La diplomatie n’est rien d’autre que la poursuite de la guerre par d’autres moyens. On pourrait ainsi détourner la célèbre maxime de Carl von Clausewitz faisant de la guerre la continuation de la politique pour résumer la stratégie portée par les négociateurs nord vietnamiens durant le conflit du Vietnam. En particulier, de 1970 à 1973, le front diplomatique comme le surnomme les nord vietnamiens fut élevé au rang de priorité stratégique à mesure que la balance des forces devenait de moins en moins favorable à Hanoi sur le terrain militaire : car s’il est devenu un lieu commun de qualifier l’engagement américain au Vietnam de bourbier, ce constat pourrait aussi s’appliquer aux armées du Nord Vietnam qui furent confrontées à une impasse au regard de leurs revers sur le champ de bataille au début des années 70.

C’est pour essayer de remporter sur la table des négociations ce que ses troupes ne pouvaient obtenir par la force des armes, que la République Démocratique du Vietnam (RDV, Nord vietnam) se lança dans des tractations secrètes avec les États Unis qui se déroulèrent en France. L’Amérique de Nixon désireuse de se désengager du Vietnam accueillit aussi ces négociations comme un moyen de négocier sa sortie du conflit sans affecter sa crédibilité.

Le documentaire de Daniel Roussel, ancien correspondant de l’Humanité à Hanoï se propose de rapporter au spectateur ces entrevues sous un jour inédit, leur enregistrement sonore découvert fortuitement par le journaliste dans un fond d’archive vietnamien . De banals pavillons de banlieue à Choisy-le-Roi, Gif-sur-Yvette, Saint-Nom-la-Bretèche abritèrent pas moins de 45 séances d’âpres négociations entre Le Duc Tho, désigné par Le Duan (et non par Ho Chi Minh comme mentionné dans le documentaire, le dirigeant ayant été mis de côté de l’exercice réel du pouvoir par le premier secrétaire Le Duan dès le début des années 60 (1)) et Henry Kissinger, conseiller spécial de Nixon. Bien qu’exclus de facto de ces négociations, l’étude récente des archives a démontré que les sud vietnamiens ne furent pas des spectateurs passifs de ces joutes diplomatiques infléchissant le timing et le contenu de l’accord diplomatique de paix entrevu par les négociateurs.

Et c’est sans doute une des limites qu’on pourrait trouver au documentaire, celle de ne pas avoir suffisamment confronté son recueil de témoignages à la littérature historique dernièrement publiée : depuis le début des années 2000, à la faveur de l’ouverture des archives de la République du Vietnam (RVN,Sud Vietnam) et dans une moindre mesure de celles de RDV, la connaissance sur les parties vietnamiennes du conflit a beaucoup progressé. Un nombre important de poncifs  ,que ce soit sur les nord ou sud vietnamiens, véhiculés dans les Histoires officielles ou communément acceptés en Occident sont désormais remis en cause.

Le documentaire n’ayant vraisemblablement pas intégré les derniers progrès de la recherche historique affiche sur certains de ses aspects un manque de recul manifeste par rapport aux faits qu’il énonce. De plus le reportage s’avère porteur d’une interprétation engagée de la guerre du Vietnam qui est sans doute discutable sur certains points.

Le parti-pris du réalisateur sur la signification du conflit vietnamien

Daniel Roussel présente ainsi le conflit avant tout comme une guerre de résistance réunissant le peuple vietnamien dans sa majorité dans une lutte contre la première puissance mondiale.Dans une lettre publiée sur le forum de discussion créé par la production du film(0), le réalisateur précise son opinion :

« Nier la volonté majoritaire de chasser les américains et de réunifier le pays relève du révisionnisme comme ceux qui encore aujourd’hui en France disent que Pétain n’était pas un traite à sa patrie, que sa collaboration avec Hitler était un bien pour le peuple français, en somme un brave pépère. »

Ce constat catégorique est problématique dans la mesure où il est contraire à la réalité du champ bataille décrite par les nord vietnamiens eux mêmes.

