Parmi les grands photographes ayant documenté la guerre américaine du Viêt Nam, qui ont souvent payé de leur vie cet engagement, Catherine Leroy est une quasi inconnue. Un livre récent, très bien conçu, à la fois autobiographie, carnet de route et récit de formation, permet enfin de découvrir l’œuvre photographique de la jeune aventurière autodidacte.
Au mois de février 1966, Catherine Leroy, âgée de 21 ans, quitte le confort de sa famille au bord du lac d’Enghien, et prend l’avion pour Saigon. Malgré son inexpérience, la frêle jeune fille, qui mesure « seulement 1,52 m et pèse 38 kilos », selon ses dires, a économisé pour s’acheter un appareil Leica M4, dans l’idée d’aller travailler au Viêt Nam en tant que photoreporter. Sa motivation première, semble-t-il, est de laisser derrière la « vie bourgeoise » et d’embrasser une aventure illimitée. Sur place, malgré la « concurrence masculine », la petite Française aux nattes blondes va très vite faire son chemin.
Catherine Leroy (née en 1944, décédée en 2006) n’est pas la seule femme française à avoir documenté la guerre du Viêt Nam. On connaît les photographies de Christine Spengler (née en 1945) et de Marie-Laure de Decker (1947-2023) [1]. Mais le corpus d’images présenté ici est très singulier. Ce livre, bien structuré, laisse aussi entendre la voix attachante de la photographe, grâce à la retranscription de quelque 87 lettres envoyées à ses parents, entrecoupées d’une « narration » personnelle des événements, où la photographe décrit son travail sur un ton distancié. Dans une lettre datée du 8 avril 1966, voici ce que confie Cathy (comme on l’appelle communément), à sa « chère maman » :
« Cela reste la “jungle” à Saigon. Tous les Français journalistes se bouffent entre eux. (…) J’emmerde… et passe pour une garce, tant mieux. Il est très dur d’être considérée en tant que femme à Saigon – deux appellations en vigueur, putain ou garce. »
Plus tard, la photographe free-lance sera prise au sérieux, mais certains feront tout pour la déconsidérer. Ayant obtenu une carte de presse, Cathy accompagne une première opération américaine sur les Hauts-Plateaux, près de la frontière du Cambodge. De retour à Saigon, elle parvient à vendre deux images à l’agence Associated Press, rémunérées 15 dollars pièce. Au terme de cette première mission, la jeune femme, gagnant en confiance, s’achète un deuxième boîtier, un réflex Nikon équipé d’un petit téléobjectif, indispensable au photographe de guerre. Son troisième boîtier, elle le paiera en empruntant à ses parents.

« Je me promène les yeux ouverts, la poche encore légère »
Catherine Leroy n’est pas une inconnue – on l’aperçoit en action sur une image prise par Larry Burrows, grand photographe anglais (disparu dans le crash d’un hélicoptère en 1969 à la frontière du Laos), et Raymond Depardon cite son nom dans certains de ses livres. Cependant, son travail photographique n’a fait l’objet d’aucun ouvrage publié jusqu’à maintenant. Plutôt que de feuilleter ce livre, Un aller-simple pour le Viêt-nam, 1966-1968, en piochant ici et là des images, il est conseillé de lire le texte du début jusqu’à la fin, comme une autobiographie, une sorte de roman de formation – et, bien sûr, pour le témoignage visuel que Catherine Leroy apporte sur certains épisodes marquants de la guerre du Viêt Nam. La plupart des images frappent par leur puissance immédiate. Au plan graphique, beaucoup présentent des niveaux de gris très riches, au rendu optimal, d’aspect presque « moderne ». Les photographies les plus précises, contrastées, correspondent souvent à des moments de calme. Lorsque le chaos approche, que la terre se met à vibrer sous les tirs de mortier, le cadre composé s’affole, la scène est parfois baignée de flou (cf. les célèbres photographies prises par Robert Capa lors du Débarquement en Normandie, le 6 juin 1944, des images toutes tremblées, comme pour mieux exprimer la peur et la confusion).
