Les importantes manifestations féministes ont mis en lumière des violences sexistes habituelles souvent réunies sous le terme de "culture du viol", ici inscrit sur la main d'une manifestante. Photo : Piqsels

Le 9 mars 2022, le candidat conservateur Yoon Seok-Yeol du parti « Pouvoir au Peuple » a été élu président de la République de Corée du Sud pour un mandat de cinq ans. Avec 48,56 % des voix, il succède au président démocrate Moon Jae-In. Cette campagne présidentielle sud-coréenne a été marquée par une profonde division sur la question de l’égalité de genre. Si les luttes féministes ont été mises sur le devant de la scène ces dernières années, la société coréenne reste très inégalitaire et marquée par une tradition patriarcale.

À la question de la suppression du ministère de l’Égalité de genre et de la famille, Yoon Seok-Yeol répond succinctement : « J’en ai fait une règle. » Deux jours après sa victoire le 9 mars dernier, le candidat conservateur à l’élection présidentielle a réitéré son souhait d’en finir avec la politique de genre de son prédécesseur, Moon Jae-In. « Le ministère de l’Égalité des genres et de la famille a rempli sa mission », explique-t-il lors d’un meeting auprès de son parti le 11 mars. Une décision qui n’a pas manqué de faire réagir en Corée du Sud et à l’international. Willem Adema, économiste à l’OCDE, estime dans les pages du Korea Herald, que la décision est prématurée. « En termes d’égalité de genre, il y a encore beaucoup de chemin à faire en Corée. Supprimer le ministère va envoyer un mauvais signal. » Selon l’organisation, le salaire médian des femmes en 2020 était 31 % inférieur à celui des hommes. La même année, le Forum économique mondial classe la Corée du Sud à la 127ème place sur 144 en ce qui concerne l’égalité de genre.

Yoon Seok-Yeol, candidat conservateur du parti « Pouvoir au Peuple » a été élu le 9 mars 2022. Durant sa campagne et ses premières déclarations, il a affirmé son souhait d’en finir avec la politique d’égalité de genre en Corée du Sud. Photo : Prachatai/Flickr

La société coréenne est violemment inégalitaire envers les femmes, mais Yoon Seok-Yeol a fait campagne contre le féminisme. Dans sa vision de la société, la femme est avant tout une mère qui doit s’occuper de ses enfants et sa famille. Pour le futur président de la République de Corée, les discriminations structurelles envers les femmes n’existent tout simplement pas. Une position encore plus conservatrice que les précédents candidats de son parti. L’intérêt politique n’est pas des moindres : près de 70 % des hommes de moins de 35 ans se déclarent contre les idées féministes. Son électorat sur cette tranche d’âge marque d’ailleurs la profonde division de la société sud-coréenne. 58,7 % des hommes de moins de 30 ans ont voté pour Yoon Seok-Yeol, contre seulement 33,8 % des femmes du même âge.

Le tournant de 2018

Pourtant, depuis quelques années, le féminisme gagnait de l’importance dans le débat public coréen. Si le courant s’est développé depuis les années 1950, le féminisme a pris de l’ampleur en 2018. À la faveur du mouvement mondial #MeToo, la parole des femmes sur les violences qu’elles subissent s’est libérée. La magistrate Seo Ji-Hyeon est la première à s’exprimer publiquement sur la chaîne de télévision JTBC en janvier de la même année. Elle témoigne de l’agression qu’elle a subie de la part de Ahn Tae-Geun, son supérieur hiérarchique. Son histoire provoque une onde de choc en Corée du Sud où de nombreuses femmes se reconnaissent dans son récit. Très vite, de nombreux témoignages surviennent et visent tous les secteurs de la société, de l’art à la politique en passant par le sport et l’éducation. « Ces milieux sont ceux où le pouvoir des hommes est le plus concentré », explique Shin Ki-Young, professeur d’étude de genre à l’Université Ochanomizu à Tokyo. « Les femmes subalternes sont donc fortement vulnérables au harcèlement de leurs supérieurs masculins », poursuit-elle. Avec le nombre important de témoignages et d’accusations, 340 organisations féministes se sont rassemblées en mars 2018 sous la bannière de l’Action citoyenne de soutien au mouvement #MeToo. La coalition d’associations militait pour des réformes structurelles afin de lutter contre le sexisme dans le pays.