Dans un câble du 1er secrétaire Le Duan écrit le 13 août 1972 au moment où l’offensive de Pâques commence à tourner au revers militaire pour l’Armée Populaire du Vietnam, le dirigeant de la RDV déplore

« Bien que l’offensive militaire progresse bien, les masses ne se sont pas encore levées en nombre. Aujourd’hui la situation dans les campagnes diffère largement de celle prévalant lors de l’offensive du Têt… Après des années de pacification, l’objectif de l’ennemi est de subjuguer les masses et les forcer au service militaire…. Approximativement 70-80% des familles ont un membre conscrit [dans l’armée sud-vietnamienne]»

Le fait est que le soulèvement massif de la population sud vietnamienne contre l’administration de la RVN escompté par le politburo vietnamien non seulement en 1972 mais aussi pour chacune des grandes offensives nord vietnamiennes du Têt de 68 ou de 1975 n’eût jamais eu lieu. Cette réalité révèle une limite claire de la popularité des vietnamiens communistes au sud vietnam. Et si les américains et le gouvernement du sud-vietnam rencontrèrent eux aussi d’importantes difficultés en la matière, selon l’historienne Lien Hang Nguyen les nord vietnamiens ne réussirent jamais à remporter la bataille des cœurs et des esprits en RVN.(2)

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Soldats Nord et Sud vietnamiens fraternisant à Quang Tri, 1973

Dans le contexte des accords de Paris, ignorer les revers du Front National de Libération (FNL,communément appelé Viet Công) dans les campagnes et l’échec final de l’offensive de 1972 , c’est se priver d’un des facteurs clés de compréhension expliquant la précarité de la situation militaire nord vietnamienne, raison principale qui conduisit Hanoi à se lancer dans des négociations de paix.

Le réalisateur ne semble pas reconnaître ou minimise la dimension fratricide du conflit qui prit pourtant aussi pour les vietnamiens la forme d’une violente guerre civile . Quant au caractère libératoire du combat nord-vietnamien, il devrait être aussi apprécié par rapport à la nature des états opposés. Si la  RVN ne put construire  selon  l’ambassadeur Bui Diem qu’une demi démocratie marquée par l’autoritarisme,  les libertés individuelles y étaient pourtant bien plus assurées qu’au Nord Vietnam où régnait un Etat policier parfaitement totalitaire.(1)  Ne prenant pas en compte ces  dimensions du contexte vietnamien, Daniel Roussel se conforme au discours officiel historique de l’État Vietnamien.

Un documentaire sans recul sur la position nord-vietnamienne

La position du réalisateur étant donc alignée peu ou prou avec celle affichée par la délégation nord vietnamienne, Daniel Roussel ne remet pas en perspective la déclaration de cette dernière lorsque ses diplomates avancent que le conflit vietnamien fut « une guerre de libération et non pas une guerre mondiale, [menée] avec le concours matériel sino-soviétique sans la participation de troupes étrangères. »

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North Korean Pilots in North Vietnam in 1968. Image source Tuổi Trẻ

Là encore un recul critique aurait été souhaité car il est documenté sans ambiguïté que le Nord Vietnam reçu sur son sol un nombre important de troupes étrangères venues l’épauler dans la défense de son territoire. Plus de 320000 soldats chinois transitèrent en RDV(3). Pas moins de 16 divisions de l’Armée Populaire de La Libération de la Chine (APL) vinrent soutenir la défense anti aérienne nord vietnamienne. Combattant dans près de 2154 batailles elles furent responsables de la destruction de près de 1707 aéronefs américains en endommageant près de 1608 autres.(4) Près d’un millier de soldats de l’APL perdirent la vie (5) au Vietnam, des milliers d’autres furent blessés. Le ciel nord vietnamien vit même des pilotes nord coréens abattre un certain nombre d’appareils américains.(6) Et plus de 3000 conseillers soviétiques, qui officiellement n’étaient pas censés se trouver en RDV, vinrent épauler les Nord Vietnamiens.

On peut aussi regretter que Daniel Roussel n’ait pas pris plus de distance avec la fiction que fut la création du Gouvernement Revolutionnaire Provisoire (GRP), orchestrée officieusement par Hanoi pour renforcer l’apparence d’autonomie du FNL : sa représentante à Paris,Mme Binh a admis après guerre que le pouvoir réel de décision du FNL aux négociations était en fait entièrement dévolu aux diplomates de Nord-vietnamiens Lê Duc Tho et Xuan Huy.(1)

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La reprise dans le reportage de ce que fut finalement une remarquable opération de guerre psychologique de la part de Hanoi, le bombardement du soubassement des digues nord vietnamienne lors de l’opération Linebacker est aussi très problématique. Si selon une estimation du NSC, environ 11 digues situées près d’objectifs militaires furent bien endommagées par les bombes américaines, selon le maire de Hanoi les grands dommages observés en 1972 sur le système d’irrigation furent en majorité le fait d’inondations consécutives aux pluies exceptionnelles de la mousson de 1971. Ainsi d’après l’historien Pierre Asselin (11) :

« La bronca à propos du bombardement des digues avaient pour conséquent peu de fondements. Elle eût pour autant un effet psychologique considérable. Les activistes anti guerre prirent pour argent comptant les accusations de Hanoi et réagirent considérablement, erodant la crédibilité de Nixon au pays et affaiblissant la liberté d’action de ses envoyés à Paris »

Un effet psychologique qui semble perdurer plus de 40 ans après les faits.

