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Photo by Evan Brockett on Unsplash

Cet article est issu d’une conférence de l’écrivain chinois Ning Ken (宁肯), prononcée successivement au Middlebury College (Vermont) puis répétée à l’université de Harvard en 2016. Elle a été traduite en anglais par le professeur Thomas Moran et publiée initialement dans la New England Review (vol.37, n°2, 2016), avant d’être republiée par la revue Lit Hub.

Ning Ken est né en 1959. Après avoir publié ses premiers poèmes au début des années 1980 et avoir fini ses études de langue chinoise à l’Université normale de Pékin, il s’est installé au Tibet, où il a été enseignant pendant plusieurs années dans un village à l’extérieur de Lhassa. De retour à Pékin au début des années 1990, il publie plusieurs textes ayant pour thèmes le Tibet, Pékin et la poésie et commence ainsi à se faire connaître. La consécration intervient en 2001, avec la publication d’un roman intitulé « La ville aux masques », qui est vendu à plus d’un million d’exemplaires et lui vaut l’obtention d’un prix Lao She (un prix littéraire prestigieux en Chine). En 2010, il publie un roman intitulé « Les cieux et le Tibet », qui le distingue à nouveau. Il reçoit pour cela un second prix Lao She, un prix Shi Nai’an ainsi qu’une sélection pour le prix Mao Dun. Reconnu par ses pairs et par la critique pour « sa voix unique », Ning Ken est un écrivain important de la Chine contemporaine dont les œuvres ne sont hélas pas disponibles en français.

 

Traduit de l’anglais et présenté par Louis Raymond

 

La première chose que je dois faire, c’est expliquer ce que signifie pour moi le mot « chaohuan » (超幻), qui pourrait être traduit en français par « ultra-irréel ». Le sens littéral de « chaohuan » est « ce qui dépasse l’irréel » ou « ce qui dépasse l’imagination ». C’est un terme que nous avons inventé, un ami et moi, alors que nous avions une conversation sur ce qu’est la Chine contemporaine. Un peu plus tard, j’ai utilisé ce mot dans une conférence que je donnais dans la province du Hainan. Cet événement était organisé par l’Institut de littérature de l’Académie chinoise des Sciences sociales et assez récemment, la revue de l’Institut, la très influente Revue Littéraire, a fait usage de notre trouvaille dans un de ses titres. Le mot « chaohuan » est jeune ; c’est même un nouveau-né. Je suis néanmoins certain qu’il est promis à un bel avenir. La Chine avait gardé ce mot-là en gestation depuis au moins 30 ans, si ce ne sont 50 ans, voire même 100 ans.

Que s’est-il passé en Chine ces 100 dernières années ? Si l’on met de côté le passé plus distant et qu’on se limite à la dernière décennie, la réalité de la Chine contemporaine semble être une hallucination. Certaines choses qui se sont réellement passées surpassent les romans et le cinéma dans leur inventivité. Voici quelques exemples singuliers, qui disent quelque chose de ce qu’est la Chine aujourd’hui.

Une campagne anti-corruption est en cours en Chine, et tous les exemples que je m’apprête à vous donner ont été relayés par la presse officielle. En Chine, les fonctionnaires et hommes politiques corrompus ont tendance à accumuler chez eux de très grandes sommes d’argent liquide. Hier, il arrivait que les enquêteurs de police retrouvent la bagatelle d’un million, ou d’une dizaine de millions de yuans (une centaine de milliers d’euros), cachée chez l’un d’eux, mais ces chiffres aujourd’hui semblent dérisoires. Au début de l’année 2015, un directeur de service de la Commission pour le développement national et la réforme a été mis en examen pour corruption. A l’intérieur de son appartement, les policiers ont trouvé plus d’argent qu’il était possible d’en compter manuellement. Ils ont alors ramené des machines à cette fin, et il leur en a fallu quatre pour arriver à un décompte final de plus de 200 millions Renmibi, soit environ 31 millions de dollars américains.

