Dans le deuxième article du dossier que les Cahiers du Nem consacrent à Duong Thu Huong, Jeanne Pham Tran s’est intéressée à la façon dont l’écrivaine vietnamienne parle des corps, des sentiments, du désir et de l’indicible, dans un contexte donné : celui du communisme vietnamien. L’article est illustré par des photographies de Maika Elan, dans la série The Pink Choice, qui a eu la gentillesse de nous accorder les droits de reproductions. Photographe vietnamienne née en 1986, elle a reçu le prix World Press Photo pour cette série en 2013.
Son œuvre romanesque est flamboyante et engagée, à l’image de sa vie. Duong Thu Huong fait partie de ces femmes puissantes, de ces artistes inspirantes qui vous entraînent dans leur univers comme une tempête, avec générosité et passion. Elle ne sépare jamais l’écriture de la vie. Bien qu’elle ne se revendique pas comme une écrivaine féministe, son militantisme politique et ses écrits n’ont de cesse d’aborder la condition des femmes, les injustices sociales et le système patriarcal, leur désir d’émancipation et leur exploration de la sexualité. Ses personnages féminins sont complexes, indépendantes, désirantes, parfois scandaleuses.
La plume et l’imaginaire sont ses armes de combat. Chez Duong Thu Huong, l’écriture est politique, et ce politique passe par l’intime. Ils sont imbriqués. D’un côté, le politique cherche à contrôler l’intime, les libertés individuelles, l’expression, la vie sexuelle, la famille… De l’autre, écrire l’intime peut avoir une valeur hautement subversive dans le contexte vietnamien qui est le sien.
Écrire l’amour au temps du communisme
La question de l’amour aux prises avec la morale politique est un leitmotiv des romans de Duong Thu Huong. Ses personnages doivent souvent choisir entre l’amour et le devoir dicté par la loi communiste et les traditions ancestrales. L’amour est souvent présenté comme un sacrifice, une souffrance, voire un interdit. Et s’ensuit un conflit tragique entre ce qui meut le cœur des êtres et ce que prescrit la société. Des dilemmes cornéliens étreignent les personnages. Comment aimer en restant fidèle à ses idéaux ? L’amour peut-il surmonter les obligations sociales, s’affranchir du poids des traditions, triompher des désillusions ?
La plupart des personnages des romans de Duong Thu Huong se heurtent à la violence et à l’oppression de la morale communiste qui va jusqu’à dicter la vie privée, intime et amoureuse des individus. C’est le cas du « président » dans Au Zénith : alors qu’il est éperdument amoureux d’une jeune femme, ses collaborateurs l’empêchent de vivre avec elle au nom de l’honneur du Parti. Bien plus qu’un roman politico-historique, Duong Thu Huong nous fait pénétrer dans les méandres de l’âme humaine, au plus près des sentiments et des tourments de « l’oncle de la nation ». N’est-il pas un homme comme les autres, tiraillé par des désirs ordinaires ? L’écrivaine dénonce la façon dont le vieil homme se retrouve, au soir de sa vie, le cœur brisé par le pouvoir inhumain qu’il a lui-même contribué à édifier. Dans l’obscurité de sa chambre, seul face à son assiette, rongé de cauchemars, Hô Chi Minh souffre : « Tous les chemins le ramènent à son propre enfer. Il n’y a plus d’échappatoire. Le président émet un cri, vite étouffé par peur d’être entendu par ses gardes. Son cœur, rempli de sang, bat lourdement. Il perçoit dans son rythme pesant chaque contraction accablante. (…) Pourquoi suis-je perpétuellement angoissé et plongé dans des regrets infinis ? Pourquoi suis-je continuellement torturé par mes souvenirs ? » Mettre ainsi à nue l’âme du « père de la nation » est un acte blasphématoire pour le parti communiste qui a toujours construit l’image d’un demi-dieu, d’un saint entièrement au service de son peuple et dénué de toute passion.
