Alix Aymé (1894-1989) est une peintre qui parcourut une partie de l’Asie, et de l’Afrique, vécut en Indochine où elle exerça comme professeur en lycée, et à l’École des Beaux-Arts de l’Indochine, contribua activement à l’Exposition coloniale de 1931, pratiqua diverses techniques, huile, tempera, peinture sur soie, et laque, qu’elle enseigna et renouvela. Deux fois mariée, elle traversa la période de l’occupation japonaise, et éprouva la mort tragique d’un fils. Werner Gagneron consacre une biographie riche et généreuse à cette artiste peu connue. 

Parcours et mystères 

Alix Aymé
Alix Aymé

« Toute vie a ses mystères. Mais celle d’Alix Aymé plus que d’autres », écrit Werner Gagneron au seuil de la biographie qu’il signe. En effet, cette artiste singulière conjugua un destin de femme et de voyageuse avec une carrière de peintre ouverte aux multiples influences d’une vie voyageuse. D’abord formée à l’école de Maurice Denis, ouverte ensuite à la rencontre de thèmes indochinois et de techniques asiatiques, elle maintint et confirma un regard personnel, fidèle à sa formation d’origine, et enrichi d’apports multiples, au point d’incarner une synthèse esthétique originale et puissante de ces composantes, européennes et asiatiques, et même plus tard africaines. 

Comment se construit et s’affirme chez cette femme, épouse, mère, voyageuse, artiste, ce regard personnel ouvert au monde ? C’est ce que la biographie, sensible et documentée, de Werner Gagneron s’attache à restituer en multipliant les angles d’approche.

L’appel des lointains

Ce titre d’une belle exposition consacrée aux Artistes voyageuses, qui circula en France entre 2023 et 2025, conviendrait à Alix Aymé, arpenteuse du vaste monde dès l’enfance. Née à Marseille, suivant sa mère à Fort-de-France pour 3 années et plus tard en Algérie, puis accompagnant les affectations de son mari à Shanghaï avant Hanoï, elle parcourut les trois pays d’Indochine, découvrant le Laos, le Cambodge et Angkor, poussa ses découvertes jusqu’en Chine, au Japon, en Corée, en Mandchourie, puis plus tard en Afrique. Pour autant, le goût et la pratique du voyage, la diversité des rencontres et des sujets, ne peuvent suffire à définir l’artiste, ni expliquer comment s’affirme sa singulière personnalité esthétique.

Nabis et Arts sacrés

Il faut sans doute partir de son premier apprentissage d’artiste, auprès de Maurice Denis (1870-1943). Fondateur avec Gauguin du groupe des Nabis, on connait leur élan teinté de spiritualité vers les doctrines et philosophies d’Asie. Maurice Denis contribue aussi à la création des Ateliers d’Art sacré (1919-1947), que rejoint Alix Aymé, grâce à son amie Valentine Reyre. Elle restera fidèle toute sa vie au mentor et à l’ami, qui proclamait que, contre l’académisme, le jansénisme, le réalisme, « la Beauté est un attribut de la Divinité ».

Ensuite vient le temps des voyages et des rencontres, de thèmes, de sujets, de techniques. Affectée comme professeur de dessin à Hué, en 1927, elle rejoint le Laos deux ans plus tard avec mission de décorer une salle du Palais royal de Luang Prabang, puis de faire connaître ce pays à l’Exposition coloniale de 1931, par le biais de plusieurs de ses œuvres. Par la suite, sa rencontre avec Victor Tardieu l’oriente vers une collaboration à la fameuse École des Beaux-Arts de l’Indochine (dont il est l’un des fondateurs), de façon brève, presque ponctuelle et intermittente, mais assez pour des découvertes, la peinture sur soie, et surtout la laque, comme technique et comme pratique. Elle en approfondit la maîtrise en allant au Japon, puis en en  prolongeant la pratique une fois rentrée en France après 1945, et en la conjuguant à de nouvelles techniques, comme elle fait aussi de la soie, autre découverte indochinoise. Autant de rencontres, autant de stimulations. 

Femmes vietnamiennes au bord d’une rivière. Alix Aymé

Un débat colonial sur l’art

Le parcours d’Alix Aymé se construit au sein des institutions coloniales, de par son statut d’enseignante (lycées, École des Beaux-Arts), les sociétés qui accueillent ses nombreuses expositions en Indochine comme en France, ses missions au Palais royal du Laos ou à l’Exposition coloniale de 1931, son statut d’épouse du général Aymé (frère du romancier Marcel Aymé), commandant les forces françaises en Indochine, ses soutiens et amis, ses commanditaires de livres, illustrations et gravures. Elle se trouve donc au cœur du débat sur les relations entre art occidental et art asiatique, et sur la légitimité et les objectifs d’un enseignement occidental destiné à des artistes asiatiques. Loti et avant lui Delaporte à Angkor, plus tard Rodin découvrant les danseuses du ballet royal du Cambodge, avaient illustré des points de vue opposés, un art incompréhensible selon Loti, une autre forme du beau pour Delaporte et pour Rodin. Le débat est réactivé par les opinions divergentes de Tardieu et de Silice lors de la création de l’École des Beaux-Arts de Hanoï. Alix Aymé, dans une revue coloniale de 1924, manifeste un point de vue relativement novateur qui certes concède une forme de supériorité au modèle européen, mais s’oppose à un enseignement qui ne serait que celui de l’imitation des modèles occidentaux, invitant les futurs artistes à se frotter à d’autres influences pour « renouer avec leur identité, et retourner à la source de leur art ».

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Persistance des images d’Asie

Il est remarquable de constater que plus de trente ans après avoir quitté l’Asie, l’Indochine persiste dans ses œuvres, en particulier ses laques, marquées par l’apport de techniques personnelles novatrices et inventives, couleurs, incrustations, dessins, scènes, lumières. Pour elle, l’Indochine ne passe pas. Au contraire elle resurgit sous diverses formes qui vont de simples portraits à des compositions de groupes, villages, marchés, clairières en forêt, berges de fleuves, souvent porteuses de symboles à connotation religieuses ou philosophiques, allant jusque parfois une troublante indistinction entre symboles ou personnages asiatiques ou européens. Comme si au-delà de l’individu, elle cherchait constamment l’être dans son unité secrète. Et unissant le tout, ce regard si identifiable d’une peintre tantôt nimbe de mystère une réalité voilée, tantôt illumine les soies ou les laques d’un éclairage porteur d’une empathique spiritualité.

Grand panneau décoratif: La Pastorale Technique de la laque Extrait du numéro spécial sur l’Indochine de France Illustration (N°190 - 4 juin 1949)
Grand panneau décoratif: La Pastorale Technique de la laque. Extrait du numéro spécial sur l’Indochine de France Illustration (N°190 – 4 juin 1949), Alix Aymé

Quand la biographie éclaire

S’il y a là des mystères, le travail du biographe les dissipe fort justement, tout en préservant leur part invisible. Nourri d’archives précises, riches, et élégamment restituées, ce travail veille à préciser et expliquer les contextes politiques et sociaux, à faire le point sur les évolutions techniques et artistiques, les avancées, les thématiques, et la façon dont Alix Aymé s’incorpore ces nouveautés, tout en leur cherchant toujours un sens. Le beau livre de Werner Gagneron est à l’image de celle qu’il donne à connaître et à aimer : passionné et passionnant.

Pour aller plus loin :

On peut découvrir les œuvres d’Alix Aymé sur le site qui leur est consacré.  

Werner Gagneron, Alix Aymé, artiste peintre : une passion indochinoise, ‎Editions Chemins de Tr@verse, 2025, 400 p.

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