Deuxième exemple. Guo Boxiong est un général à la retraite de l’armée de libération populaire. Quand il a été arrêté pour corruption, on a retrouvé tellement de billets de banque chez lui que les machines ne suffisaient plus ; il a fallu peser les billets à la tonne et un camion a été nécessaire pour transporter le tout.

Guo était un militaire haut-gradé, mais mon prochain exemple d’une personne amassant une fortune mal acquise telle qu’il y avait de quoi en remplir un camion entier était juste un fonctionnaire de base. Quand cet homme a pris la fuite, il s’est fait passer pour un paysan qui se rendait au marché avec, dans son camion, son chargement de légumes. Lorsque des policiers ont voulu inspecté les marchandises, ce ne sont pas des choux qu’ils ont trouvé, mais des millions de yuan en cash. D’où venait cet argent ? Du panier pour la quête que font passer les petits fonctionnaires parmi les gens ordinaires afin qu’ils déposent leur ex-voto devant l’autel du pouvoir. Et le scintillement de cet or aux origines douteuses éclaire alors l’étrange réalité de ce qu’est la Chine. Il n’y a rien de trop extravagant que vous ne puissiez accomplir aujourd’hui si vous êtes en situation de pouvoir.

Un dernier exemple. Un chef-adjoint du service de la justice de la cour suprême de la province du Hebei vient à mourir dans un très regrettable accident de la route. Quatre femmes se présentent alors pour se disputer la dépouille du défunt. Toutes les quatre étaient légalement mariées à ce Monsieur ; il s’était arrangé pour avoir quatre certificats de mariage différents, tous parfaitement légaux. Cela avait duré pendant des années, sans qu’aucune de ces femmes n’ait connaissance de l’existence des autres. Comment s’était-il débrouillé pour garder le secret ? Je suis un écrivain de fiction et, très sincèrement, je suis incapable d’imaginer comment cela a pu advenir. Ce type était l’un des plus hauts représentants du ministère de la justice dans sa province, mais il traitait la loi comme si celle-ci était une plaisanterie.

Lorsque surviennent des événements qui dépassent notre imagination, le monde peut commencer à nous paraître irréel. L’histoire la plus effarante est, bien sûr, celle de Wang Lijun. En 2012, Wang Lijun était maire-adjoint de Chongqing et le chef du bureau de la sécurité publique pour la ville. Il a connu de graves ennuis en même temps que son collègue Bo Xilai, le secrétaire de la section du Parti communiste chinois de Chongqing. Wang était un homme doté d’un pouvoir considérable mais, lorsqu’il a pris la fuite, il s’est dit que l’endroit le plus sûr pour lui pour se réfugier dans toute la Chine était le Consulat général des Etats-Unis dans la ville de Chengdu. Qu’est-ce que cela raconte, si le directeur d’un bureau de la sécurité publique [l’équivalent d’un préfet de police, ndlr] dans une des plus grandes villes de la Chine, décide que le lieu de refuge le plus sûr pour lui est un Consulat étranger ? Cette décision, de fait, lui a sauvé la vie. La rumeur avait couru un temps que, ayant connaissance de sa fuite et du fait qu’il ait pu atteindre le consulat américain de Chengdu, des troupes d’élite de la gendarmerie de Chongqing étaient prêts à envahir le Consulat pour l’en déloger. Wang était en possession, paraît-il, d’informations qui auraient pu compromettre Bo Xilai, et par conséquent la gendarmerie de Chongqing voulait l’arrêter pour protéger Bo. Cependant, la gendarmerie du Sichuan, qui accomplissait là la volonté du Comité central du Parti [l’instance dirigeante du Parti au niveau national, ndlr], était aussi sur place. Ces deux corps de gendarmere aux obédiences différentes se faisaient face ; le niveau de tension était tel que la violence aurait pu éclater à tout moment. C’est finalement la gendarmerie du Sichuan qui a eu le dernier mot, et qui a escorté Wang à l’extérieur du Consulat. Il se trouve que le Comité central du Parti en avait en fait après Bo Xilai, et avait par conséquent besoin de Wang Lijun pour incriminer le secrétaire du Parti à Chongqing. Finalement, Wang a témoigné contre Bo. Il a été condamné à 15 ans de prison, tandis que Bo sera derrière les barreaux pour le restant de ses jours.

