Les éditions du Pacifique ont fait rééditer Malaisie de Henri Fauconnier, avec des gravures de Charles Fauconnier et les notes prises par l’auteur pour un deuxième tome, jamais achevé. Le livre, initialement publié en 1930 aux éditions Stock, avait été couronné par le prix Goncourt l’année de sa parution. Henri Fauconnier [1879-1973] avait été planteur en Malaisie où il s’était installé à partir de 1905 et avait fait fortune. Soldat pendant la Première Guerre Mondiale en France, il était retourné dans ce pays pour écrire ce texte, inspiré de sa vie, qui fut son chef d’œuvre et son unique roman publié.
Lescale avait rencontré Rolain dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. Entre deux assauts, dans le silence trop évident après l’éclat des obus, celui-ci lui avait parlé de la Malaisie. Lescale y débarque au début des années 1920, avec pour but de retrouver cet ancien compagnon d’infortune qui n’a répondu à aucune de ses nombreuses lettres. Trois ans déjà ont passé et toujours aucun signe de vie. Rolain serait-il mort ? Perdu dans les jungles de ce pays ? Lescale s’est fait embaucher comme chef d’une plantation d’hévéas chez Potter, colon anglais dévoyé qui a le coup de trique facile envers les coolies. Puis, un jour, au Club des Planteurs, voici Rolain qui réapparaît. Lescale se précipite à sa rencontre. Et bientôt, le suivra dans la jungle pour qu’il lui fasse découvrir l’âme de ce pays.
« Malaisie » de Henri Fauconnier est un livre au souffle surprenant. Adoubé par la critique de l’époque [les citations de Georges Bernanos et Maurice Maeterlinck sur la quatrième de couverture en attestent], c’est une fiction qui appartient à son époque : celle des empires coloniaux et du romantisme de la « conquête » du monde, jusqu’à en perdre la raison. En ce sens, le duo de personnages mis en scène par l’auteur – le jeune qui a encore tant à découvrir et le vieux qui en a trop vu -, rappelle le motif déjà proposé par Joseph Conrad. Lescale et Rolain sont, dans une certaine mesure, un Marlow et un Kurtz, devenus Français et transposés sous d’autres latitudes. Dans leur bungalow, à la contemplation des rangées infinies de ces arbres qui saignent, il y a quelque chose qui fait le siège de leur âme, comme l’horreur qui se cache à la remontée du fleuve Congo dans Au Cœur des Ténèbres.
Le style est travaillé et certaines pages sont d’un lyrisme puissant. Ainsi, l’on remonte ici aussi un fleuve en barque, au milieu du livre (pp. 112-113) : « Je voudrais ignorer quel est ce fleuve. Jadis je disais un Orénoque, un Irrawaddy. Maintenant, la résonance merveilleuses de ces noms me semble factice. Il me faut un fleuve sans nom, dans un pays sans limites. […] Je ne me lasse pas de regarder dans une hébétude heureuse les courants qui s’étirent, les remous de la surface, les petits tourbillons hallucinants. Notre barque flotte, entraînée avec d’étranges débris de la jungle dans un grand mouvement uniforme. Le soleil tourne autour de nous. Les rives s’en vont doucement, toujours nouvelles et toujours pareilles. Dans les courbes on s’en rapproche pour suivre le cours le plus rapide des eaux. Alors une voûte de forêt vierge déborde sur le ciel avec ses lianes retombantes où pendent de gros fruits rouges. Des singes surpris nous regardent passer sans bouger, puis un émoi soudain les disperse dans les branches. Un martin-pêcheur d’un bleu électrique rase la berge obscure. »
Fauconnier soigne ses effets et fait passer le André Malraux de La Voie Royale pour un amateur. Il ne se contente pas, contrairement à beaucoup de romanciers de son époque, d’un exotisme à peu de frais, avec quelques éléments de décor pour faire voyager son lecteur. Non, il tente de retranscrire la manière dont l’âme de la Malaisie [c’est d’ailleurs le titre de la version anglaise, The Soul of Malaya] opère sur les deux aventuriers. Ils enlèvent le casque colonial et se baignent nus dans une mer turquoise. Soudain, leurs corps paraissent fragiles. Sous les tropiques, c’est du poids de la civilisation occidentale dont on se déleste. On glisse alors délicieusement vers une folie meurtrière qui, dans cette région-là du monde, s’appelle Amok et que Stefan Zweig avait lui aussi décrite.
Un autre intérêt du texte réside dans sa dimension documentaire, voire ethnographique. Bien sûr, l’histoire se déroule dans le contexte colonial, la Malaisie étant une colonie britannique depuis la fin du XIXème siècle. Il y a une violence et une domination dans la relation entre les Européens et les indigènes (qui ne sont pas tous malais, mais aussi tamils et chinois) qu’une lecture dans la veine des études postcoloniales ne manquerait pas de souligner. Contrairement à Pierre Boulle dans son Sacrilège Malais, livre plus tardif, l’auteur ne dénonce pas le système des plantations. Néanmoins Lescale, son personnage principal, qui n’était pas en reste au début du livre, oublie peu à peu ses préjugés pour s’intéresser à la culture des hommes et des femmes qu’il côtoie désormais. Il commence à comprendre la langue et ses métaphores. Et Fauconnier de traduire (magnifiquement) les pantouns, cette poésie orale, ces proverbes en image, si importants dans la culture populaire de tous les pays de langue malaise (Malaisie, Singapour, Indonésie, Brunei).
Une scène d’exorcisme à couper le souffle, et voilà que le drame est noué. Dans toute l’Asie, les esprits rôdent. Ils s’emparent sans prévenir de l’âme des vivants. Lescale et Rolain n’en sortiront pas indemnes. Tout comme le lecteur, qui reste captivé, longtemps après avoir refermé le livre, par la vision du royaume qu’avait su bâtir Henri Fauconnier.
Malaisie, de Henri Fauconnier. Les éditions du Pacifique, Paris, 2017, 262 pages.