De même, dans Les Paradis aveugles, on voit un couple contraint de se séparer du fait de leur appartenance sociale. Tôn, le mari, est jugé par la famille de son épouse, Quê, comme un propriétaire foncier, un exploitant, un esclavagiste coupable d’avoir hérité de quelques arpents de rizière. La lutte des classes s’immisce jusque dans l’intimité des familles, et va jusqu’à détruire le jeune couple. Tandis que Quê est dévastée de douleur, son frère la sermonne : « Si tu continues d’avoir des relations avec les propriétaires fonciers, on me dénoncera sûrement aux échelons supérieurs. Cela nuira certainement à mon autorité, à ma respectabilité… (…) Ne sois pas égoïste. Tu dois penser aux intérêts de notre classe.(…) Réfléchis bien. D’un côté, un avenir radieux guidé par la révolution. De l’autre, l’exclusion des rangs de la révolution, la relégation au sein des ennemis du peuple… »
L’héroïne de Terre des oublis, Miên, est déchirée entre deux hommes : son premier mari Bôn parti combattre quatorze ans auparavant, qu’elle croyait mort et qui revient en héros de la guerre contre les Américains, et son second mari Hoan, un riche propriétaire terrien dont elle est profondément éprise et avec qui elle a eu un fils. Comment trancher entre la loyauté, la morale dictée par la société et l’amour qui l’anime ? Encore une fois, les personnages sont pris en étau dans un système impitoyable, où on a l’impression que toute velléité de vie heureuse est proscrite. Miên a pris la décision de retourner sous le toit de son premier époux, mais ses nuits tournent au cauchemar : « Après avoir vécu avec lui pendant près d’un quartier de lune, elle n’eut plus la force de supporter ses baisers passionnés et malodorants, elle l’avait repoussé hors du lit et elle avait violemment vomi. Depuis, Bôn n’ose plus l’embrasser sur la bouche. Il se contente de plaquer son visage sur son bas-ventre pour y déverser son amour brûlant, misérable. Miên en éprouve un mélange de pitié et d’horreur. Pourquoi le ciel les a-t-il condamnés tous les deux à cette malédiction ? »
Personnages d’Au-delà des illusions, Linh et Nguyên formaient un couple très épris l’un de l’autre jusqu’à ce que Linh découvre la vérité sur son mari, celui qu’elle croyait être un honnête journaliste s’avère en réalité un vulgaire fonctionnaire au service de la propagande du Parti, un traître à ses yeux. Soudain, la passion qu’elle éprouvait pour lui se transforme en dégoût et en mépris : « Sur le plan purement intellectuel, elle a commencé à voir la complexité de l’existence, à pardonner à Nguyên. Mais en son âme, l’éclat des idéaux de son adolescence a réduit en cendres l’image de Nguyên. Son amour est mort, plus rien ne peut le ressusciter. »
La plupart des romans de Duong Thu Huong auraient pu être intitulés « Illusions perdues », et ce n’est pas le seul hommage qu’elle rend à l’auteur de La Comédie humaine. Avec Balzac, elle partage un style emphatique, une prose énergique, une abondance de descriptions, un regard aiguisé et critique sur son époque. À sa façon, l’œuvre de Duong Thu Huong est une « Comédie humaine vietnamienne ».
Écrire le désir et la sexualité
Par la littérature, Duong Thu Huong fait du désir et de la sexualité un geste politique. Dans le Vietnam des années 1980 où elle commence à écrire, parler de l’intime est un acte anticonformiste. On peut en cela la rapprocher de Pham Thi Hoai, la romancière de La Messagère de cristal, qui offre une critique mordante de la société vietnamienne d’après-guerre, une période marquée par un régime communiste intransigeant, des conflits générationnels et des désillusions amères face aux idéaux révolutionnaires bafoués. Ces deux romancières ont bouleversé la littérature vietnamienne de la fin du XXe siècle, portant un regard incisif sur l’hypocrisie du système, sur la société patriarcale et autoritaire. D’ailleurs, elles ont toutes les deux été vivement critiquées, voire censurées, au Vietnam et contraintes de s’exiler.
La sexualité est racontée par Duong Thu Huong avec sensualité et crudité, mais aussi avec sa complexité et ses contradictions : de la naissance du désir chez deux jeunes gens à l’impossibilité de jouir, de l’hétérosexualité à l’homosexualité, de la sexualité féminine à la sexualité masculine, de l’érotomanie à la sexualité tarifée… Autant de récits considérés comme « déviants » dans la société vietnamienne corsetée par la loi communiste dans laquelle la sexualité est associée à une expression personnelle et à une décadence morale.