Tout cela s’est véritablement passé. Cela ne vient pas d’un roman. Pas d’un film non plus. Mais c’est bien plus invraisemblable que dans n’importe quelle œuvre de fiction.

Tous ces faits que je viens de relater pourraient, à première vue, n’avoir rien à voir avec les gens ordinaires, qui en sont juste spectateurs, mais il y a en fait un lien entre ces histoires d’abus de pouvoir et le peuple. Comme vous le savez, la sécurité alimentaire est un sujet majeur d’inquiétudes pour les gens en Chine. Il y a des substances toxiques dans notre riz, dans nos légumes, dans la viande de porc que nous mangeons. Il y a des substances toxiques dans les aliments pour les nourrissons. Les restaurants réduisent les coûts en réutilisant l’huile de cuisson, et cette huile contient également des substances toxiques. La pollution de l’air est telle qu’elle nous échappe ; tout le monde est désormais habitué au « smog » à Pékin. La Chine doit faire face à une montagne de problèmes de ce genre, que dis-je, un Everest de problèmes ; c’est la conséquence directe du détournement et des abus du pouvoir.

Pourtant, malgré ces problèmes, la Chine n’a cessé de croître. Au cours des 30 dernières années, la vitesse du développement et l’échelle des transformations connues par le pays ont été au moins aussi extraordinaires que l’est cette montagne de problèmes. Il y a quelques années, le PIB de la Chine a dépassé celui du Japon pour faire de nous la deuxième économie mondiale, et beaucoup disent qu’un jour il dépassera celui des États-Unis. Personne ne se souvient du jour où nous avons dépassé le Royaume-Uni, la France, ou l’Italie, et quand nous avons dépassé l’Allemagne c’est tout juste si on y a fait attention. Avant que nous soyons en capacité de comprendre ce qui était en train de se passer, la Chine était déjà devenue le leader mondial pour les trains à grande vitesse, la construction des infrastructures routières, la première nation pour le nombre d’automobiles en circulation ainsi que pour l’usage des téléphones mobiles. L’économie de la Chine est la plus grande du monde. Tout cela, c’est de l’ordre de « l’ultra-irréel ». En Chine, tout se passe à une vitesse folle, et c’est cette vitesse qui créée une myriade de problèmes. Ce phénomène était déjà résumé dans un vieux proverbe issu du Tao-Te King (Le livre de la Voie et de la Vertu) : « La bonne fortune est située là où le désastre se cache. Le désastre se tient sur ce dont la bonne fortune dépend. »

Que faire, alors, de cette réalité que nous avons sous les yeux ? Les politologues ont leur clés et leurs concepts pour regarder les choses, tout comme les économistes, les historiens, les sociologues et les philosophes. Évidemment, les écrivains de fiction savent également percevoir le monde. Seulement, l’écrivain de fiction ne peut pas se contenter de voir les choses par un seul prisme ; il doit composer avec toutes les visions pré-existantes. Si le réalisme magique a été la solution trouvée par les auteurs latino-américains pour présenter la manière dont il percevait leur réalité, alors le réalisme de l’ultra-irréel devrait être notre nom, pour définir la littérature à travers laquelle il y a une tentative de regard sur la réalité de la Chine contemporaine.

Le mot chinois “chaohuan” (ultra-irréel) est en quelques sortes un jeu de mot entre “mohuan” [魔幻] (magique), comme dans le mot “mohuan xianshizhuyi” (réalisme magique) [魔幻现实主义] – “mohuan”, ce serait quelque chose d’irréel et magique à la fois, tandis que “chaohuan”, c’est ce qui dépasse l’irréel, l’incroyable. Dans les années 1980, quand la Chine a commencé à s’ouvrir au monde, la littérature latino-américaine et tout particulièrement celle de Gabriel Garcia Marquez a été de plus en plus connue dans notre pays. Quand nous avons lu le terme « réalisme magique », ça nous a semblé familier parce que dans leurs souffrances et dans les histoires incroyables qu’ils vivent, il y a beaucoup de choses en commun entre les Chinois et les Latino-Américains. En effet, dans les années 1980, on disait souvent que la Chine était l’un des lieux du « réalisme magique ». Depuis les années 1990, et cela s’est accentué dans la dernière décennie, ce n’est plus suffisant. La Chine est devenue autre chose ; elle est maintenant le lieu de « l’ultra-irréalisme ». En fin de compte, peut-être que cela a toujours été le cas.