Après le premier cahier photos viennent les légendes indispensables, puis on lit les premières lettres plus ou moins rassurantes que la jeune femme adresse à ses parents :
« Je n’ai pas vraiment l’impression de travailler. Disons que je me promène les yeux ouverts, la poche encore légère, et que cette vie clocharde, somme toute, me plaît. Et puis zut, quand on est jeune, autant vivre dangereusement. »
Le visage de l’ennemi
Cathy a l’âge des jeunes soldats qu’elle suit pas à pas, ou en rampant, sur le champ de bataille, c’est donc parmi eux qu’elle se fait une place : « Je suis en train de me tailler une réputation de “fer” avec les Marines. » Elle entretient de bons rapports avec certains hauts gradés. Elle, qui épousera plus tard la cause pacifiste, écrit au sujet d’un engagement, en 1967 : « Nous n’avons pas tué un seul Viet. »
D’ailleurs, qui est-il, cet ennemi avec qui on ne fait jamais face ? Lors d’une opération dans le Delta du Mékong, en janvier 1967, Cathy documente enfin la capture de deux jeunes Viêt-Cong, qui émergent d’une eau boueuse. Dans un noir-et-blanc d’une grande clarté, éclate la brutalité de la rencontre, un corps-à-corps animé par la peur des soldats américains, ainsi que l’explique la photographe dans ses notes.
Très vite, Cathy va de succès en succès. Elle parvient à publier dans les magazines Life, Look, Time, Paris Match. Lors de l’assaut de la colline 881, près de Khe Sanh, en avril-mai 1967, la jeune femme saisit des portraits qui lui vaudront le prestigieux prix américain George-Polk, ainsi qu’une publication à la une du New York Times – et elle subit aussi, quinze jours plus tard, de graves blessures, « à la tête, au cou, dans le dos, aux deux bras et aux deux jambes », dont elle se remettra vite.

Dans ces pages, on lit un second compte-rendu minuté, plein d’émotion et de précision : le 2 février 1968, en compagnie du journaliste français François Mazure, Cathy approche à bicyclette de la ville de Hué, alors en proie à l’offensive du Têt. Au milieu des tirs, la voilà capturée avec le journaliste de l’AFP par des soldats nord-vietnamiens :
« Au moins, ces trois hommes étaient réels – on pouvait les voir, les sentir. D’une certaine manière, ils faisaient moins peur qu’un ennemi sans visage, le seul que j’avais connu jusqu’à présent. »
Les deux Français sont libérés et parviennent à rejoindre sains et saufs les lignes américaines. Cathy obtient la couverture de Life, avec un article de six pages. Son scoop : montrer de rares photos en couleur des soldats nord-vietnamiens, saisis dans des poses semi-martiales. C’est ici que la photographe clôt sa période au Viêt Nam. Son récit à la première personne, elliptique, n’explique pas ce départ. L’absence de tout commentaire ou d’analyse, dans le livre, participe à la légère aura de mystère qui entoure la photographe. Catherine Leroy retournera à Saigon en avril 1975, pour saisir quelques images de la chute de la ville, puis elle reviendra une nouvelle fois au Viêt Nam en 1980. Entre-temps, elle a poursuivi sa carrière de photojournaliste, couvrant entre autres la guerre du Liban, pays où elle croise la photographe Christine Spengler.
