Christophe Challange est artiste et enseignant en art. Son père est originaire de la ville de Cần Thơ, dans le delta du Mékong, et il a lui-même enseigné quelques années à l’université de Cần Thơ avant de se passionner pour la culture fruitière dans la province de Bến Tre. Il a passé beaucoup de temps à arpenter le delta et est l’auteur d’articles en son nom propre ou en collaboration sur cette région qui nourrit le Việt Nam. Il nous fait part de sa passion pour un territoire finalement peu connu de ce pays.
Un jour, mon oncle m’a parlé des terres du delta comme d’une véritable corne d’abondance, d’un paradis pour l’homme. Il se remémorait ses parties de pêche dans les rizières et ses chasses à la grenouille. A cette époque, cette nature-là était foisonnante. Les jardins fruitiers et les plaines de riz nourrissaient cette région de l’ouest, ce Miền Tây, mais aussi une partie du pays. Pour ma part, dans un premier temps, ces îles ou portions de terre reliées entre elles par des ponts, ces liaisons fluviales et routes arborescentes, ces chantiers permanents, ces constructions multiformes et ces lieux de culte colorés étaient des éléments propices à mon imaginaire et au voyage.
Le réseau de communication s’appuyait alors sur un vaste dédale de canaux et de rivières, plus de 4000 km, alimentant ainsi chaque province mais aussi chaque parcelle de terrain agricole. De ce territoire si singulier, l’écrivain Sơn Nam, lors ma rencontre avec lui à la terrasse d’un café, évoquait alors le terme de civilisation fluviale.
Ce vieux sage avait ses aises dans ce quartier d’Hô-Chi-Minh-Ville. La jeune serveuse connaissait les habitudes du vieil érudit et lui apportait son café sans le moindre signe de sa part. Une cigarette entre ses doigts fins, il poursuivait son récit sur cette région, dont il avait la nostalgie. Cela se voyait. Il était ici, au milieu d’un flot de motos et de véhicules en tout genre, à disserter sur la nature et l’apport de la littérature à ce milieu hors des grands axes de culture et de recherche. Cet attachement profond, il le revendiquait jusque dans le choix de son nom d’auteur : Sơn Nam, montagne du sud, en référence à ces sept montagnes qui jalonnent la plaine qui mène vers la frontière cambodgienne. Ces protubérances si singulières au milieu d’un espace horizontal sont des points de repères mais aussi des lieux sacrés. Ces lieux lointains et perdus, « vùng sâu, vùng xa », sont bien loin d’Hô-Chi-Minh-Ville, d’Huế, l’ancienne capitale impériale ou encore d’Hà Nội , la capitale. Sơn Nam poursuivait son récit. Il me faisait remarquer les prénoms féminins donnés aux ponts dans la région. Sa pensée dérivait ensuite au cœur de la forêt immergée de U-Minh, non loin de Cà Mau, à l’extrême sud. Mais ce que l’écrivain voulait aussi me faire comprendre, c’était que ces terres chargées d’alluvion, ce « Phù Sa », étaient d’une diversité incroyable et pour celui ou celle qui osait s’y aventurer un temps, un océan de richesse.
« Il faut au moins cinq ans, me dit-il avec un petit sourire en coin, pour comprendre le delta. »
J’y ai vécu un bon paquet d’années et je suis, me semble t-il, bien loin du compte.
