À la frontière entre le reportage et l’anthropologie, son travail photographique relève également d’une quête artistique où la composition est esthétique avant tout.
Dans cette salle du musée Guimet où sont exposées les oeuvres du photographe Pierre Elie de Pibrac, la déambulation tient d’un funambulisme entre pesanteur et grâce. Un jeu d’équilibre qui serait presque un clin d’œil de l’artiste à son grand-père, Paul de Cordon, lui-même photographe dans les années 50, qui s’est passionné pour la vie des cirques.
L’œuvre présentée ici relève cependant d’une tout autre démarche. Intitulée « Hakana Sonzai, je me sens moi-même une créature éphémère », elle entend saisir ces mystères qui fascinent tant dans la culture nippone et construisent la société de la péninsule aux dépens parfois des individualités.
En creux, la violence de la nature et d’une société
Portraits en couleurs et grandeur nature d’un jeune homme aux airs de playboy ici, d’une femme seule dans sa cuisine face à un bol cassé là, ou ailleurs d’une promeneuse aux allures fantomatiques dans un bois… On devine que le premier est un yakuza organisant le travail des « évaporés », ces personnes qui ont décidé du jour au lendemain de disparaître de leur monde. Chaque année, ils sont des milliers à faire le choix de ce « suicide » qui ne les soulage pas pour autant de devoir survivre. La deuxième, elle, s’interroge sur le fait de quitter son mari ou de rester. Le bol à terre symbolise ce temps suspendu du dilemme. Il renvoie aussi à cet art baptisé Kintsugi consistant à recoller à la laque les céramiques et porcelaines. Une poudre d’or offre ensuite une finition délicate qui sublime la brisure et révèle même la véritable essence de l’objet. Enfin, de ce bois dont se détache la silhouette gracile d’une jeune fille, on apprend qu’il s’agit d’Aokigahara, une forêt située au pied du mont Fuji. Née d’une éruption volcanique, elle présente un terrain accidenté où la randonnée devient d’autant plus inquiétante que le lieu est connu pour avoir été le décor de nombreux suicides.
Un processus immersif
Composer ces photographies, c’est en premier lieu recueillir la confidence des modèles. Seul le temps permet un tel travail. Pierre-Elie de Pibrac consacre au minimum deux ans à chacun de ses projets, qui a souvent lieu à l’étranger. Avant le départ, il développe sa connaissance du pays qu’il va visiter et en apprend la langue. Puis il embarque femme et enfants dans l’aventure. Son épouse, Olivia, travaille à ses côtés depuis toujours. Telle une vigie, elle nourrit à sa manière l’inspiration de Pierre-Elie en partageant avec lui ses propres découvertes sur la culture dans laquelle toute la famille se plonge. Hakana Sonzai naît ainsi de sa lecture du poète Kobayashi Issa et de son haïku : « Le papillon bat des ailes comme s’il désespérait de ce monde », qui signifie force et fragilité, résistance et finitude. Equilibriste encore, l’artiste envoie ensuite des appareils photo jetables et des carnets de note à des inconnus pour leur proposer de dévoiler un peu d’eux-mêmes. De longs échanges permettent enfin de mettre en scène la photographie.
Dans la salle des Cariatides du Musée Guimet, les portraits voisinent avec des paysages ou natures mortes en noir et blanc témoignant aussi de ce sentiment d’impermanence qui imprègne la culture nippone. Maisons traditionnelles abandonnées ou akiyas, chemins vaporeux de Yakushima, cette forêt ayant inspiré le réalisateur Miyazaki pour son film Princesse Mononoké, orchidée généreuse et terres désolées de Fukushima… En vitrine, sont aussi exposés les ouvrages dont s’est saisi l’artiste pour aborder, comprendre le Japon. Parmi eux, L’éloge de l’ombre, de Junichiro Tanizaki, l’incite à n’utiliser aucune lumière supplémentaire à celle que lui offrent les décors choisis. Ces clairs-obscurs feront partie d’une oeuvre bien plus vaste que Hakana Sonzai. Pierre-Elie de Pibrac a choisi d’en faire le second volet d’une trilogie consacrée à la résilience.
Le premier projet, Desmemoria, était une immersion au coeur des villages sucriers de Cuba. Dans les plantations qui ont fait l’histoire de l’île, les travailleurs sont de moins en moins nombreux et portent tout le poids d’un héritage teinté de lutte et d’utopie. Pour sa prochaine destination, le photographe a déjà amorcé son processus habituel de documentation et d’apprentissage. Choisie de longue date, elle devait lui permettre de composer avec les mêmes particularités qu’à Cuba et au Japon : une identité culturelle forte née d’une géographie complexe. Et des individus prêts à s’épancher.
Lire : Hakanai Sonzai, par Pierre-Elie de Pibrac, Éditions Atelier EXB, 184 p., 80 photographies couleur et N&B, 55 €
Crédits photographiques : *Hakanai Sonzai #4 © photographie Pierre-Elie de Pibrac, Courtesy Galerie Anne-Laure Buffard Inc.