Il y a plusieurs points qui distinguent “l’ultra-irréalisme” chinois du “réalisme magique” latino-américain. En premier lieu, l’histoire. La civilisation chinoise existe depuis 5000 ans. Il n’y a aucune autre civilisation qui peut se prévaloir d’une telle continuité. En soi, c’est déjà « ultra-irréel ». Le pouvoir absolu a toujours été au cœur de notre civilisation. La manière dont les dirigeants parvenaient au pouvoir et arrivaient à l’exercer était précisément liée au fait qu’ils devaient s’assurer que leur autorité s’étendait partout et était supérieure à toute autre. Dans L’œil du pouvoir [extrait du tome III de Dits et Écrits, ndlr], Michel Foucault discute les mécanismes par lesquels le pouvoir surveille et contrôle. La référence qu’il fait à « l’œil » du pouvoir est extrêmement pertinente. Dans l’histoire chinoise, les yeux du pouvoir ne cessent d’apparaître et de réapparaître. Dans une certaine mesure, notre histoire est un monstre couvert par les multiples yeux du pouvoir. Le réalisme magique latino-américain est lui aussi bien sûr inquiet de « l’œil du pouvoir », mais c’est un œil plus petit.

Ensuite, le rapport au temps est différent. La Chine était un pays qui bougeait lentement ; en un rien de temps elle est devenue un pays qui change trop vite, à tel point qu’on a l’impression qu’elle échappe complètement à la gravité. Quel que soit le domaine, l’économie, la mode, la culture populaire, le divertissement, ou les sports, en trente ans à peine, la Chine a traversé de part en part un processus qui a duré plusieurs siècles en Occident. Ce qu’a accompli la Chine en si peu de temps est extraordinaire, mais c’est comme si le temps s’était comprimé. Cette compression ne se contente alors pas de réduire dans le moment présent plusieurs siècles de l’histoire occidentale, elle écrase aussi plusieurs millénaires de l’histoire chinoise. C’est précisément parce que le temps va trop vite que les villes chinoises sont devenues des objets informes. Elles se ressemblent toutes, comme s’il s’agissait d’une série de reproductions exactes. La transformation des villages est tout aussi saisissante. Il y a 30 ans, les villages chinois ressemblaient peu ou prou à ce qu’ils étaient pendant l’Antiquité. Aujourd’hui, ils ne sont plus habités que par les personnes âgées et les enfants. Nos villages sont devenus des villes-fantômes et ils font un peu peur à visiter.

La revue littéraire pour laquelle je suis rédacteur vient de publier une nouvelle intitulée “L’histoire du son”. Le titre trouve son origine dans l’extraordinaire ouïe d’un des personnages. Les sons qu’il entend portent en eux la désertification du village qui sert de décor à cette histoire. Les gens en âge de travailler ont quitté les lieux depuis longtemps pour aller travailler à la ville. Après une inondation, le village en question devient une sorte de lieu abandonné. Seules deux personnes décident d’y rester. Un vieil homme et une vieille femme. Ils s’étaient fâchés autrefois mais, peu à peu, ils en viennent à compter l’un sur l’autre pour survivre et finissent par emménager ensemble. En chinois, nous parlons parfois de « l’amour qui dure au-delà du paradis et de la terre », pour parler des amours éternels. Jusque là, ce n’était guère qu’une expression, mais aujourd’hui c’est devenu une réalité dans de très nombreux villages : pour eux, la fin des temps est arrivée.