Vu d’en haut, c’est une longue chevelure qui s’étend sur un corps verdoyant. Il faut parcourir ce territoire, se détacher de la carte, pour sentir, renifler et voir l’espace à hauteur d’homme. Sur cet espace divisé administrativement en treize provinces sont tracés des canaux, des pistes, des chemins, des routes puis, désormais, des ponts gigantesques enjambant les bras du Mékong pour laisser place à la civilisation du réseau routier. Ce vaste réseau de communication s’appuie sur une dynamique des échanges, sur les marchés, centres vitaux des villages, et d’une myriade de boutiques le long des routes. Cela m’évoque souvent un système arborescent avec le fleuve Mékong comme pièce centrale du décor. Ce Sông Cái, comme il est souvent nommé ici, le grand fleuve, étend ses milliers de fils d’eau boueuse jusqu’à la mer. L’eau est nourricière et vectrice d’échanges. De fait, la représentation du delta du Mékong peut s’avérer bien plus complexe qu’un simple cliché tant se juxtaposent des identités multiples (culturelles, confessionnelles et géographiques). Pourtant, nous parlons bien des « gens du delta », « Người Miền Tây », qui, au-delà de cette diversité, forment un ensemble bien identifié.
C’est un territoire qui fascine et qui attire. A Hô-Chi-Minh-Ville, de jeunes voisins s’étant installés à la ville pour le travail me parlaient de leur désir de revenir dans la région de Bến Tre, auprès de leurs parents, pour vivre de la culture fruitière. Ce besoin de retour aux sources mais aussi de quitter les grands centres urbanisés et saturés se fait entendre de plus en plus, notamment depuis la crise sanitaire du Covid-19.
Le développement rapide des zones urbaines sur le paysage agricole peut laisser perplexe plus d’un observateur. J’ai assisté à la construction des grandes artères, aux déplacements, littéralement brique par brique, des habitations et de ses occupants. On plaisantait alors en disant que l’on ne savait pas quelle route on allait trouver à notre réveil pour aller au travail. A l’image de ce delta, tout est mouvant. Et les nouveaux quartiers proposent désormais des rangées de logements uniformes. On déverse du sable sur ces zones humides avant de napper le sol d’une couche de bitume. La vie s’y installe malgré tout.
Cependant, sous ce climat tropical, la végétation prolifère aussi. La nature du sol et l’histoire de l’activité humaine ont fait que les productions agricoles varient selon les provinces. Ainsi, ces zones se repartissent entre une vaste production fruitière et horticole, des plaines inondées, des rizières ou encore des espaces réservés à l’élevage de poissons, de crevettes ou de crabes. Il faut s’arrêter dans les différentes échoppes pour comprendre aussi la diversité culinaire de la région et de ses provinces ; mets et saveurs offrent des résonances à l’Inde, au Cambodge, à la Chine mais aussi à la France. De plus, la multitude de plantes comestibles poussant sur les berges du fleuve donne une tonalité tout à fait singulière à ces plats. On se présente souvent par sa région natale et mettre, de fait, en avant son particularisme. Une spécialité fait souvent office d’étendard pour une province. En visite sur la ville de Sóc Trăng , je ne pouvais repartir sans les fameux Bánh Pía – gâteau fourré à la pâte de durian – emblème local et dont l’usine trône à l’entrée de la ville.
Qui a déjà plongé ses mains dans cette terre, sans cailloux aucun, qui vous donne la sensation de progresser dans une motte de beurre, en garde pour toujours le souvenir. En observant ces sols, on devine la fertilité et la charge de nutriments qui font du delta du Mékong un espace unique. C’est sans doute cela qui m’a poussé à avoir mon propre terrain fruitier. L’espace imaginaire devenait alors un espace concret, à soi. Une surface sur laquelle on cultive, on expérimente. De plonger ses mains dans la matière même du sujet. L’aventure a débuté il y a un peu plus de cinq ans maintenant lorsqu’on m’a proposé un terrain situé entre les deux grands bras du fleuve Mékong, Le Tiền et le Cổ Chiên. Cette région est justement nommée Miệt Vườn, soit littéralement « la zone des jardins », tant cette portion de terre et d’eau cristallise une partie de la production fruitière et horticole du sud du pays. Véritable jardin à ciel ouvert, les essences multiples, les plantes et les fleurs ornementales occupent l’espace des bords de route et entourent les maisons. « Cây cau trước ngõ, bụi chuối sau nhà » dit le dicton local : il faut mettre les plantes décoratives devant la maison et les plantes nourricières derrière celle-ci. Dans la région, les jardins fruitiers, selon leurs surfaces, sont soit le revenu principal d’une famille ou servent alors de petit complément ; les personnes cumulant alors plusieurs emplois.
