Le mois de mars 2024 marque l’anniversaire des dix ans du mouvement des Tournesols à Taipei, un soulèvement étudiant pendant lequel le parlement taïwanais fut occupé pendant près de trois semaines en protestation contre un accord commercial avec la Chine populaire. Thomas Riondet, alors étudiant, se trouvait sur place. Il nous livre son témoignage dans un reportage photo qu’il avait réalisé à l’époque.

Le 18 mars 2014, un accord commercial controversé entre la Chine et Taïwan doit passer en procédure de ratification accélérée au Yuan législatif, le parlement taïwanais. Portant sur les services, l’accord est discuté depuis un an. Les débats sont vifs car il comporte une mesure polémique : le texte prévoit de faciliter les investissements chinois dans des secteurs stratégiques comme la publicité, l’édition ou encore les médias. Ce qui fait craindre une ingérence accrue de la Chine populaire dans la vie politique et sociale de l’île de Formose. Le gouvernement du Kuomintang (KMT) de Ma Ying-jeou, président réélu pour un second mandat de quatre ans en 2012 est favorable au rapprochement avec le continent et il entend faire passer le texte en force. L’opposition du DPP souhaite au contraire un examen attentif de chaque article et clause de l’accord. 

Mais les deux grands partis institutionnels sont ce jour là débordés par un mouvement étudiant qui, mobilisé contre l’accord commercial avec la Chine, occupe de force mais pacifiquement le parlement taïwanais. Les étudiants sont rapidement rejoints par des contestataires de divers horizons qui voudraient faire entendre les voix taïwanaises pour lesquelles le rapprochement avec le continent n’est pas une solution d’avenir. On appellera ce soulèvement, le mouvement des Tournesols, la fleur étant l’emblème de la contestation. Cette année-là, j’effectuais un séjour de recherche à Taipei. De ma perspective de jeune étudiant français, j’ai eu la chance d’assister à cet événement historique pour l’île de Taïwan.

 Une jeunesse révoltée mais pacifique

Première visite, le 25 mars 2014. Je fais un détour par le quartier du Yuan législatif avant de rentrer chez moi. A peine sorti des transports en commun, je suis accueilli sur le trottoir opposé au bâtiment central du Parlement, par des bannières en anglais. Une foule très nombreuse converge dans la rue adjacente au bâtiment.

Je suis d’abord surpris par la masse de gens, non seulement le bâtiment est occupé, les bancs des législateurs transformés en centre d’hébergement improvisé d’une jeunesse révoltée, mais toutes les rues entourant le bâtiment sont désormais emplies d’une foule également tout aussi juvénile. Les protestataires sont assis, debouts, et mangent sur des stands improvisés. Ils discutent avec les journalistes venus très nombreux, collent frénétiquement des affiches parodiques, font passer des vivres par les fenêtres du bâtiment, ou se regroupent autour de petites tentes dressées par les mouvements indépendantistes qui distribuent volontiers tracts, drapeaux, livres et casquettes. Je ne constate aucune violence, la police barre les issues principales en formation serrée derrière de grands boucliers en plexiglas, il n’y a ni armes à feu de sorties, ni camions blindés menaçants, ni gaz lacrymogènes, ni armures de plaque protégeant les fonctionnaires de police, qui sont là, simplement vêtus de bleu, stoïques face à leur devoir et sans réaction devant les tribuns qui se suivent sur une petite estrade improvisée devant la porte principale du Parlement.

En faisant le tour du bâtiment du Parlement, on constate déjà une certaine efficacité dans l’organisation du mouvement avec ses affiches, slogans et musiques. De nombreux stands  sont installés et plusieurs vidéoprojecteurs disposés en plein milieu de la rue pour retransmettre un direct-live de l’intérieur du Yuan législatif. La foule est assise tranquillement et regarde l’Histoire en train de s’écrire, projetée sur une toile blanche.

Des protestataires conscients d’écrire l’Histoire

Deuxième visite, le 2 avril 2014, libéré de mon travail de recherche, je choisis de prendre plus de temps pour retourner voir l’évolution de ce qui devient un carré de ville aux airs d’auto-gestion. J’y vais donc en milieu d’après-midi pour observer d’éventuels changements. L’installation s’est professionnalisée, je croise nettement plus de protestataires revêtus de gilets à slogans, de vestes de partis. Beaucoup plus de tentes ont été installées dans les rues, preuve que la foule n’a pas voulu se disperser, mais s’est renforcée dans la durée, organisant le siège du bâtiment de jour comme de nuit, dans une ambiance très enthousiaste où l’on se dit peut-être que les choses resteront ainsi. Je me balade dans le quartier, remontant la grande avenue menant au palais présidentiel, l’avenue est totalement bloquée par un barrage de police. 