Un portrait incomplet de la position sud-vietnamienne

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Sur la description des participants sud vietnamiens aux négociations, on aurait aussi aimé que le réalisateur approfondisse sa réflexion. Daniel Roussel reprend à son compte la description classique -et délégitimante quand elle est évoquée par les détracteurs de la RVN- d’un Sud Vietnam complètement dépendant de l’aide américaine. Si la dépendance de la RVN auprès de son allié États-uniens était bien évidemment réelle et profonde complétée par une présence massive de troupes étrangères sur son sol, le réalisateur omet toutefois de mentionner que le Nord Vietnam fut aussi très tributaire de ses soutiens du bloc de l’Est. Durant le conflit, Moscou fit don d’un montant entre 3.6 milliards à 8 milliards de dollars (7) d’aide au Nord Vietnam tandis que Pekin versa pour sa part près de 20 milliards de dollars de subsides (8). Un montant comparable voire supérieur à l’aide économique et militaire versée au Sud-Vietnam par l’Amérique qui s’éleva à 25 milliards de dollars(9). De fait, le Nord Vietnam n’échappa à la famine que grâce à l’aide alimentaire des ses alliés russes et chinois qui contribuèrent jusqu’à 60% du budget de la RDV en 1968.(10)

A la vision du reportage, la partie sud-vietnamienne apparaît comme une victime passive des négociations, les atermoiements du dirigeant de la RVN, Nguyen Van Thieu face aux négociations pouvant être interprétés comme une manœuvre intéressée pour sa propre survie politique et ses intérêts personnels.

En réalité,bien qu’absente des pourparlers secrets, la RVN y fit sentir sa présence auprès de Kissinger par un engagement accru de son corps diplomatique prêt à engager des protestations officielles et dénoncer publiquement tout accord si le conseiller devait trahir les intérêts du Sud-Vietnam. (1)La diplomatie sud-vietnamienne mena alors sa propre offensive contre les mesures qu’elle considérait comme menaçante pour la survie de la RVN.

C’est ainsi que sur la question du retrait des troupes nord-vietnamiennes du Sud-Vietnam qui est bien évoquée dans le documentaire,Nguyen Phu Duc l’assistant de Thieu mit au défi Nixon de réaliser un accord bilatéral avec Hanoi plutôt qu’accéder aux demandes américaines : « Si le Nord Vietnam dans le prochain tour de négociation reste intransigeant, alors le Président Thieu préférerait que les Etats Unis explorent une conclusion bilatérale de leur participation dans le conflit directement avec Hanoi et laisse Saigon continuer la lutte » déclara Duc. De fait Thieu avait déclaré à Duc ‘‘Il serait préférable de mourir maintenant plutôt que petit à petit.’’ Bien que Duc reconnut qu’une telle mesure serait préjudiciable à Saigon elle était préférable à une reddition à Hanoi.

Selon l’historien Pierre Asselin, cette défiance révèle l’étendue de l’engagement du gouvernement de la République du Vietnam pour la survie de sa nation :

«  Si le gouvernement de Saigon n’avait été qu’une dictature concernée exclusivement par les intérêts de ses dirigeants, il se serait soumis aux demandes de Washington pour assure le maintien du flot de l’aide américaine. Cependant, il osa défier Washington de réaliser un deal séparé au détriment des chances de survie du gouvernement du Vietnam.
Bien qu’en définitive le gouvernement du Vietnam allait renoncer à cette position, le fait qu’il ait tenu celle -ci aussi fermement et longtemps est une preuve supplémentaire que les dirigeants de Saigon n’étaient pas les simples marionnettes du gouvernement américai
n.» (11).

De telles manifestations d’indépendance altérèrent significativement le cours des négociations et tourmentèrent le président américain qui déploya des efforts considérables pour tenter de recueillir l’assentiment des sud-vietnamiens.