Le troisième élément majeur qui distingue le réalisme magique de « l’ultra-irréalisme » est internet. Il n’y avait jamais rien eu de comparable auparavant. Beaucoup de phénomènes « ultra-irréels » en Chine  sont retranscrits sur la toile immédiatement après qu’ils ont eu lieu. Maintenant que nous avons accès, sur internet, à tous ces phénomènes « ultra-irréels » que nous aurions autrement ignorés, nous nous trouvons face à une sorte de double « ultra-irréel ». C’est un défi énorme pour la fiction. Elle ne peut plus se contenter de raconter des histoires de but en blanc à propos d’un sujet et à partir d’un schéma narratif unique ; la réalité nous procure des possibilités extrêmement riches pour expérimenter de nouvelles formes fictionnelles. Ainsi donc, dans une certaine mesure, plus la fiction est proche de la réalité, plus elle aura l’air d’être avant-gardiste. Le regard que nous portons sur les choses détermine ce que nous écrivons. La réalité est changeante. Par exemple, si vous regardez le monde par le prisme de la tradition, alors le monde que vous allez décrire aura l’air d’être traditionnel. Si, en revanche, vous adoptez le point de vue de « l’ultra-irréalisme », alors votre travail d’écrivain sera ultra-irréel. Je ne dis pas qu’il n’existe pas de différence entre ces perspectives, mais il me semble clair que le prisme de « l’ultra-irréel » est davantage en accord avec le temps présent.

Je crois qu’écrire à l’époque de “l’ultra-irréel” peut être défini à partir des quatre caractéristiques suivantes.

1/ Ecrire à l’âge de l’ultra-irréel, c’est d’abord faire face au temps présent. La réalité de la Chine contemporaine a été celle d’une transformation sismique de notre monde, alors la littérature de notre temps doit se confronter à ces énormes changements. Il s’agit de prendre à bras-le-corps les problématiques sociales qui sont les sujets les plus chauds dans les discussions qu’ont les gens entre eux. Mais, tout en faisant cela, il s’agit de rester strictement dans le champ de la littérature, ce qui signifie que l’être humain doit rester au centre. Les êtres humains sont devenus plus complexes, ils ont désormais autant de facettes qu’un diamant taillé par une machine. C’est cette même technologie moderne, celle qui façonne les diamants et les gens, qui a ravagé notre terre. L’état de l’environnement est le miroir de l’état de nos âmes.

2/ Cela relève de la philosophie spéculative. Quand nous nous montrons critiques à l’endroit du monde qui nous entoure, nous sommes transparents sur les raisons qui nous poussent à le critiquer. Mais dans la littérature digne de ce nom, il nous faut nous rappeler que, dans la vie autant que dans la nature humaine, il y a beaucoup de choses qui manquent de clarté. Nous sommes faits de paradoxes. Certaines des choses que nous faisons sont en accord avec notre nature et d’autres en complet désaccord. L’interaction entre la nature humaine et la réalité est extraordinairement complexe. Il y a des phénomènes que nous pouvons discerner avec clarté, et d’autres dont nous sommes incapables de voir les contours. Par conséquent, dans nos écrits, il nous faut nous aménager une certaine liberté.

3/ Cela relève de l’ordre de la fable ou de l’allégorie. Le réel lui-même même pourrait être qualifié de fable. J’ai fait état de la nouvelle qui s’appelle “L’histoire du son”. Après la “fin des temps”, nos deux vieux personnages sont un peu comme Adam et Eve. Une manière de permettre la liberté de la fiction, c’est d’être dans le registre du fabuleux.

4/ Il faut prendre des risques. Le point de vue de “l’ultra-irréalisme” est nécessairement complexe, dans la modalité de sa perception, et par conséquent quand il devient le fondement de la fiction, il en change la forme. Tout changement est risqué par nature. Il y a un risque artistique pour l’écrivain et, même si ce risque amène un succès, que les résultats sont bons, le lecteur devra lui aussi sauter le pas.

