Dans son premier roman, De rage et de lumière, Jeanne Pham Tran entremêle le portrait de deux personnes qui l’ont profondément marquée, Jack Preger médecin des pauvres à Calcutta et sa propre mère qui se bat de toutes ses forces contre la maladie. Un livre porté par une écriture lumineuse et empathique chroniqué par Henri Copin.
La fuite et la grâce
Ce premier livre de Jeanne Pham Tran est l’évocation de deux personnes remarquables, étroitement liées à la narratrice. D’abord sa propre mère, à l’heure où elle apprend que sa vie est désormais comptée, ce qui déclenche en elle une farouche énergie à vivre. Ensuite Jack Preger, médecin des plus pauvres parmi les miséreux de Calcutta. La narratrice le découvre par hasard grâce à un film, et toutes affaires cessantes va tenter de mieux le connaître en se rendant en Inde. Ces deux personnes ont en commun d’offrir une face visible, et une autre non visible que l’auteure cherche avec obstination à découvrir, et à comprendre, plus particulièrement s’agissant du médecin, qui a vécu plusieurs destins. Et chemin faisant, c’est aussi elle-même que l’auteure rencontre en chemin. Car au-delà du récit, ce roman soulève d’intéressantes questions sur les rapports entre récit, écriture, et roman.
Combats, coup de foudre
Les histoires authentiques racontées ici sont des histoires de combats. Celui de la mère, avec ses deux ans de survie, le temps qui change de nature, l’urgence de vivre, avec ses filles. Ceux des vies incroyables de Jack Preger, né en Angleterre, famille juive de petits commerçants, brillantes études à Oxford, fermier au pays de Galles, études de médecine engagées suite à une sorte d’appel mystique, rejoignant à 47 ans le Bangladesh, puis l’Inde pour soigner les déshérités au sein de sa propre ONG, à Calcutta. Ce « Don Quichotte du Bengale » de 87 ans, taiseux, refuse d’être filmé. Le découvrir dans une salle de cinéma, ressemble à un coup de foudre : un éblouissement déchirant l’obscurité, un départ.
L’auteure part donc « lui faire sortir ce qu’il avait dans le ventre… ». Un combat commence, et une rage. Il résiste, elle s’accroche. Elle pressent que sa vérité est dans ce refus, ces silences, ses échecs, ses fuites. Loin des clichés médico-misérabilistes, genre La cité de la joie (Jack inspira les auteurs) ou les Mémoires de Mère Teresa (Jack montre en quoi sa propre démarche diffère), la narratrice découvre un homme tourmenté, parfois perdu, ratant ses relations aux femmes et à ses propres enfants, allant d’échec en désastre avec ardeur toujours et auto-dérision. Il se dit « Don Quichotte, mais brassant du vent ». Un être humain, en somme, lucide avec rage. Tout comme la mère condamnée, montrant une autre rage, à vivre en jouissant du plaisir et de la beauté.
Chaos et lumière
Le roman change peu à peu de sens. Le sujet devient le chemin vers la lumière, chaotique, avec énigmes, échecs, coups de théâtre, questionnements. La narratrice se retrouve confrontée à sa propre fuite, loin de la mère, vers un héros qui refuse ce rôle et se bat aussi. « Où est la rage, où est la lumière ?» Or la lumière ouvre le livre : « Je me souviens de la lumière ». Et le clôture, lumière attirant l’oiseau, lumière intérieure de l’homme qui n’y voit plus. Au-delà des fissures de Jack Preger, au-delà de la pierre tombale de la mère cette lumière sourd des échecs et des crevasses de la vie. N’oublie pas la beauté, rappelle la mère à sa fille.
Ce récit, annoncé comme roman, avec les apparences d’un documentaire, une narratrice (de roman) qui est aussi l’auteure (réelle) d’un texte ancré dans une réalité, témoigne bien de la différence entre simple restitution et mise en écriture du réel. Les personnes deviennent des personnages. La mère, « corps gelé » en lutte, délivre ses messages de lumière et de beauté. Le médecin en Inde, « preux chevalier du XXIème siècle » refusant de jouer les héros, rayonne lui aussi. Et puis un troisième personnage, émerge page à page, tout à la fois auteure, fille, narratrice, enquêtrice, romancière… Au final, Jeanne Pham Tran signe un roman apte à éclairer la complexité du monde. Comment ce qui se donne au départ comme récit devient-il un objet littéraire ?
Écrire, tisser
En premier lieu, grâce à l’écriture lumineuse et savante de l’auteure. D’abord dans la composition, qui alterne les passages, les lieux, les époques, le vécu et le revécu, les éclairages. Autant de pièces d’un puzzle d’où surgit le « motif dans le tapis » (dont parle Henry James). Autant de tesselles minuscules des mosaïques du grand Odorico (qui joue un rôle dans ce parcours). Peu à peu, ce motif fait surgir un inconnu, toujours en retrait, comme une pièce manquante, le propre père de l’auteure, que la mère et ses enfants ont dû fuir, eux aussi. Il en est peu question, mais cette pièce ultime éclaire les fuites, de la mère, de la narratrice, à qui Jack demande : « C’est quoi votre problème avec votre père ? » La rage dans cette construction savamment alternée débouche sur la grâce.
L’autre force du roman provient de l’écriture toujours empathique envers les situations et les êtres, et toujours distanciée. Elle crée un constant va-et-vient entre le récit et l’introspection, entre la narration et la mise en doute de la narration, jusqu’au dévoilement progressif du sens caché de l’ensemble. Ce sens est dans la coexistence des contradictions. C’est à ce prix qu’une personne (réelle) devient un personnage (de roman), et une narratrice une romancière, créant cet objet capable de donner une forme sensible (pourvue de sens) à un réel qui échappe de partout. « Quels sont les liens secrets qui relient ma mère à Jack ? » demande l’auteure.
Ce sont les liens que l’écriture tisse au fil du livre tout entier. Et parmi d’autres, celui-ci, qui peut frapper, la ressemblance (irrationnelle) entre le mot sanskrit karkata, d’où vient le cancer de la mère, et le nom de la ville où Jack répand sa lumière, Calcutta (ou Kolkata). Avec ce roman, Jeanne Pham Tran donne à voir la beauté, au-delà du visible, et à affronter sa propre vérité.
Jeanne Pham Tran, De rage et de lumière, Mercure de France, 2023, 216 p.