La naissance du désir sexuel est décrite dans Sanctuaire du cœur quand deux jeunes adolescents, Bé et Thanh, elle prostituée et lui gigolo, se rencontrent dans une maison close et découvrent ensemble le plaisir des corps : « Ils n’eurent pas beaucoup de temps pour deviser. Leurs jeunes corps brûlaient de désir. Des vagues d’extase les attiraient l’un vers l’autre, les invitaient pour un voyage vers l’horizon. Elles les immergeaient, les ramenaient à la surface pour enfin les déposer au sommet de la houle, une houle immense et douce qui les berçait dans une félicité parfaite. Après l’amour, elle s’allongea sur lui, les deux bras le long des siens, ses orteils chatouillant ses jambes. Il était plus grand qu’elle. Quand elle s’étendit sur lui, il eut le sentiment de devoir protéger un cristal précieux. Le soleil de l’après-midi, traversant le feuillage des caïmitiers, se reflétait sur sa nuque et son léger duvet se métamorphosa en paille d’or. (…) Ils restèrent ainsi, dans un demi-sommeil, plongés dans un bonheur extatique. »
Provocation dans un État communiste et confucéen, Duong Thu Huong valorise souvent la puissance sexuelle des femmes. Au lieu d’en faire des traînées, elle en fait des femmes fortes, attirantes, flamboyantes. Dans Terre des oublis, Miên est décrite comme une femme fatale, irrésistible, presque, aux yeux de Bôn : « Plus elle s’éloigne de lui, plus le parfum de sa chair reflue, poussé par le vent, toujours plus dense, plus excitant. Mais Miên est une espèce spéciale de paon ou de faisan. Ces oiseaux font miroiter leurs attraits charnels dans la splendeur multicolore de leurs plumes. Elle, elle propage une électricité paradisiaque dans l’espace environnant, le transforme en un champ magnétique imprégné de l’odeur de sa peau, de sa chair, de son haleine, du parfum légèrement acide de la sueur qui mouille sa nuque, ses aisselles. Miên est déjà au bas des marches du perron, mais les effluves érotiques mêlés aux senteurs de la fleur de basilic agrafée à son chignon saturent encore l’espace de leur ivresse. »
De même, dans Les Paradis aveugles, la narratrice fait le portrait d’une de ses amies en Russie, une jeune fille en feu dont la beauté électrise les hommes : « Mon amie était grande, mûre, décidée. Elle menait une existence libre, mouvementée. Elle pouvait avoir six ou sept amants en même temps, tout en ne se souvenant d’aucun. « Dans mon rêve, il n’y a pas de place pour un visage d’homme », avait-elle l’habitude de proclamer. Malgré cela, les hommes l’adulaient. Les filles, jalouses, chuchotaient qu’elle avait appris quelque sorcellerie chez les gitans. Moi, je savais qu’elle était belle, d’une beauté féroce, incendiaire. Les hommes sans caractère étaient incapables de résister à ce brasier. Il les réduisait en cendres. Je l’aimais bien. J’aimais sa franchise. Elle était franche, même vis-à-vis d’elle-même. Elle aimait défendre les faibles. »
Duong Thu Huong raconte la vie de Thanh dans Les collines d’eucalyptus, un jeune homosexuel contraint de vivre ses amours à l’abri des regards. L’homosexualité est encore taboue dans le Vietnam des années 1980, on préfère mentir, se cacher, « se fondre dans la vase et l’ombre », « comme des crapauds, des reptiles ou des anguilles » : « Les amours illicites se consomment dans la peur et ont l’obscurité pour compagne. Je ne suis ni curé, ni pontife. Je ne suis qu’un homme normal qui espère pouvoir vivre un bonheur normal. Mais même cette petite espérance m’est refusée. » L’homosexualité est un tel impensé dans la société vietnamienne que, pendant des années probablement, le jeune homme ne s’avoue pas à lui-même ce qu’il ressent, jusqu’au jour où son désir s’impose à lui : « Subitement, le corps de Cuong frappa ses yeux avec une intensité particulière. Le désir monta en lui, un désir qu’il n’avait encore jamais connu. Car il avait pour objet un être dont il n’avait jamais soupçonné qu’il puisse le devenir. Les sens chavirés, n’écoutant que les besoins de son corps, Thanh courut vers son ami, l’étreignit des deux bras et déposa entre ses omoplates un baiser. »
