En 2023, un partenariat stratégique entre la France et la Mongolie a été signé. La France compte aujourd’hui parmi les «Troisièmes voisins » de la Mongolie. Mais que connaît-on de ce pays ? Les éditions Jentayu ont publié début 2024 la traduction du chef d’œuvre de Gün G. Ayurzana, La légende du chaman. Louis Raymond a lu ce livre qui transporte le lecteur sur les bords du lac Baïkal, auprès des chamans bouriates.
Tengis est un jeune homme mongol qui décide, aussi bien par curiosité que parce qu’il est un peu perdu dans sa vie, de s’installer sur les bords du lac Baïkal, dans la République de Bouriatie, frontalière de la Mongolie, aux confins de la Fédération russe.
Il y fait la connaissance d’une anthropologue canadienne qui travaille à un livre sur les chamans bouriates, Reggie, et ils tombent amoureux. Son terrain de recherche terminé, Reggie retourne au Canada mais Tengis, lui, décide de rester, pour devenir l’assistant de Khagdai, l’un des chamans bouriates les plus respectés, afin de percer les secrets des « ongods », les esprits, ainsi que du rocher Burkhan sur le lac Baïkal, où il a entrevu son destin.
La légende du chaman, du romancier Gün G. Ayurzana, est un livre qui « a marqué toute une génération de lecteurs en Mongolie », si l’on en croit la quatrième de couverture, à sa publication à la fin des années 2000.
La traduction en français de Munkhzul Renchin, parue en 2024 aux éditions Jentayu, permet aux lecteurs francophones de prendre la mesure de l’importance qu’a pu avoir ce livre pour les Mongols, les Bouriates et plus largement, pour les ethnies dites « minoritaires » au sein de l’Union soviétique : dans cette fresque historique puissante et émouvante, le chaman Khagdai incarne, au sens propre comme au sens figuré, quelque chose de bien plus grand que lui.
De l’anthropologie à la tragédie
Il est possible de lire ce roman sous deux angles différents, qui n’en sont pas moins complémentaires. La première approche du texte, pour un lecteur français – un lointain étranger, donc – qui ne dispose que de vagues connaissances sur la région, est celle de la découverte d’une géographie et de pratiques cultuelles et religieuses.
Il y a le chamanisme, d’abord, qui progressivement renaît depuis les années 1990. Le livre permet de toucher du doigt un culte et de le comprendre, des pratiques de guérison et désenvoûtement jusqu’aux transes après ingestion de champignons hallucinogènes. Et ce, dans une langue qui reste largement accessible, ce qui est à mettre au crédit de la traductrice.
A mesure que Tengis observe Khagdai qui chamanise, et que le rocher Burkhan s’obstine à ne pas s’ouvrir à lui, le texte fait apparaître des images et des paysages. On survole le grand lac gelé, on plane au-dessus de vastes steppes, on entre dans des foyers démunis, dans des villes qui sont si périphériques qu’elles semblent oubliées de tout, sauf de la discipline idéologique du communisme.
Car la deuxième approche possible du texte est historico-politique : Gün G. Ayurzana restitue sans concession l’assimilation forcée et la « bolchevisation » des Bouriates, dans laquelle l’interdiction du chamanisme – et donc du lien avec les esprits des ancêtres – eut un rôle central. Tout cela est raconté à travers le récit autobiographique du chaman Khagdai, tel qu’il le confie à Tengis.
Là, lorsqu’il évoque l’envoi des chamans au goulag ou le sort qui leur était fait dans les hôpitaux psychiatriques soviétiques, le roman émeut, glace, révolte même. Les Bouriates, qui sont aujourd’hui la chair à canon envoyée par l’armée russe dans la guerre en Ukraine, ont été au 20ème siècle opprimés et assimilés de force. Khagdai est une figure tragique, et sa survie, puis le retour des chamans aujourd’hui, ressemble à une lueur d’espoir.
Quête initiatique
Tengis s’efface, dans une bonne partie du livre, pour laisser la place à son maître Khagdai, mais il finit par revenir sur le devant de la scène. La légende du chaman est un roman initiatique : le jeune Mongol débarqué en Bouriatie du premier chapitre doit faire des choix et les assumer, pour construire son existence.
Il symbolise en quelque sorte l’héritage culturel, la transmission, mais dans un contexte particulier, qui est celui du « retour » du phénomène religieux dans l’Asie de la fin du 20ème siècle et du premier quart du 21ème : d’Oulan-Bator à Ho Chi Minh-Ville, en passant par Séoul ou Taipei, des jeunes gens modernes en tous points, diplômés, polyglottes et intégrés à l’économie mondialisée, se réapproprient la religion de leurs ancêtres, tout en transformant cette même religiosité, en la rendant plus « light », plus compatible avec leur modernité.
Que fera Tengis, lorsque Khagdai ne sera plus de ce monde ? Lorsque Reggie reviendra ? Va-t-il reprendre sa vie d’avant, ou bien continuer à marcher dans la neige ? Ce magnifique roman venu des bords du lac Baïkal pose à travers ses personnages une interrogation universelle : peut-on rester fidèle à ce que l’on est, et si c’est le cas, à quel prix ?
Gün G. Ayurzana. La légende du chaman. Traduit par Munkhzul Renchin, Editions Jentayu, 2024, 238 p.