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Si le réalisateur n’a pu proposer qu’une vision assez limitée du versant sud-vietnamien de ces négociations -excepté une intéressante intervention de l’ambassadeur Bui Diem- c’est sans doute dû aux difficultés qu’il a rencontrées pour recueillir des témoins du gouvernement de la RVN. Un manquement regrettable.

Une interprétation contestable des bombardements de Noël 72

La duplicité affichée par Kissinger souhaitant un joyeux noël à son adversaire Lê Duc Tho sur le départ pour consultation à Hanoï, au moment même où le conseiller s’apprête à relancer les bombardements sur le Nord-Vietnam constitue le moment fort du documentaire.

Pourtant si la réputation de cynisme du conseiller américain n’est sans doute pas galvaudée, la lecture que Daniel Roussel fait des événements menant aux bombardements décembre est sujette à discussion. Pour le réalisateur, les bombardements américains apparaissent comme une mauvaise surprise pour les nord-vietnamiens qui étaient sur le point de conclure un accord final dont le seul obstacle avant sa conclusion était un point de détail du statut de la DMZ. La reprise des hostilités est alors présentée comme une tentative cynique d’intimidation de dernière minute par les diplomates américains dans l’objectif de renégocier un accord contraire à leurs intérêts.

Une telle interprétation est polémique dans la mesure où elle ne tient pas compte des enjeux qui formèrent le cadre de négociations.

La variable temporelle notamment incarna le talon d’Achille de la diplomatie américaine. Durant la durée des pourparlers, Nixon dut négocier sous la menace se rapprochant inexorablement d’un vote contraire à sa politique d’un Congrès américain de plus en plus pacifiste. Pour le président, il s’agissait de trouver à tout prix un accord avec les nord-vietnamiens avant le mois de janvier 1973, date à laquelle le Congrès s’apprêtait pensait-il à suspendre définitivement le financement des dépenses militaires américaines au Vietnam. (13)

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Une faiblesse que les négociateurs nord-vietnamiens entreprirent d’exploiter lorsque Kissinger formula une proposition inacceptable à leurs yeux à propos de la DMZ. En voulant faire de la zone démilitarisée une frontière politique qui empêcherait de facto le ravitaillement des troupes nordistes au sud-vietnam Kissinger menaçait la survie même de la Révolution. Dès lors le politburo décida de jouer la montre « signer maintenant ou plus tard, le moment n’est plus un problème » (1) Le pari fut fait d’attendre la réunion prochaine du Congrès en Janvier dont on attendait qu’il force Nixon à conclure le conflit en des termes plus favorables pour le Nord Vietnam. Les négociations furent alors bloquées pour finir par être totalement rompues pour une durée indéterminée, les nord vietnamiens refusant de fixer une reprise des pourparlers.

En retour Nixon, choisit l’option militaire pour forcer les nord vietnamiens à revenir à la table des négociations. Il charge le 15 décembre George Guay, l’attaché américain de remettre un ultimatum les intimant d’accepter l’accord tel qu’il est et de reprendre les pourparlers le 26 décembre sous peine de subir un bombardement intensif. Les Nord-vietnamiens ne répondent pas et prétendront avoir reçu l’ultimatum après la première vague de bombardements.(11)

Car contrairement à ce que semble affirmer le documentaire, les nord-vietnamiens avaient bien anticipé la possibilité d’une reprise des bombardements américains en réaction à leur retrait des négociations : Les défenses autour de Hanoi et Haiphong furent renforcées en prévision de nouvelles attaques aériennes et lorsque les premières vagues de B52 arrivèrent le 18 décembre près de 200000 habitants avaient déjà été évacués.

09 Jan 1973, Bach-Mai Hospital, Hanoi, North Vietnam --- Funeral services are held at Bach-Mai Hospital in Hanoi, North Vietnam for the hospital staff killed by US B-52 bombing runs on December 19-20, 1972. An anti-Nixon poster is displayed near the wreckage. --- Image by © Bettmann/CORBIS
09 Jan 1973, Bach-Mai Hospital, Hanoi, North Vietnam — Funeral services are held at Bach-Mai Hospital in Hanoi, North Vietnam for the hospital staff killed by US B-52 bombing runs on December 19-20, 1972. An anti-Nixon poster is displayed near the wreckage. — Image by © Bettmann/CORBIS