Les troubles psychiques et physiologiques liés à la sexualité sont également exposés sans détours. Bien qu’il soit ivre d’amour et de désir pour sa femme, Bôn ne parvient pas à l’honorer (Terre des oublis). Aucun remède ne vient à bout de son impuissance sexuelle, probablement due aux traumatismes de la guerre: « Son organe reproducteur ne lui appartient plus, il ne fait plus partie de son corps, il n’obéit plus à sa volonté. La terreur et la honte glacent son dos. Ses tempes et son cerveau flambent. » Ailleurs, dans le même roman, sont décrites les pulsions nymphomanes de Tâ, la sœur de Bôn : « Les trois ans de deuil passés, Tâ ruait comme une jument en chaleur à la recherche de mâle. Elle sautait sur tous les veufs, tous les hommes en conflit avec leur épouse. Mais les hommes de la région se racontaient l’appétit sexuel funeste de Tâ, croyaient qu’une liaison avec elle les emporterait inéluctablement dans la tombe, l’évitaient comme la peste. »
Autre transgression, la prostitution. Duong Thu Huong n’hésite pas à décrire les jeunes hommes et femmes qui vendent leurs corps dans les maisons closes du Vietnam. Ainsi Thanh, après avoir fugué de chez ses parents se prostitue à L’Orchidée pourpre, « une maison close offrant les services de prostitués mâles ». On découvre à travers ses yeux de jeune homme de 24 ans sa condition de travailleur sexuel, les maladies vénériennes, les campagnes de lutte contre la dégénérescence de la société, en réalité de grandes mascarades puisque les patrons des « auberges de fées » corrompent allègrement les autorités dont les magistrats, policiers, chefs locaux sont tous des clients réguliers.
Son camarade Doan Tu lui chuchote ces conseils pour son premier jour : « Comme je suis un peu plus expérimenté que toi, je vais te donner un conseil. Ne pense à rien, imagine que tu es dans le noir. Dans l’obscurité, chat noir, chat blanc, c’est du pareil au même. Vieille ou jeune, ce n’est finalement qu’un trou. Nous sommes des mineurs de fond. » (Sanctuaire du cœur). Au bout de quatre ans, il devient l’amant attitré de Kim, la cinquantaine, une riche femme d’affaires, qui propose de l’entretenir. Le voilà pris au piège, comme un buffle auquel on aurait mis un anneau au nez. Comment en est-il arrivé-là ? Pour Duong Thu Huong, c’est la société elle-même viciée qui a poussé cet adolescent sur les chemins de la débauche et de la perdition.
Écrire l’innommable
Écrire l’intime, c’est écrire le corps dans tous ses états. C’est trouver des mots à déposer là où ne s’impose que le silence, le souffle coupé, les yeux aveuglés. Duong Thu Huong explore ainsi les violences physiques, morales, sexuelles, que ce soit dans le cadre de la famille, de la société ou de la guerre.Dans Roman sans titre, trois jeunes amis d’enfance sont broyés par la machine infernale de la guerre contre les Etats-Unis. Traités comme de la chair à canon, blessés, mutilés, malades, ils doivent affronter la mort, le sang, la sueur, l’épuisement, la douleur physique. Ivres de haine et de violence, ils avancent vers leur but obscur, animés d’une soif inhumaine, le cerveau déconnecté du corps. Ainsi, le jeune soldat Quân raconte « le terrain trempé de sang et de chair en lambeaux, le sang et la chair déchiquetée de la journée des combats, ceux nauséeux des jours précédents, et ceux pourrissant déjà après une semaine dans la brume. Il régnait une odeur qu’aucune littérature ne saura jamais évoquer », les corps tronqués qu’il faut porter sur le dos, la fatigue, le désespoir et la folie meurtrière qui gagne les jeunes soldats : « L’anéantissement devait être justement réparti. Cette soif folle régnait sans partage dans notre conscience. »
Un peu plus loin, les jeunes soldats découvrent l’innommable. L’innocence souillée par l’ignominie de la guerre et des hommes : « Nous nous étions dirigés vers le coin de forêt d’où émanait l’effrayante odeur. Nous étions tombés sur six cadavres nus. Des femmes. Les seins, le sexe tranchés, éparpillés sur l’herbe alentour. C’étaient des jeunes filles du Nord-Viêtnam. Nous avions reconnu des foulards en toile de parachutes, des cols de chemises en forme de feuille de lotus. Sans doute appartenaient-elles à une unité de volontaires ou une unité d’intervention qui s’était égarée. Peut-être étaient-elles parties à la cueillette de légumes ou de pousses de bambou comme nous-mêmes. Ils les avaient violées avant de les tuer. Des cadavres violacés. Des corps jeunes, resplendissants, pouvaient donc pourrir, se décomposer ainsi en carcasses de vieillards, en crapauds crevés. Les vermines pullulaient dans les plaies, les yeux, les bouches. Des larves blanches et dodues. Elles rampaient sur les cadavres, s’y enfonçaient, en émergeaient, ivres d’allégresse. » Ces corps de jeunes filles profanés comme le reflet troublant, vertigineux de leurs propres êtres brisés par la machine infernale de la guerre.