Dans le sillage des premiers témoignages de victimes, d’autres scandales ont éclaté. Parmi eux, deux ont eu un fort retentissement médiatique et sont révélateurs d’une banalisation des violences envers les femmes en Corée du Sud. Régulièrement, des accusations de « molka » paraissent sur les réseaux sociaux. Les molka sont des petites caméras-espionnes placées dans des toilettes publiques ou cabines d’essayage pour filmer les moments d’intimité des femmes. Les différents scandales qui les impliquent ont montré l’ampleur de cette pratique. Si le problème est connu depuis un moment, la libération de la parole à la suite de #MeToo a permis une prise de conscience générale. Le 9 juin 2018, près de 20 000 femmes se sont réunies à Séoul au cri de « ma vie n’est pas votre porno ».

La sphère politique fut sévèrement touchée par des accusations d’agressions sexuelles. Ici, des militantes tiennent des pancartes « Ahn Hee-Jung est coupable ». Le gouverneur du Chungcheong Sud a été accusé de viol par sa secrétaire puis condamné à trois ans et demi de prison en 2019. Photo : Piqsels

Le milieu de la K-Pop n’est pas épargné. D’une part, cette industrie musicale est connue pour réifier ses chanteuses. Tenues courtes et suggestives, les jeunes stars sont mises en avant comme objets de désir masculin afin de vendre toujours plus. Une hypersexualisation de la scène musicale, encouragée par les bénéfices produits et qui témoigne de la vision de la femme dans ce milieu. D’autre part, la K-Pop connaît elle aussi ses scandales. L’affaire du Burning Sun, nom d’une boîte de nuit séoulite fréquentée par le monde de la musique, a mis en lumière une série de viols organisés et de vidéos d’agression filmées par des molka situées dans l’établissement. En conséquence, le président d’alors, Moon Jae-In, avait ordonné des enquêtes approfondies sur les boîtes de nuit accusées d’abriter ces pratiques.

L’année 2018 a marqué un tournant dans la question du féminisme en Corée du Sud. Les différents scandales et les manifestations organisées par les associations de défense des droits des femmes ont forcé le gouvernement à réagir. Si certaines mesures ont été prises, notamment pour renforcer les peines encourues après une agression sexuelle, les condamnations sont rares. En 2020, seulement 20 061 arrestations pour violences sexuelles ont été enregistrées par le ministère de l’Intérieur dans un pays où huit femmes sur dix déclarent avoir été victimes d’agression au moins une fois dans leur vie. Les mesures du gouvernement restent en surface et peinent à endiguer le problème. « Même si le président a pris des mesures, son parti a été touché par des scandales d’agressions sexuelles », explique Shan-Jan Sarah Liu, chercheuse et maîtresse de conférences en genre et politique à l’Université d’Édimbourg. « La réaction du parti et celle du président face à ces affaires n’a pas répondu aux attentes des femmes, ce qui explique un bilan jugé en demi-teinte ». Mais ce que l’État n’avait pas pu prédire est le mouvement de réaction masculin face à l’arrivée du féminisme dans le débat public. Un mouvement massif dont les répercussions se sont fait sentir lors du scrutin présidentiel.

L’antiféminisme comme levier politique

En réaction à la libération de la parole des femmes, des voix masculines se sont fait entendre sur les réseaux sociaux qualifiant, de façon très originale, les militantes féministes d’ « hystériques » et de « malades mentales ». Ces discours se sont rapidement organisés en associations masculinistes de défense des hommes contre la haine que leur porteraient les femmes. Une association féministe radicale, Megalia, a été au centre des critiques masculines. Aujourd’hui dissoute à la suite d’une vague de cyberharcèlement en 2017, elle militait en reprenant les codes de discriminations faites aux femmes et en les retournant contre les hommes. L’une des actions les plus connues a été de discréditer les hommes par rapport à la taille de leur sexe en rapprochant le pouce et l’index. L’objectif était de rappeler la façon dont les hommes réduisent les femmes à leurs corps. Un geste qui a rendu furieuses les associations masculinistes et engendré des manifestations importantes dans les rues de la capitale et une vague de cyberharcèlement sur les réseaux sociaux. Pour ces militants, le féminisme va trop loin et les femmes chercheraient à supplanter les hommes dans la société.

« Ces militants estiment qu’ils sont victimes de discriminations, car les femmes auraient plus l’attention des gouvernants que les hommes », explique Shan-Jan Sarah Liu. Cette idée est renforcée par le climat social tendu que connaît la Corée du Sud. La crise immobilière, notamment dans la capitale Séoul, et la compétition quotidienne qu’engendre le modèle économique coréen, fragilisent la jeunesse. Entre jalousie par rapport au statut des parents et anxiété face à son propre avenir, la jeune génération d’hommes a vu d’un mauvais œil le combat des femmes pour l’accès aux postes à responsabilité. Elles augmenteraient la compétition sur le marché du travail et limiteraient les opportunités des hommes. Ainsi, le combat féministe serait une des causes de leur situation précaire. Un problème qui, selon eux, pourrait être résolu par un retour aux valeurs de la société de leurs pères. « Ces idées ont été exploitées et alimentées par les politiques », commente Mme Liu. Le candidat conservateur, Yoon Seok-Yeol, a surfé sur cette vague antiféministe qui prend de plus en plus d’ampleur. Hawon Jung, journaliste travaillant sur le mouvement #MeToo,constate : « Jamais auparavant le féminisme n’avait été utilisé comme bouc émissaire politique. » Reprenant le discours antiféministe, le candidat Yoon s’est montré porte-parole et défenseur d’une vision archaïque des rapports de genre. Une idée tirée de la tradition confucianiste dont il semble difficile de se défaire.