Mes propres écrits ont été transformés en profondeur par la sensibilité que j’ai envers “l’ultra-irréel” et le besoin que j’ai de m’y confronter. J’ai toujours été un écrivain qui plaçait l’emphase sur l’expression de mes sentiments et, jusque récemment, la plupart de mes oeuvres avaient pour toile de fond le Tibet. Comme chacun le sait, le Tibet est le symbole d’une nature inaltérée ; dans le monde entier, il a une signification spirituelle et métaphysique. J’ai vécu au Tibet pendant plusieurs années, et pendant cette période, j’y ai eu une expérience qui m’était très personnelle. Mais l’ultra-irréalisme de la Chine m’a frappé comme un tsunami jusqu’à me conduire, en définitive, à arrêter d’écrire sur mon lien émotionnel avec le plateau tibétain. J’ai été forcé à m’y confronter. Ainsi, le roman que j’ai publié l’année dernière, intitulé Trois trios, est le résultat de cette confrontation. Dans son titre et dans sa structure, le roman fait référence aux poèmes de T.S Eliot dans son recueil Quatre quatuors.

Il y a trois différentes couches qui se superposent dans mon roman. La première, c’est l’histoire d’un homme qui est complètement passionné par les bibliothèques depuis son enfance. C’est le narrateur. Avec les régressions infinies des livres se reflétant dans les miroirs, il est capable d’approcher son rêve d’enfant de vivre dans une bibliothèque. Il n’est pas handicapé, mais il aime à lire en étant assis dans un fauteuil roulant. Il se fait alors rouler parmi les livres et les miroirs. Un jour, il se porte volontaire pour tenir compagnie aux détenus qui sont dans le couloir de la mort, et décide d’emménager pendant quelques temps dans une prison. Il parle avec les détenus à la façon d’un prêtre. Il conçoit la prison comme une sorte de bibliothèque, quoi qu’un peu différente. Dans les deuxième et troisième couches narratives de mon roman, le narrateur raconte les histoires de deux détenus condamnés à mort avec qui il est devenu ami. Le premier était le PDG d’une très grande entreprise d’État et le second, le secrétaire particulier du gouverneur d’une province. Le PDG découvre qu’il risque d’être arrêté pour corruption, alors il prend avec lui une très grosse somme d’argent liquide et s’enfuit vers une petite ville au bord de la mer, où, sous une fausse identité, il loue une chambre dans l’appartement d’une institutrice. L’histoire raconte comment quelqu’un qui a perdu le pouvoir qu’il détenait et retourne à une vie ordinaire redécouvre ce que ça fait d’être humain. Néanmoins, ses habitudes de puissant ne l’ont pas quitté. Une relation amoureuse et physique se noue entre l’institutrice et lui, mais à cause de son passé, il est devenu à moitié un monstre. A la fin, elle le dénonce à la police.

Le secrétaire particulier du gouverneur provincial a pour sa part moins de chance. Il devient l’objet d’une procédure connue en Chine sous le nom de « shang gui » (双规), soit la « procédure parallèle ». C’est une forme de détention et d’interrogatoire spécifiques à la Chine, tout à fait opaque et extra-judiciaire. Cela signifie qu’un membre du Parti soupçonné de manquements quelconques est censé se trouver à un endroit n et à un instant t pour être interrogé et rendre des comptes. D’ordinaire, cela fonctionne de cette manière : le membre du Parti soupçonné est soudainement arrêté et emmené quelque part en secret, le plus souvent une chambre d’hôtel, où on lui pose des questions. Dans mon roman, la « procédure parallèle » a bien lieu, mais pas de la plus courante des manières.

Les événements surviennent dans une usine abandonnée qui a été transformée en quartier artistique. A l’âge de « l’ultra-irréel », il y a un parallélisme entre la politique et les arts, entre les poètes et les officiels du régime. L’usine, dans le roman, avait été construite avec l’aide de l’Allemagne de l’Est, et les bâtiments ont un style qui fait très « Bauhaus ». Après qu’elle a été désaffectée, l’usine a été transformée pour accueillir des studios, des galeries, des bars, des ateliers, des espaces pour accueillir des performances artistiques ou du théâtre expérimental. Pour faire parler le secrétaire particulier du gouverneur de province, les enquêteurs du Parti communiste, faisant corps avec l’esprit du lieu, font appel à un artiste qui travaille sur la couleur blanche, ainsi qu’à un interrogateur qui a un cancer en phase terminale. Ils soumettent le secrétaire à un test de réaction à la “blancheur” puis à la “mortalité”. Ainsi, cet interrogatoire est la performance artistique la plus radicale qui a jamais eu lieu dans cet endroit.