C’est pourquoi l’affirmation de l’auteur prétendant que l’opération LineBacker II « fera des milliers de morts et de blessés parmi les civils » doit être mise en perspective. Si parmi les dommages collatéraux, l’hôpital de Bach-Mai fut touché, aucune zone résidentielle ne fut visée intentionnellement (11). Le souvenir terrible des bombardements est un traumatisme encore aujourd’hui vivant pour les Hanoïens qui les ont vécus. Mais cette tragédie n’atteignit pas celles de la magnitude des opérations aériennes de la seconde guerre mondiale. Le bombardement de Tokyo par exemple fit entre 75000 et 200000 morts en 1945 alors que le nombre exact nombre de morts civils s’éleva à 1,318 civils à Hanoi et 305 à Haiphong durant les bombardements de Noël en 1972. Ainsi que l’explique l’historien Pierre Asselin : « Bien que les destructions physiques fussent massives, les bombardements causèrent de manière surprenante peu de pertes civiles. Malgré les déclarations de Hanoi il n’y eût pas « d’escalades génocidaires à un niveau jamais vu » (11)

Plus encore, la déclaration faite du réalisateur que durant les bombardements « il tombera en 12 jours l’équivalent de toutes les bombes tombées sur le nord-vietnam depuis 10 ans. » est totalement erronée : le tonnage déversé lors de Linebacker II s’est élevé à près 20,370 tonnes (11) alors que celui employé durant l’opération Rolling Thunder (1965-1968) fut de 643,000 tonnes soit 31 fois plus(12).

Le documentaire se conclut sur le bilan de ces négociations : américains comme nord-vietnamiens prétendent avoir remporté une victoire mais le réalisateur penche fortement pour les seconds.

La définition même de la notion de victoire pour le Vietnam est sujette à controverse parmi les belligérants comme parmi les historiens. Certains historiens avancent que Linebacker II fut un échec américain et que l’accord signé en janvier ne fut que cosmétiquement retouché, une thèse que reprend à son compte le réalisateur.

Il ne fait pas de doute que Kissinger quand il annonce que l’Amérique a remporté la guerre se trompe, le fait que les hostilités reprendront à peine l’encre séchée de l’accord constitue une claire contradiction de cette affirmation.

Pour autant, les derniers travaux de recherches sur les négociations de Paris révèlent un constat plus nuancé. Sur le plan militaire, les bombardements de Noël eurent un effet dévastateur, Le premier secrétaire Le Duan lui même admettant que ces derniers anéantirent complètement les fondations économiques de la DRV. L’objectif nord-vietnamien de signer un accord sans subir de dommages supplémentaires est alors un échec, la RVN obtenant un sursis pour sa survie supplémentaire de deux ans.(1)

Le fait que les négociateurs de la DRV aient accédé à la demande américaine de reprise des négociations, avant l’échéance de la réunion du Congrès en janvier est bien symptomatique de l’urgence nord-vietnamienne de désescalader la guerre. Les bombardements ont bien forcé les nord-vietnamiens à revenir à la table des négociations contrairement à ce que les diplomates de la RDV avancent dans le documentaire.(13)

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Infiltration des troupes nord vietnamienne à travers la DMZ. Contrairement à ce qu’avance le documentaire, l’armée nord vietnamienne franchissait la ligne de démarcation bien avant l’offensive de 1972.

Sur le plan de l’accord, les nouvelles dispositions inscrites en janvier sur le statut de la DMZ menacent théoriquement le ravitaillement et la rotation des armées nord-vietnamiennes en RVN, une concession parmi les plus importantes faites dans le cadre des négociations selon l’historien Pierre Asselin (11). En outre, un levier si réduit soit-il est accordé aux sud-vietnamiens sur le retrait des troupes nord-vietnamiennes par la liaison du départ de ces dernières à la libération des prisonniers politiques et est reconnu à l’amérique le droit de laisser ses conseillers au sud-vietnam, une autre concession majeure.(13)

Néanmoins sur le long terme, le traité de paix en assurant le retrait définitif des forces armées américaines construisit les fondements d’une victoire des nord-vietnamiens en 1975, ainsi que l’explique  une lettre envoyée du premier secrétaire Lê Duan à  Pham Hung membre du comité central le 10/10/1974   décrivant les motifs véritables qui avaient conduit les nord vietnamiens à signer les Accords de Paris (14).

« Quelle était notre intention stratégique quand nous avions signé les Accords de Paris ?

Pour nous l’importance des Accords de Paris ne résidait pas dans l’acceptation qu’il y ait deux administrations, deux armées, et de zone de contrôles, ou la formation d’un futur gouvernement tripartite. [soit le volet politique des accords qui devait fonder les bases d’une paix pérenne] mais essentiellement le fait que les troupes américaines aient été retirées tandis que nos forces pouvaient rester, que le corridor Nord-Sud restait ouvert que l’arrière était fermement lié au Front, et que notre ordre de bataille offensif restait imposant.