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Le spectacle de la guerre
Pourquoi s’acharner à photographier la guerre ? Ou, comme le formule Susan Sontag : « Existe-t-il un antidote à l’éternelle séduction qu’exerce la guerre ? Et est-ce là une question qu’une femme posera plus volontiers qu’un homme ? (Sans doute.) [2] » Dans son livre, Devant la douleur des autres (2003), l’essayiste revient sur les positions qu’elle avait défendues avec Sur la photographie (1977), texte devenu un classique du genre. Dans le premier livre, Sontag faisait valoir avec conviction que la banalisation des images de violence entraînait un émoussement des sensations du spectateur, un « engourdissement du sentiment ». En 2003, elle se montre moins péremptoire :
« Quelle preuve avons-nous que les photographies ont un impact dégressif, que notre culture du spectacle neutralise la force morale des images de l’atroce ? »
Sontag s’insurge contre la vulgate associée à la pensée de Guy Debord, et aux réflexions qu’offre Jean Baudrillard sur le simulacre qu’entourerait la production et la diffusion des images :
« Déclarer que la réalité est devenue spectacle relève d’un provincialisme stupéfiant. »
Dans certains coins du monde, les guerres sont bien réelles. Les images existent. Un peu plus bas, Susan Sontag offre une sorte de défense de la position d’une personne telle que Catherine Leroy, partie au Viêt Nam à l’âge de la majorité, avec son appareil photo :
« En fait, tourner en dérision, en les taxant de “tourisme de guerre”, les efforts de ceux qui témoignent des conflits en se rendant sur place est une posture si souvent adoptée qu’elle contamine aujourd’hui le débat relatif à la profession de photographe de guerre. »
« Un moment glacé d’éternité silencieuse »
On pourrait faire valoir que, dans nombre de ses photographies, Catherine Leroy reproduit une certaine typologie classique, s’agissant de l’iconographie de la guerre du Viêt Nam : un univers autoréférentiel, où les corps et les visages sont américains, en proie à une douleur « américaine », et où les rares Vietnamiens figurent le plus souvent comme des villageois apeurés, des réfugiés sans toit. Pour illustrer l’héritage durable de la violence de la guerre, au Sud et au Nord, on peut préférer les images calmes prises par Marc Riboud, par exemple, dans la profondeur des campagnes, l’intimité des intérieurs vietnamiens, à la même époque [3].

Au cours de son premier rendez-vous chez Associated Press, à Saigon, Catherine Leroy avait été formelle : pas pour elle, les scènes de la vie quotidienne. Elle voulait aller au front, photographier le feu de la guerre. Les images présentées dans ce livre attestent sa bravoure, son engagement, et l’indéniable force de son travail photographique. Lors d’un témoignage capté a posteriori, la photojournaliste explique, mieux que personne, la nature et les limites de son art :
« Toutes ces images ont été faites dans la fureur, le bruit et le fracas des explosions, et le hurlement des blessés. Je crois qu’aucune image que l’on regarde ne peut traduire le cri des blessés, l’odeur des cadavres. Quand on regarde ces photos, c’est un moment glacé d’éternité silencieuse. Ça ne retransmet absolument pas la violence, la folie et la peur [4]. »
Dans cet extrait radiophonique, Catherine Leroy parle d’une voix si douce, d’un ton presque enjoué, de ces « moments glacés d’éternité silencieuse » qu’elle a su saisir au cours de ses trois années passées au Viêt Nam, engagement dont elle était fière, et qui possède désormais, grâce à ce livre, une présence durable parmi nous.
Catherine Leroy, Un aller-simple pour le Viêt-nam, 1966-1968, Paris, Atelier EXB, 240 p.
[1] Marie-Laure de Decker a fait l’objet d’une récente rétrospective à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris (juin-septembre 2025).
[2] Susan Sontag. Devant la douleur des autres, traduit par Fabienne Durant-Bogaert, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2004, 2010, 2022.
[3] Cf. l’exposition récemment organisée au musée Guimet, « Marc Riboud, photographies du Vietnam, 1966-1976 », mars-mai 2025.
[4] Témoignage diffusé dans le cadre de l’émission Catherine Leroy, un regard oublié, podcast « Toute une vie », 58 minutes, France-Culture, 2022 (disponible à l’écoute).






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