Nous avons planté tant de différentes variétés que notre terrain, à l’image de ces jardins du XVIIIe siècle, se transforme au fur et à mesure en jardin de curiosité. Les arbres fruitiers côtoient les plantes d’ornementations qui, selon leur développement, serviront de bordure et apporteront de l’ombre pour le sol.
Nous constatons, depuis quelques temps déjà, dans la région, que la production du durian explose suite à une forte demande. Les fruiticulteurs n’hésitent pas à arracher leurs derniers pieds de ramboutan (peu rentable) pour planter du durian. La réussite de certains producteurs avec ce fruit, comme un agriculteur de la province de Tây Ninh que la presse surnomme «le patron» ou «le milliardaire du durian», fait rêver nombre de petits agriculteurs, mais force est de constater que la réalité est toute autre. Même si l’arbre peut en effet rapporter gros (notamment pour certaines variétés) il faut tout de même attendre 5 à 6 ans pour avoir une production qui arrive à maturité. Sans parler des problèmes de maladies auquel l’arbre est sujet.
A la maison, il arrive souvent de se partager des fruits entre voisins. Le plaisir de la dégustation partagée est aussi un moyen de créer du lien social, tout comme celui de parler des saveurs ou pour échanger des expériences. Mais le partage du fruit est aussi l’occasion de partager ses souvenirs, ceux d’un durian par exemple, que l’on aurait mangé quelque part dans un verger ignoré de tous. Ce roi des fruits, il est vrai, a une puissance telle qu’il est toujours accompagné d’une certaine fascination et le jour de la récolte se fait avec une grande fébrilité avant d’être livré au marché de gros le plus proche.
Dans mon jardin, lorsque je regarde ces plantes et ces arbres – dont certains portent encore les stigmates des perturbations récentes – , je ne peux m’empêcher d’être en proie à un bon nombre de questions. La région apparaît bien fragile face au changement climatique et, malgré la résilience de sa population, ne semble pas prête à faire face aux problèmes qui s’annoncent. La salinisation des sols due à la remontée des eaux de mer dans les cours d’eau affecte de manière majeure et rapide les productions agricoles. L’eau salée remonte désormais jusqu’à 80 kilomètres à l’intérieur des terres lorsque se conjuguent fortes marées et bas débit du fleuve. A terme, certaines espèces n’y survivront pas, dont le durian. De plus, les fortes sécheresse de ces dernières années, notamment due au phénomène El Niño et aux retenues d’eau en amont du fleuve, posent le problème de l’accès à l’eau potable pour les petits villages. A contrario, les fortes pluies entraînent des inondations spectaculaires dans des villes souvent noyées pendant plusieurs jours. L’artificialisation des sols, conséquence de l’extension urbaine en périphérie des villes, est aussi en cause dans ce bouleversement rapide qui menace un écosystème déjà bien malmené.
Tout le monde a conscience aujourd’hui que le delta est menacé et qu’il faut le protéger, mais personne ne sait comment s’y prendre. Doit-on en faire une zone protégée, avec des règles strictes, qui permettrait la protection des mangroves et le reboisement le long des traits d’eau ? J’ai bien peur aujourd’hui que cette corne d’abondance dont me parlait mon oncle, finisse par disparaître, et qu’il n’y ait plus nulle part de jardin à cultiver.
Sơn Nam (1926-2008) est un écrivain vietnamien qui a consacré sa vie à décrire les multiples facettes de l’histoire, de la culture et de la vie quotidienne du delta du Mékong. Ecrivain prolixe, son œuvre est composée essentiellement de recueils de nouvelles et d’écrits de recherche. Sơn Nam est devenu une figure marquante du Việt Nam méridional.
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