Il y a quatre-vingt-dix ans, le 18 septembre 1931, à 22 heures 20 précises, explosait la première bombe de la Seconde guerre mondiale. Le lieu : Moukden, une ville de Mandchourie aujourd’hui appelée Shenyang. Cette bombe détonne sous une voie de chemin de fer gérée par une société japonaise. Les instigateurs de cet attentat sont une poignée d’officiers de l’Armée impériale japonaise.
L’événement peut sembler insignifiant. Seul un mètre de rail est arraché et l’express que les conjurés espéraient faire dérailler passe quelques les minutes plus tard sans encombre. Dans les minutes qui suivent, les Japonais ouvrent le feu sur la caserne chinoise située à quelques centaines de mètres.
L’invasion de la Mandchourie vient de commencer. Les villes situées le long de la voie ferrée tombent en vingt-quatre heures. Des renforts japonais basés en Corée franchissent la frontière. La conquête de la Mandchourie s’achève en trois mois au terme d’une blitzkrieg foudroyante associant trains blindés, aviation et qui reste un modèle du genre.
En mars 1932, l’Armée japonaise proclame la sécession de la Mandchourie. L’État dit « indépendant » du Mandchoukouo est créé. Le dernier empereur de Chine, Henry Pu Yi est placé à sa tête.
Le conflit qui va englober l’Europe et s’étendre au Pacifique a effacé des mémoires cette agression. Cependant les contemporains ont conscience la gravité du moment. Ils savent que le rêve pacifiste né dans les tranchées de 1918 de renoncer à jamais à la guerre et qu’incarne la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, comme moyen de régler les différends entre nations, est caduc. Ils pressentent que le monde entre dans une nouvelle phase annonciatrice de tragédies.
A telle enseigne qu’Hergé met cet attentat au cœur de l’intrigue de Tintin et le Lotus bleu. Le dessinateur reproduit quasiment à l’identique les discours des diplomates japonais bellicistes et les grandes étapes de cette invasion. Il se contente seulement de déplacer l’attentat dans les environs de Nankin.
Succès tactique, échec stratégique
Le succès tactique est indéniable. En trois mois, avec des pertes minimales – environ deux mille morts – le Japon conquiert un territoire cinq fois supérieur à la superficie de l’archipel.
Ce succès est, en revanche, d’emblée une impasse stratégique dans laquelle se condamne le Japon. Les objectifs poursuivis se retournent contre eux-mêmes. Par entêtement, refusant de reconnaître s’être mis dans une impasse, persuadés qu’en étendant le conflit ils s’en sortiront, les militaires japonais se condamnent à une fuite en avant suicidaire qui mène au raid contre Pearl arbour en 1941 et à leur écrasement en 1945.
Les intentions des conjurés sont connues. Cerveau de l’attentat de Moukden et planificateur de la conquête de la Mandchourie, Ishiwara Kanji, alors lieutenant-colonel, a laissé d’abondants écrits, journal intime, essais. C’est une mine d’or pour l’historien car ils éclairent son cheminement et permettent de dresser le portrait idéologique d’un militaire japonais de cette époque.
Son objectif géopolitique est de constituer l’empire sur le continent qui obsède le Japon depuis Meiji et avait déjà conduit à la guerre russo-japonaise en 1904. D’abord pour rivaliser avec les grandes puissances impérialistes de l’époque (Royaume Uni, France, etc.).
D’autre part, l’archipel manque de profondeur stratégique, la Mandchourie doit lui assurer l’espace vital dont il a besoin. Ensuite, le sous-sol de la Mandchourie regorge de matières premières qui font défaut au Japon (charbon, pétrole, etc., et soja dont cette région est le premier producteur mondial).
Politiquement, le coup de force vise à provoquer une crise internationale. Isolé, le Japon pourra ainsi dénoncer les traités de désarmement qui limite sa puissance militaire. Le Japon nie être l’instigateur de l’attentat, au contraire il se présente en victime d’éléments hostiles. Ishiwara organise une opération de désinformation et de propagande qui s’avère remarquablement efficace au Japon. Les condamnations internationales incitent, ainsi que prévu, l’opinion à se rallier autour de l’armée par réflexe patriotique. Ce basculement met un terme à la parenthèse de libéralisation politique que connaît Tokyo depuis l’avènement de l’empereur Taishô en 1912 (introduction du suffrage universel, renforcement du parlement, légalisation des syndicats et des partis de la gauche modérée, etc.). La porte est ouverte à la militarisation du pays, à son réarmement massif en vue de la mission ultime que se donne l’Armée japonaise : vaincre militairement les États-Unis, considérés comme l’ennemi numéro un. Voici résumé le raisonnement d’Ishiwara en septembre 1931.