De même, les ministères avoisinants sont totalement verrouillés et protégés par des barrières anti-émeutes couvertes de barbelés. Ces installations de contrôle de foule ont également pris en importance autour du Parlement, le mouvement semble plus cadré désormais, ce qui renforce encore le sentiment d’une révolte parfaitement maîtrisée par les deux camps, curieux paradoxe. 

De nombreux jeunes prennent des micros disponibles pour s’adresser à une section de la rue, on voit le tournesol comme symbole, désormais omniprésent, du mouvement. Il y a un phénomène de patrimonialisation qui s’enracine dans le mouvement, les protestataires sont bien conscients d’écrire une partie de l’Histoire, en dehors des institutions, et on voit affichées en public des photographies grande résolution de la prise du parlement la semaine précédente. Des affiches et pétitions en anglais, toujours plus nombreuses, interpellent l’opinion internationale. Les élans de solidarité avec Hong Kong sont évidents (six mois après l’occupation du Parlement de Taipei, le mouvement des Parapluies mobilisera la jeunesse hongkongaise). De nombreux posters présentant des illustrations et designs originaux créés pour l’événement, sont accrochés aux barrières anti-émeutes. Les passants y inscrivent divers messages, ou gribouillis sur des visages honnis, comme celui du président Ma Ying-jeou. 

Des artistes dessinent et distribuent des tournesols, certains groupes d’étudiants se forment pour réviser leurs examens assis sur des tapis de fortune au milieu de la route. La nuit tombe et je retourne vers mon logement. En quittant les alentours du Parlement, je passe devant de nombreux tas de sacs-poubelles, déchets en tous genre rassemblés dans des coins de rues : cartons de vivres éparpillés, piles de livres politiques rassemblés sur des petits stands, et même un petit coin bibliothèque dans lequel j’hésite presque à me vautrer pour feuilleter les mangas qui semblent mis à disposition des passants.

La force d’une société libre

Troisième visite, le 10 avril 2014, je n’ai que la soirée à ma disposition alors je retourne au village des tournesols. La foule est là, plus nombreuse que je ne l’avais encore jamais constaté, beaucoup sont debouts, un grand discours est retransmis sur les vidéoprojecteurs. Les gens chantent, tendent des tournesols à bout de bras vers le ciel où des drones survolent l’agitation relative en libérant quelques flashes lumineux irréguliers vers la foule. 

De nombreuses chaises sont installées pour les plus âgés, les jeunes restant sur le bitume, l’heure semble à la contemplation de l’œuvre accomplie. Le président du Parlement, après avoir initialement invité le Président Ma à négocier avec les protestataires, annonce ce jour la programmation d’une loi-cadre qui évitera donc une ratification sans débat démocratique. De ces vingt-quatre jours d’occupation, la revendication essentielle aura été le débat démocratique. Au-delà de toute hostilité vis-à-vis du continent ou de son impérialisme dénoncé, les Taïwanais ont été pendant ces trois semaines les yeux rivés sur leur société, pour défendre ce qu’ils considèrent comme une norme démocratique face à une entreprise d’influence évidente. 

En jugement a posteriori, au vu du résultat de cette occupation et de l’alternance politique au palais présidentiel obtenue en 2016, ce sursaut démocratique aura donné une force et une vision de sa force à une société libre. Il m’a semblé presque incroyable qu’au milieu de telles passions politiques, débats sur les enjeux de souveraineté de l’identité nationale et de la défense contre l’irrédentisme de Pékin, qu’aucun chaos ne soit venu gâcher et emporter cette résistance de l’espoir. À ce jour, cette occupation reste l’occupation la plus longue d’un Parlement par ses citoyens, en même temps qu’une première dans l’histoire de la « belle île ».

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Thomas Riondet est diplômé de Sciences Po Lyon où il a étudié le monde japonais et travaille aujourd'hui dans la production cinématographique.

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