Dans la société traditionnelle coréenne sous l’ère Joseon, influencée par le confucianisme, le père était le chef de famille. La femme lui devait obéissance et s’occupait des enfants. Photo : Wikimedia

L’héritage confucianiste

Le confucianisme est une doctrine morale tirée de l’interprétation des textes du philosophe chinois Confucius écrit au Vème siècle avant notre ère. Décrit comme sexiste et contraire au projet féministe, il est sévèrement critiqué par les milieux militants. Selon ses détracteurs, l’infériorité des femmes par rapport aux hommes est inscrite dans les textes. « Dans le confucianisme, les dirigeants, les pères et les époux occupent une place supérieure à celle des femmes sur le plan moral et social », explique Kim Hei-Sook, professeure de philosophie à l’université pour femmes Ewha, à Séoul. Dans Les Analectes par exemple, le passage suivant est assez équivoque quant au regard porté sur les femmes : « De toutes les personnes, les femmes et les servants sont les plus difficiles à vivre. »

« Depuis plus de 2 000 ans, le confucianisme a une influence considérable sur les sociétés asiatiques », souligne Kim Hei-Sook. En Corée, pendant la période Joseon (1392-1910), le confucianisme devient « l’idéologie officielle » du royaume. La politique, l’enseignement et les rapports sociaux sont régis par ses principes moraux. Sous la colonisation japonaise (1910-1945), la tradition confucianiste est intégrée au droit civil nippon, renforçant son influence dans la société. Après plus de cinq cents ans de présence en Corée, le confucianisme et ses valeurs ont pris racine dans la culture du pays. Un exemple parmi d’autres fut le système du hoju,instauré en 1953, qui inscrivait légalement le père comme « chef de famille » pouvant être remplacé que par son premier fils après son décès. Le hoju a été vivement critiqué par les féministes, puis aboli en 2005.

Quel avenir pour le féminisme ?

Cependant, depuis une vingtaine d’années, la compatibilité du confucianisme et du féminisme fait l’objet d’un débat dans de nombreux pays d’Asie. Déjà en 1998, la société de philosophie de Corée organise une conférence entre universitaires autour de cette question. Un courant semble émerger et explique que les écrits des lettrés ne sont pas intrinsèquement sexistes. C’est l’interprétation de ces textes par les personnes en position de pouvoir qui les a déviés de leur sens premier. Selon Koh Eunkang, chercheuse à l’Université d’Oxford, « le confucianisme a servi d’outil pour les dirigeants afin d’établir des règles sociales de manière à créer une société hiérarchiquement hermétique, divisée selon le rang et le genre ». Si le débat à ce sujet n’est pas encore tranché, pour Kim Hei-Sook, le confucianisme doit intégrer le féminisme pour lutter contre les injustices créées par la tradition patriarcale.

Alors, quel est l’avenir du féminisme en Corée du Sud ? L’actualité récente montre, en Asie et dans le monde, que le féminisme peut être un outil d’autonomisation pour les jeunes femmes. Les mouvements de soutien aux victimes après les vagues de témoignages en 2018 ont marqué l’importance de cette lutte dans l’esprit des jeunes femmes. « Mais aussi puissants que soient ces mouvements, les militantes féministes ne peuvent pas à elles seules réaliser l’égalité de genre du jour au lendemain », réagit Shan-Jan Sarah Liu. Pour elle, la cause nécessite un effort collectif de la société pour s’attaquer aux multiples facettes des obstacles structurels et de la discrimination systématique dont souffrent les femmes. Si l’élection du président conservateur Yoon laisse présager un mandat difficile pour la cause féministe, la chercheuse reste optimiste : « L’histoire nous a appris que la résistance prévaut. Je pense donc que les militantes seront encore plus actives au cours des cinq prochaines années, en vue de faire de la Corée du Sud une société plus égalitaire. »


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Célio Fioretti est journaliste en formation à l'École publique de journalisme de Tours. Intéressé par l'actualité asiatique, il prépare sa deuxième année de master en Corée du Sud.

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