Ce programme inspiré d’une lecture erronée de la défaite allemande de 1918 – l’Allemagne ne se serait pas assez militarisée – est clairement dans la lignée du fascisme, bien qu’Ishiwara habille son programme d’un fondamentalisme bouddhiste martial – assez voisin de la doctrine des juntes successives qui dirigent la Birmanie depuis un demi-siècle – et du culte de l’Empereur exalté par la droite japonaise. Il y mêle une justification pan-asiatique. Comme la majorité des officiers japonais, il revendique combattre non pas en vue de conquêtes territoriales mais pour libérer l’Asie colonisée par les Occidentaux.
La marche vers la guerre
Une partie de ce programme se réalise très vite. La victoire militaire en Mandchourie donne à l’Armée impériale la suprématie politique. Plus aucune force civile n’est en mesure contrecarrer ses plans. En 1933, le Japon quitte la Société des Nations et Pu Yi est proclamé empereur du Mandchoukouo.
Le Mandchoukouo connaît une expansion industrielle spectaculaire et se transforme en arsenal. En 1936, un coup d’Etat militaire raté à Tokyo sert de prétexte pour renforcer d’avantage la suprématie de l’Armée impériale sur la vie politique. En 1937, le Japon se lance dans la conquête de la Chine.
Une des causes profondes de cette dérive vers le désastre de 1945 est la culture d’insubordination et de révolte contre le pouvoir civil qui mine le corps des officiers japonais à l’origine de l’attentat du 18 septembre 1931. Si Ishiwara a pu ourdir la machination de Moukden et réussir impunément cet attentat qui est un véritable coup d’Eat politique, c’est qu’il est soutenu activement ou tacitement par l’immense majorité des officiers.
Or comme Ishiwara lui-même en fera les frais dès 1935, il trouve rapidement plus radical que lui. En juillet 1937, devenu général chargé des opérations à l’État-Major central de Tokyo, il est pris de court par l’«Incident du pont Marco Polo» en juillet 1937 et la ruée de l’Armée impériale à travers la Chine qui s’en suit. Conscient que l’armée japonais s’engage dans un bourbier, il tente vainement d’obtenir un cessez-le-feu. Mais la situation dégénère. Galvanisés par leurs premières victoires face à l’armée chinoise, les commandants sur le front ne peuvent plus être freinés.
Adulé pour son coup en 1931, déconsidéré pour ses tentatives de désescalade pendant l’été 1937, il est mis sur la touche en 1938 et à la retraite d’office en 1940. C’est en tant que civil qu’il apprend le raid du 7 décembre 1941 contre Pearl Harbour et désormais sans illusion, il prédit que son pays sera défait.
Si la descente du Japon dans la guerre, entraînant avec lui toute l’Asie, paraît rectiligne ce n’est pas parce qu’elle suit un plan mûrement pesé. Elle est le fait de militaires lancés dans une course à qui sera le plus audacieux et qui veulent émuler la réussite de Moukden. L’attentat du 18 septembre 1931 deviendra un modèle à répéter. Le haut commandement ensuite entérine ces provocations afin que l’Armée impériale ne se fracture pas. S’ajoute la rivalité entre armée et marine, cette dernière se lance dans la course à la guerre en visant le Sud-est asiatique pour ne pas être distancées.
Cinq jours après Pearl Harbour, Hitler, allié du Japon, déclare la guerre aux États-Unis. La guerre commencée à Moukden en 1931 devient véritablement mondiale.
En ce sens, l’attentat du 18 septembre 1931, insignifiant dans les faits – un peu d’explosif sous un rail – est pourtant un virage de l’Histoire. Sans ce complot, la face de l’Asie ne serait assurément pas la même.
« Ce succès est, en revanche, d’emblée une impasse stratégique dans laquelle se condamne le Japon. »
Pourriez vous expliquer en quoi c’était une impasse stratégique ?
La Chine ne pouvait accepter de perdre ses provinces du Nord-Est (la Mandchourie), en conséquence les puissances et d’abord les Etats-Unis en fonction de leur politique de la « Porte ouverte » la soutenaient sur cette question isolant le Japon. Le Japon était condamné soit à se retirer – ce qui était impossible pour l’Armée impériale – soit à se lancer dans une fuite en avant. C’est cette dernière voie qu’a choisi l’Armée impériale et on connait la conclusion: la défaite totale de 1945.
Merci pour ces precisions.
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