… Notre tâche principale et de renverser le gouvernement fantoche, et en terme concret de renverser la clique de Nguyen Van Thieu qui représente les intérêts de la classe féodale, des compradores , des bureaucrates et des militaristes.
[…] à partir de maintenant, nous devons nous préparer avec un sens d’urgence, pour créer la meilleure base matérielle pour une puissante et rapide offensive et remporter une victoire fulgurante et complète dans les années 1975 et 197
6. »

Une paix durable n’ayant jamais été un objectif partagé par les belligérants, de fait seule la tenue des engagements de Nixon de faire respecter par la force toute violation des Accords de Paris auraient pu faire fonctionner ces derniers. Mais les conditions d’une telle intervention ne furent plus jamais réunies : l’opprobre internationale et de l’opinion domestique américaine vis à vis des bombardements de Noël 72 contribuèrent à dresser un obstacle politique insurmontable envers tout retour de l’Amérique au Vietnam. Le scandale du Watergate déstabilisa définitivement l’administration américaine qui ne put se mobiliser pour se réengager dans le conflit lors de l’offensive finale nord-vietnamienne du printemps de 1975.

Conclusion

Le travail de Daniel Roussel a plusieurs mérites. D’abord celui d’avoir produit un documentaire intéressant sur le sujet pourtant très aride et technique des Accords de Paris. Il n’était pas donné de captiver le téléspectateur sur un tel sujet et le pari est gagné. La réalisation est soignée, agrémentée des illustrations de Marcelino Truong qui donnent vie au propos du documentaire. Le travail archivistique basé sur les enregistrements sonores de ces négociations révèle avec un nouveau relief l’extrême tension des pourparlers et les interviews des belligérants -bien qu’on aurait aimé que la partie sud-vietnamienne ait été plus développée- permettent de se faire une première idée des enjeux portés par les différentes parties.

Sur le fond, la démarche du réalisateur est plus contestable. Daniel Roussel a produit sous l’apparence d’un ton plutôt neutre, un documentaire engagé en ligne globalement avec la position du PCF sur le sujet de la guerre du Vietnam. C’est son droit le plus élémentaire de journaliste. On pourrait ajouter que depuis le début de son existence l’historiographie sur le Vietnam a toujours divisé les historiens en deux camps pour simplifier de gauche et de droite, et la connaissance sur le conflit vietnamien s’est enrichie de ces oppositions.

Le problème du documentaire ne se situe pas sur l’opinion qui est soutenue mais dans la teneur des arguments présentés. En recyclant sans mise à jour les mythes véhiculés dans les discours pacifistes ou d’Etat, Daniel Roussel présente une lecture datée de l’Histoire discutable sur certains points, carrément erronée sur d’autres. C’est dommageable, car le militantisme quand il est porté sans esprit critique est l’ennemi du travail de Mémoire.

Sources:

(0) Guerre du Vietnam, au cœur des négociations secrètes, Forum de discussion officiel

 (1)Hanoi’s War: An International History of the War for Peace in Vietnam. Dr Lien-Hang Nguyen,University of Kentucky

(2)Hanoi’s War: An International History of the War for Peace in Vietnam, speech Strauss Center 27/11/2012

(3)Vietnam WarVietnam, the Third Indochina War and the Meltdown of Asian Internationalism Christopher E. Goscha

(4)China’s Involvement in the Vietnam War, 1964-69 Author(s): Chen Jian

(5) Eugene Register-Guard – 30 juil. 1979

(6) North Korean Pilots in the Skies over Vietnam

(7)Soviet Aid to North Vietnam

(8)Voices from the Vietnam War: Stories from American, Asian, and Russian Veterans 

(9)How Much Did The Vietnam War Cost?

(10)Soviet Biscuit Factories and Chinese Financial Grants: North Vietnam’s Economic Diplomacy in 1967 and 1968 HARISH C. MEHTA

(11)A Bitter PeaceWashington, Hanoi, and the Making of the Paris Agreement Pierre asselin 

(12)Strategic Bombing: Vietnam War

(13) Revisionism Triumphant: Hanoi’s Diplomatic Strategy in the Nixon EraPierre Asselin

(14) A Vietnam War Reader: A Documentary History from American and Vietnamese Perspectives Michael Hunt

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