L’homme qui a un cancer est un professeur des universités qui est spécialisé dans les méthodes d’interrogation. Il a arrêté toute forme de traitement contre la maladie pour emménager dans une pagode bouddhiste située sur une colline, où il prévoit de subir une « transformation assise », jusqu’à « l’atteinte de la perfection ». Ce sont les termes bouddhistes. Concrètement, cela fait référence à un moine bouddhiste qui était mourant et qui s’est assis, dans une posture de méditation, à l’intérieur d’une grande cuve de céramique sous laquelle un feu était allumé. Le feu finit par l’incinérer. Le professeur fait un pari avec l’abbé de ce temple. Il lui dit que, lorsqu’il sera incinéré à la manière des moines, l’abbé trouvera parmi ses cendres des reliques du Bouddha. En vérité, juste avant d’entrer dans la cuve, le professeur ingurgite une très large dose de somnifères, ainsi que des petits cailloux de différentes couleurs (les cailloux étant supposés devenir les reliques en question après l’incinération). Alors qu’il est en train de se préparer à mourir, quelqu’un arrive pour l’emmener mener son ultime interrogatoire. Le secrétaire particulier du gouverneur avait jusque là gardé le silence, mais le professeur cancéreux parvient à le faire parler. Il retourne alors au temple, où il va subir sa transformation pour atteindre la perfection. Les reliques du Bouddha sont retrouvées dans ses cendres. L’abbé honore le pari et fait construire une pagode en son honneur.

Le risque que j’ai pris dans ce roman, en termes de forme, est d’avoir changé la fonction des annotations, d’avoir détourné leur usage traditionnel. Dans les annotations – les notes de bas de page – j’inclus de très longs passages narratifs, parfois faisant jusqu’à dix pages. Alors que le lecteur fait l’aller-retour entre les annotations en petits caractères et le texte à proprement parler, il fait également un va-et-vient entre deux fils narratifs différents. C’est pour ainsi dire le second texte du roman. L’annotation n’a pas seulement une fonction narrative, mais aussi une fonction structurante et discursive. La structure du roman n’est alors plus déterminée par la chronologie, mais par l’espace. Le temps n’est plus une rivière, c’est un lac. Ou alors, on pourrait dire que le roman n’est plus un bâtiment unique, mais un ensemble de bâtiments. Ces bâtiments sont éparpillés dans la ville et en même temps connectés, ils forment un ensemble cohérent.

De très nombreux lecteurs ont eu des difficultés à lire ce roman. Cela a même mis certains en rogne. Mais heureusement, même s’ils ont fait état de cette colère, ils ont continué à lire. Alors, même si c’était un risque, je me dis que c’était un risque qui était bon à prendre. Je ne suis pas un écrivain coutumier des expérimentations formelles les plus extrêmes. Je ne suis pas quelqu’un qui fait ce qu’il veut, faisant peu de considération de l’opinion des autres. Je ne veux pas tourner le dos à mes lecteurs, mais j’ai fait le choix de ne pas éviter la prise de risque.

Pour conclure,  je dirais donc qu’aujourd’hui, seule la littérature peut nous aider à comprendre la Chine. Aucune autre méthode ne fonctionne.  L’une des grandes questions qui est posée de nos jours à la planète est certainement : « Où va la Chine ? ». Il est possible que la seule tentative de réponse à cette question se fasse à travers la littérature.

liens vers l’article original :
http://www.nereview.com/vol-37-no-2-2016/writing-in-the-age-of-the-ultra-unreal-2/
https://lithub.com/modern-china-is-so-crazy-it-needs-a-new-literary-genre/

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Louis Raymond est journaliste. Il s'intéresse aux questions sociales, politiques et historiques en Asie du Sud-Est et en Europe. Il est l'un des animateurs de la revue Les Cahiers du Nem et le secrétaire du bureau de l'association qui l'édite.

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