L’indicible peut jaillir de la violence, de la mort, mais aussi de la trahison portée à son paroxysme. C’est le cas de Thanh dans Sanctuaire du cœur. L’adolescent de bonne famille a fugué pour devenir gigolo dans une maison close. Duong Thu Huong montre à travers l’itinéraire tragique de ce garçon combien la société vietnamienne des années 1990-2000, sous ses apparences pudibondes et moralisatrices, s’est dévoyée dans le sexe et l’argent, l’hypocrisie et le double discours, l’égoïsme et la concupiscence. Ainsi, à l’instar des jeunes soldats broyés par la machine de guerre, Thanh est broyé par les mensonges de cette société de faux-semblants, par son amour blessé pour Tra My, sa bien-aimée, par la trahison et l’ignominie de son père : « Il tremblait. Délivré subitement de la paralysie qui l’avait saisi, il fut assailli par un désir terrible, incontrôlable, un désir charnel violent qui envahit tous ses pores et les fibres de sa chair, comme autant d’aiguilles qui le transperçaient. Il avait atrocement mal partout, sans qu’il lui soit possible de distinguer la douleur physique de la torture psychologique. »
Comment le respectable maître Thy, honoré dans le village pour sa probité, lui qui est « la fierté de l’éducation du peuple », a-t-il pu coucher avec sa fille adoptive, de surcroît l’une de ses élèves, une enfant qu’il a élevée et dont il avait la responsabilité ? « Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi nos vies ont-elles été ainsi défaites ? » interroge Thanh des années plus tard. Cette question, il la pose autant à son père qu’à son pays, le Vietnam. Mensonge, vice, corruption ont gangrené la société, les familles, l’intime et le politique. Est-ce pour salir son père à travers lui, pour déshonorer sa lignée, pour dissocier son corps de sa pensée que Thanh commence à se prostituer ?
Ce roman, l’un des plus cruels de Duong Thu Huong, raconte la transmission des traumatismes au sein d’une famille. De génération en génération, c’est toute la perversité d’un système qui éclate avec la grand-mère qui s’est perdue dans la passion du jeu, le père dans la concupiscence, l’oncle dans la folie et le fils dans la prostitution. « Dans le supplice des souvenirs, l’image est la plus acérée des pointes. Si seulement l’homme était dépourvu de la mémoire des images, il serait certainement moins malheureux. Mais comment faire pour l’arracher de son cerveau ? Ce n’est ni une tumeur que l’on peut opérer, ni un doigt ou un orteil que l’on pourrait couper. » Et pourtant, le fils Thanh, en confrontant son père, en racontant ce qu’il a vécu, ce qu’il a vu, ce qu’il a ressenti, déconstruit la toute-puissance patriarcale, le regard des hommes sur le sexe, la vision de la femme fatale instrumentalisée comme objet de désir, la malédiction qui pèse de tout son poids mortel sur cette famille.
Tout au long de son œuvre, Duong Thu Huong nous invite à déplacer notre regard, à adopter d’autres visions du monde, à vivre d’autres expériences, à entrer dans la peau et l’esprit de personnages singuliers, hommes, femmes, de tous les âges, de toutes les conditions, chacun se débattant avec ses aspirations personnelles et les exigences sociales. Par exemple, dans Terre des oublis, elle réussit ce tour de force de nous faire entrer successivement dans l’esprit de chacun des trois protagonistes : celui de Bôn qui désire retrouver sa femme mais sent le regard dégoûté de celle-ci sur lui ; celui de Miên, tiraillée entre son devoir et ses sentiments ; celui de Hoan, fou d’amour pour sa femme et contraint de la céder à Bôn. Une triangulation vertigineuse de l’énonciation qui est aussi un tour de force littéraire.
Chez Duong Thu Huong, l’écriture de l’intime s’articule sur cette construction narrative qui n’a de cesse d’exposer une pluralité des points de vue et d’explorer la complexité des psychologies et des trajectoires humaines. En cela, l’autrice nous offre une véritable expérience de l’altérité et de l’intimité.