue comme un conflit intérieur, civil, qui provoque de très vifs débats et divise au sein des familles et des cercles d’amis. C’est ce que racontent par exemple le roman Le Disparu, de Jean-Pierre Le Dantec, ou les archives départementales des renseignements généraux pour la période 1945-1962.

Parler de l’Indochine sans complaisance

L’historien Christopher Goscha s’alarme, depuis quelque temps, de l’asymétrie mémorielle entre l’Algérie et l’Indochine dans la mémoire française, en rappelant que le conflit indochinois est un conflit d’une extrême violence qui a connu des phases d’une très haute intensité. Il est parfaitement légitime à le faire, mais il faut rappeler quelque chose pour pouvoir bien recevoir ses propos.

La légitimité de Christopher Goscha réside dans le fait que, dans sa carrière de chercheur et dans ses livres, il n’a jamais fait preuve de la moindre complaisance avec le communisme vietnamien, et avec cet Etat, la République démocratique du Viêt Nam, qui est né de la guerre et a accouché de la sanglante réforme agraire. Cette politique d’inspiration maoïste qui se solda par des milliers d’exécutions de propriétaires terriens, y compris parmi les soutiens les plus engagés de la lutte anti coloniale, reste un sujet sensible dans le Vietnam d’aujourd’hui.

Aussi, on ne peut pas prendre la mesure de ce qu’il dit après s’être contenté d’écouter Alain Ruscio par exemple, compagnon de route du Parti communiste français fasciné par les personnages qu’il a rencontrés lorsqu’il était correspondant de L’Humanité à Hanoï. Très présent médiatiquement notamment dans les projets des « deuxième génération » à la recherche de leurs origines, Alain Ruscio a évidemment parfaitement le droit de dire ce qu’il dit, mais ce n’est pas lui faire un mauvais procès que de considérer qu’il n’est pas le chercheur le plus au fait des nouvelles publications universitaires en langues française, anglaise et vietnamienne.

Comment parler de l’Indochine de manière nouvelle, alors ? D’abord, une évidence : lire la recherche universitaire d’aujourd’hui afin de ne pas enfoncer des portes ouvertes.

L’historien Charles Keith vient par exemple de publier Subjects and Sojourners. A History of Indochinese in France (University of California Press, 2024). Qui en a fait ne serait-ce que mention, dans les publications généralistes ? De la même manière, l’historienne Bui Tran Phuong était invitée pour une chaire annuelle au Collège de France l’année dernière. Vulgariser sa thèse, c’est à dire montrer comment la rencontre culturelle avec l’Occident sous la colonisation a permis la naissance d’un « individu-femme » et donc une émancipation par rapport au Confucianisme pour les Vietnamiennes, aurait été une manière intelligente de parler de la question du genre sous la colonisation. 

Etre asio-descendant ne garantit pas le renversement de point de vue

Une approche culturelle,  littéraire,  artistique, ou religieuse permettrait de problématiser et de nuancer les relations entre Français et « indigènes ». L’apport de la littérature ne se limite pas aux clichés exotiques des années Vingt, d’autant qu’on trouve, chez des auteurs comme René Crayssac ou Louis Malleret, une analyse de “l’exotisme” qui préfigure, avec 40 ans d’avance, les travaux de critique littéraire d’Edward Saïd.

Ensuite, il faut se méfier des simplismes sur la question du point de vue, qui ne se résume absolument pas à une question ethnique. Une goutte de sang ne garantit en rien un renversement du point de vue. En d’autres termes, on peut être « Asio-descendant » et avoir un point de vue très parisien. Ce terme « Asio-descendant », aujourd’hui consacré, mériterait d’ailleurs d’être déconstruit eu égard à ce qu’il sous-tend.

Ce qui importe est d’essayer de comprendre la manière dont les populations vietnamiennes, cambodgiennes et laotiennes ont vécu cette colonisation et cette guerre. On peut le faire à partir de documents, de lectures, d’une enquête minutieuse qui croise de nombreuses sources, mais les extrapolations téléologiques ne suffisent pas.

A l’occasion du 70ème anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu, les Cahiers du Nem proposent donc un article autour d’un document-clé : Le journal d’un combattant Viêt-Minh de Ngo Van Chieu. Cette lecture critique et détaillée vous est proposée par Thomas Riondet. Nous espérons qu’elle suscitera le goût pour la complexité historique et vous souhaitons bonne lecture.

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